Fatalité impériale

Y a-t-il une fatalité impériale et une malédiction de l’empire qui menacent aussi les stratégies d’expansion des entrepreneurs, avides de territoires nouveaux ?

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Poutine (Crédits : Platon, CC-BY-NC-SA 2.0)

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Fatalité impériale

Publié le 12 février 2023
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Quand on parle des entreprises et des entrepreneurs, on désigne par le mot Empire le réseau des multiples filiales et entreprises d’un chef, souvent le créateur de ce réseau, qui se trouve à la tête d’un patrimoine qui fait parler.

C’est ainsi que pour parler de LVMH et son PDG Bernard Arnault, on va dire « « l’empire du luxe de Bernard Arnault ». On dira aussi « homme d’affaires redoutable ». Mais on va aussi citer les grands empereurs des affaires comme Howard Hugues ou Henry Ford. Grâce à Orson Welles le cinéma a aussi rendu célèbre l’empire Xanadu du milliardaire Charles Foster Kane dans le film Citizen Kane. À ce niveau on ne parle plus seulement de « l’homme d’affaires » mais d’un personnage qui intervient dans la vie de la cité, tisse un réseau avec les grands de ce monde par-delà les frontières et les nations et nourrit les fantasmes des partisans de la démondialisation, dont il représente le cœur de cible.

 

L’Empire dans l’Histoire

Mais, bien sûr, l’empire, du latin Imperium, c’est d’abord un territoire ou un ensemble de territoires sous la domination d’un même chef appelé Empereur. L’empire, cela sous-entend qu’il y a eu des conquêtes, les territoires ayant été intégrés par des victoires militaires successives, l’ensemble restant sous la domination de l’État originel. L’Empire, avec la majuscule désignera le régime politique monarchique, alors que l’empire, avec la minuscule, désignera la domination territoriale.

Que ce soit pour les affaires ou les régimes politiques, les empires recèlent en eux une malédiction liée à leur instabilité : alors que l’on considèrera qu’une nation offre une unité de religion, de langue, de mœurs et de souvenirs, on dira une culture, l’Empire est par nature un ensemble construit, sans souvenir historique commun, à part, pour chacun des peuples qui le composent, d’avoir été assujettis ensemble. La malédiction c’est le risque de sécession de certains de ces peuples, de conflits entre eux, d’invasions nouvelles.

L’Histoire est pleine d’épopées de ce genre qui ont conduit à l’extinction d’empires qui paraissaient immortels. Pour préserver l’Empire, il est nécessaire de constamment affirmer la puissance de l’Empereur, de pratiquer les expéditions punitives nécessaires pour faire un exemple sur les sujets qui seraient tentés d’être indociles. L’Empire sera aussi considéré par ses voisins, et même une partie de ses populations, comme une menace ou un ennemi. C’est ainsi que certains Empires ne durent que quelques années, comme celui d’Alexandre ou de Napoléon, alors que d’autres survivent plus d’un siècle comme les Empires incas ou aztèques, et même près de mille ans pour l’empire byzantin, ou, record du monde, deux mille deux cents ans pour l’Empire chinois.

Ce temps long n’existe pas dans les mêmes proportions pour les entreprises.

Mais on y retrouve les mêmes histoires, les bonnes et les moins bonnes, et les sagas familiales, comme la famille Mulliez (Auchan et son empire d’entreprises), ou Arnault avec LVMH. Et ces entrepreneurs qui étendent leur domination par rachats successifs sont les Empereurs des temps modernes.

 

La malédiction de l’Empire russe

Là où la malédiction est la plus actuelle, c’est bien sûr en Russie. C’est le titre du dossier du Figaro Histoire de juin 2022, « Russie, la malédiction de l’Empire ».

Car, ainsi que le décrit ce dossier, la Russie n’est pas une nation, mais un empire.

Toute l’histoire de la Russie est celle d’une expansion du territoire.

Son origine vient d’une légende, dont on a beaucoup reparlé récemment, forcément, celle de la  Chronique des temps passés. Elle conte l’épopée du héros viking Riourik un prince varègue : venu du Nord, en 862 il fonda à Novgorod le premier État slave et en devient le Prince de Novgorod. Vingt ans plus tard, Oleg, un parent de Riourik, descendit le Dniepr avec ses troupes et prit Kiev, qu’il proclama « la mère des villes russes ». Difficile à dire si ce Riourik a jamais existé mais ce petit territoire, la Rus’ de Kiev, va s’agrandir pour devenir, au XIe siècle, sous les règnes de Vladimir Ier et Iaroslav le Sage, le territoire d’Europe le plus étendu. Malheureusement, les problèmes de succession, le morcellement en principautés indépendantes, et les invasions mongoles vont amener cette Rus’ de Kiev à disparaître en 1240. C’est pourtant là-dessus que se fonde le discours politique du Kremlin aujourd’hui pour dire que cette ville de Kiev serait le « berceau national de la Russie ».

Mais l’expansion de l’Empire va continuer. Hélène Carrère d’Encausse en relate toutes les étapes dans ce dossier très bien exposé du Figaro Histoire, à commencer par Ivan IV, dit le Terrible, qui devient « grand-prince de toute la Rus’ » à la mort de son père Vassili III, en 1533, et est considéré comme le fondateur de l’État russe. En 1547 il se fait couronner tsar selon le rite byzantin et va conquérir les khanats tatars de Kazan et d’Astrakhan, faisant devenir l’Empire des tsars multiethnique et multiconfessionnel.

Hélène Carrère d’Encausse montre bien ce dédoublement de la Russie à partir de cette époque :

« D’un côté une Russie centrale aux institutions et aux règles rigides, où la société est fixée dans ses divisions. De l’autre, l’empire naissant dû à une expansion qui ne connaît pas de moments d’arrêt. Les cosaques sont en première ligne et le prix en est la liberté totale qu’ils revendiquent. Dès la fin du siècle, le monde cosaque s’organise ainsi en groupes indépendants, sous la conduite d’un ataman (hetman) ».

