Géopolitique de l’Islam d’aujourd’hui

L’Islam est éclaté géographiquement, nationalement et religieusement. Les islamistes essayent d’en rétablir l’unité.

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Géopolitique de l’Islam d’aujourd’hui

Publié le 2 février 2023
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Cet article est le troisième d’une série consacrée aux origines, à l’histoire et à la géopolitique actuelle de l’Islam, le « I » majuscule du mot « Islam » indiquant qu’il est question du monde musulman et non de la religion, qui s’écrit avec un « i » minuscule.

Le premier traitait des interrogations sur l’origine de l’islam, le second de l’histoire du monde musulman jusqu’au XXe siècle, et c’est en nous appuyant sur ces deux articles que nous allons aborder dans ce troisième article la situation géopolitique de l’Islam contemporain.

  1.  Première partie : Grandeur et décadence de l’Islam
  2.  Deuxième partie : Les nouvelles technologies bousculent l’histoire de l’islam

 

Rappelons les conclusions de ces deux articles : une démographie forte, une victoire des traditionalistes sur des modernistes et un ressentiment envers l’Occident suite à l’époque coloniale. Précisons également que :

–  la colonisation n’a été possible que par la décadence du monde musulman, elle-même conséquence de ce que j’ai appelé « la première réaction islamiste ».

–  le réveil démographique de ce monde musulman provient largement de la colonisation et plus généralement des progrès médicaux importés d’Occident.

 

Une démographie forte mais en voie de ralentissement

L’explosion démographique que nous avons décrite précédemment a créé une légende selon laquelle les musulmans seraient prolifiques.

Nous avons vu qu’en fait cette explosion était une conséquence de la colonisation et nous pouvons ajouter qu’elle a eu lieu également dans des pays colonisés non musulmans. Donc rien de spécifiquement arabe ni musulman.

D’ailleurs, aujourd’hui, les taux de fécondité des pays musulmans du Maghreb et d’Asie sont intermédiaires entre ceux, très élevés, de l’Afrique subsaharienne et ceux très bas des pays développés et de la Chine.

Ces taux de fécondité sont en général de deux à trois enfants par femme au lieu de six en Afrique subsaharienne, et entre un et deux dans les pays développés. Il s’agit d’ordres de grandeur très variables d’un pays à l’autre et qui reflètent le développement de ces pays, lequel est intermédiaire entre l’Afrique subsaharienne et l’Occident. Bref, le taux de fécondité est une variable nationale et non religieuse.

Néanmoins la légende d’une forte fécondité musulmane perdure, tant chez les Occidentaux que chez les islamistes qui proclament à toute occasion : « nous conquerrons le monde grâce au ventre de nos femmes ».

Cette légende est entretenue par le nombre d’enfants des maris polygames. Alors que ce qui compte pour la croissance ou la décroissance d’une population, c’est le nombre d’enfants par femme : tout mari polygame condamne d’autres hommes au célibat.

La population musulmane du monde est évaluée à 1,8 milliard d’habitants, chiffre probablement surévalué car il suppose que toute la population des pays dits musulmans soit croyante, ce qui est de moins en moins vrai comme nous le verrons plus loin.

 

Une « deuxième réaction islamiste » qui s’organise politiquement

La victoire des traditionalistes sur les réformistes a pris une forme politique, non seulement dans les sentiments populaires du fait de l’humiliation face à l’Occident et aux élites « collaborationnistes » souvent chrétiennes.

En témoigne la création d’organisations politiques islamistes : « les Frères musulmans », de nombreux partis salafistes, l’international terroriste Al Qaïda et l’État islamique.

Disons deux mots des Frères Musulmans, parti politique organisé à l’occidentale.

Créée en 1928 par Hassan El Banna, sous le nom d’« Association pour commander le bien et pourchasser le mal », la confrérie des Frères musulmans naît dans une Égypte sous mandat britannique, donc sous la domination militaire et économique d’une puissance étrangère.

Hassan El Banna est d’abord instituteur. Il prêche dans les cafés et répète que la colonisation provient de ce que les croyants se sont écartés du message divin.

Pour lui, le retour aux sources de l’islam, le salafisme, s’impose donc et cela sous le pouvoir temporel et spirituel du guide (lui-même), qui sert de liaison entre le divin et le terrestre pour la prédication et le combat contre la domination étrangère : le djihad.

Il reproduit le modèle des partis politiques des années 1920 et 1930, communistes, fascistes et nazis, partis de masse avec des sections dans chaque métier et par catégories sociales et une section chargée de l’action auprès des musulmans des autres pays, ainsi qu’une branche militaire qui combat pendant la première guerre israélo-arabe en 1947.

Les Frères ont également une action sociale scolaire et sanitaire qui est pour beaucoup dans leur popularité. Ils veulent établir « une société modèle se référant à la loi islamique ».

Ils mettent en place « l’islamisation par le bas » :

« Nous voulons l’individu musulman, puis la famille musulmane, la société musulmane, l’État musulman, la nation musulmane ».

Les musulmans du monde entier sont une même  nation. Ils s’opposent ainsi aux nationalistes de chaque pays et les combattent en édifiant une « contre-société » islamique qui échappe aux États.

Et comme les gouvernements des pays musulmans vont d’échec en échec sur tous les plans (défaites militaires, économiques, sociales, intellectuelles), l’opposition islamiste apparaît comme un recours… Ils prennent alors le pouvoir et déçoivent à leur tour.