C’est le paradoxe de cette Russie :

« Plus la frontière s’éloigne de la Russie centrale, plus celle-ci suscite d’oppositions et paraît devoir être protégée. L’Empire assure la protection d’une Russie encore faible, mais il la rend simultanément redoutable à ses voisins, Suède, Pologne, Empire ottoman, qui s’inquiètent de sa progression, ce qui lui impose de développer la puissance et les moyens de l’État ».

L’expansion ne s’arrête pas, et c’est Alexandre II, le tsar libérateur (empereur de 1855 à 1881, date de son assassinat) qui va pousser l’empire jusqu’en Asie, qui fera de la Russie au XIXe siècle un empire eurasiatique.

Comme le rapporte Hélène Carrère d’Encausse, c’est Alexandre Soljenitsyne, qui écrira que ce pays, « le plus étendu territorialement au monde, n’a été qu’un assemblage hétéroclite de peuples et de cultures, un espace immense, inutile et incontrôlable. La Russie réelle, le noyau russe, n’a jamais pu l’assimiler. L’empire a perdu la Russie, brisé son identité et sa culture et lui a ôté la possibilité de se moderniser ».

Cette pratique de l’autocratie expansionniste est bien reprise par Vladimir Poutine aujourd’hui, avec son « opération spéciale » en Ukraine.

C’est Michel de Jaeghere, dans l’éditorial de ce dossier, qui en donne une interprétation personnelle :

« On fait pourtant fausse route, il me semble, en attribuant cette décision à sa psychologie, à sa démesure, à sa folie. Elle paraît bien plutôt relever de la fatalité impériale dans laquelle l’histoire a inscrit, depuis quatre siècles, son pays. Sa volonté désespérée de maintenir l’Ukraine dans son orbite, fût-ce au prix de sa destruction, de l’isolement diplomatique et de la ruine de la Russie, obéit à une logique dont il n’était pas le maître, et qui le condamnait en quelque sorte à agir. Vladimir Poutine n’a trouvé à la déstabilisation de l’empire russe d’autre réponse qu’une guerre que, passé l’illusion d’une victoire éclair, il ne peut plus gagner que dans les ruines. Telle est la malédiction de l’empire : il peut tenir les peuples sujets dans un carcan de fer, mais il condamne à ne jamais trouver de repos celui qui exerce sur eux son hégémonie ».

Y a-t-il une telle fatalité impériale et une malédiction de l’empire qui menacent aussi les stratégies d’expansion des entrepreneurs, avides de territoires nouveaux, sans jamais pouvoir s’arrêter ? Comme condamnés à être des Ivan le Terrible ou Poutine des affaires ?

Ou pouvons-nous construire des empires en se préservant de ces apparentes fatalités ?

À chacun de construire l’histoire.

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  • Petite imprécision dans l’article : le fait qu’il existe en Chine des Empires successifs depuis 2200 ans ne signifie pas que celui-ci aurait 2200 ans, quiconque connaît un peu l’histoire de ce pays sait que l’empire Qin a été éphémère, celui des Han lui a succédé après quelques années de troubles, avant de céder lui-même la place aux « 3 Royaumes »…
    Les périodes impériales se sont toutes, jusqu’à présent, terminées sur des périodes de troubles, où les forces centrifuges prenaient l’ascendant.

  • Pourquoi pas, mais l’exemple de l’Ukraine me semble mal choisi pour illustrer l’impérialisme russe, ne serait-ce que parce qu’il y a 40 % de russes en Ukraine…
    Par ailleurs, il serait pertinent faire le même article sur les USA…

    • Je ne saisis pas le raisonnement. S’il y a 40% de gens d’une culture X dans un pays Y, alors l’Etat X aurait le droit d’envahir Y ? Avec ce genre de raisonnement, les 40% se réduisent vite a 10 %, et la France envahit la Belgique, l’Espagne envahit les USA, les Allemands récupèrent l’Alsace, etc. Ah, et j’oublie : sur la Côte d’Azur, combien de Russes ? Et dans le 13ème arrondissement de Paris, combien de Chinois ?

      • cela peut donner le droit d’intervenir afin de protéger cette minorité du massacre (« droit d’ingérence » des américains).

  • J’ attend le moment ou une grande puissance nucléiare installera des missiles proce des USA……….J’ ai envi de voir la tête que fairont les américains.

    • D’abord, y avait-il des missiles a la frontière russe ? Ensuite, à l’heure des missiles, le mot  » proche » n’a plus aucun sens. Enfin, si on se donne le droit d’envahir un pays au motif qu’il serait menaçant (par ses missiles) alors tous les Etats du monde (France comprise) peuvent partir en guerre. D’ailleurs, c’est ce qui risque de se passer si jamais, par malheur, la Russie obtenait 1 cm2 du territoire ukrainien: cette jurisprudence donnerait tous les droits à la Chine, à l’Inde, à l’Iran, à quasiment tous les Etats africains, et même à certains états européens, d’envahir le territoire voisin.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d'études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

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Nicolas Quénel est journaliste indépendant. Il travaille principalement sur le développement des organisations terroristes en Asie du Sud-Est, les questions liées au renseignement et les opérations d’influence. Membre du collectif de journalistes Longshot, il collabore régulièrement avec Les Jours, le magazine Marianne, Libération. Son dernier livre, Allô, Paris ? Ici Moscou: Plongée au cœur de la guerre de l'information, est paru aux éditions Denoël en novembre 2023. Grand entretien pour Contrepoints.

 

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