 

Les islamistes au XXIe siècle

Ce nouveau siècle est celui des désillusions de l’indépendance, avec ou sans participation islamiste.

Les humiliations économiques et militaires que subit un monde musulman se multiplient et nourrissent le ressentiment qui est un des moteurs de l’islamisme radical, par ailleurs financé par le pétrole (les salafistes) et le gaz (Qatar, au bénéfice des Frères musulmans).

Finalement les seules « victoires » des islamistes sont des attentats spectaculaires tant en Islam, tels l’assassinat de Sadate et d’innombrables « faux musulmans », qu’à l’extérieur (World Trade Center, Londres, Madrid…). Malgré sa cruauté même l’État islamique a fini par être détruit.

Notons le cas particulier de l’Afghanistan où les islamistes ont battu l’armée soviétique avec l’appui américain puis ont lassé l’armée américaine elle-même.

L’argent du pétrole et la puissance qu’il donne aux nouveaux médias donnent aux islamistes de nouveaux moyens et une caisse de résonance, voire, dans le cas d’Al Qaïda et des restes de l’État islamique notamment en Afrique, celui d’inspirer et de franchiser l’action terroriste ou militaire sans avoir à mettre en place une organisation hiérarchique et opérationnelle.

Remarquons au passage à quel point le ressort « anti humiliation » reste un fondement de l’islamisme et du nationalisme.

La bonne tenue de l’équipe marocaine lors du Mondial de football au Qatar a engendré un grand sentiment de fierté dans le monde musulman, car ressentie comme compensation à cette humiliation.. Fierté renforcée par l’efficacité et la richesse du pays hôte de cet évènement. Bref « on peut enfin être fier d’être Arabe ».

 

Les divisions permanentes du monde musulman

L’Islam est depuis toujours fragmentée par de violentes querelles intérieures et se désole de la fitna  (division, tribalisme, querelles théologiques, guerres civiles…).

Un exemple extrême est celui de tribus combattant aux côtés de non musulmans contre d’autres musulmans. Cela s’est vu pendant les croisades ou pendant la conquête de l’Algérie. L’histoire algérienne officielle oublie par exemple qu’Abdelkader, héros national, a longtemps combattu avec les Français.

Outre cet aspect politique, la division est aussi religieuse. On ne peut pas parler de l’islam comme un tout.

Quelques éléments communs comme l’appel à la prière en arabe ne compensent pas les différences de langue, de nationalité – un peu partout, le nationalisme concurrence la religion – et surtout les différences de tradition : l’islam wahhabite d’Arabie est loin de l’islam soufi sénégalais ou de celui imprégné de bouddhisme au fond de l’Indonésie.

En réaction à la fitna, il y a régulièrement des appels à l’unité mondiale des croyants, qui devrait selon certains pour former une seule nation. Le terme oumma est alors utilisé ou d’un point de vue politico-militaire « le califat mondial », comme a tenté de le mettre en place l’État islamique. Remarquons que la masse de militaires qui l’ont combattu et vaincu étaient eux-mêmes des musulmans.

Les divisions sont si profondes que beaucoup considèrent que le terme « monde musulman » n’a pas de sens précis et induit en erreur. D’où ma formule : « l’Islam ça n’existe pas ».

 

L’islam n’a pas l’unité géographique où civilisationnelle

Dans cette carte du Pew Reasearch Center, la surface de chaque pays est proportionnelle à sa population musulmane.

Attention ! Si cette carte est restée en gros pertinente pour les surfaces, elle ne l’est plus pour les populations. Les chiffres datent de 2009 et donnent le nombre de musulmans par pays et non leur population totale : en Inde, il est probable que le nombre de musulmans est d’environ 200 millions, les Algériens sont 45 millions. Par contre la population de l’Iran, de la Turquie, du Maroc a nettement moins augmenté.

Cette carte nous rappelle que les musulmans sont d’abord installés en Asie et ne sont que très minoritairement arabes. Ce sont d’abord en effet les géants asiatiques qui dominent : Indonésie, Bangladesh, Inde et Pakistan.

Le premier pays arabe, l’Égypte, est loin derrière avec peut-être 90 ou 95 millions de musulmans, auxquels il faut ajouter 10 à 13 millions de coptes.

Et la diaspora qui fait tant parler d’elle en Allemagne et en France est encore très faible, notamment aux États-Unis. Son action se limite donc aujourd’hui à la vie associative et à des actions individuelles de provocation ou d’attentats, qui ont un effet psychologique important mais ne changent pas grand-chose à la vie économique et sociale des pays concernés.

Il y a des islamistes, des salafistes et des djihadistes dans tous les pays, notamment grâce à l’argent du pétrole : j’ai vu au fond du Vietnam, pays dans lequel l’islam est extrêmement minoritaire, un minuscule village musulman avoir une belle et grande mosquée financée par l’Arabie.

Il faut néanmoins préciser que les activistes sont nettement moins puissants en Asie du sud et du sud-est (Inde, Bangladesh, Indonésie… ) où les élections, en général de bonne qualité, ont montré qu’ils étaient très minoritaires.

 

Et l’avenir ? Il n’y a pas de « gène de l’islam »

Comme dans le reste du monde, Internet et la télévision ont un rôle très important mais de sens opposés puisqu’ils peuvent aussi bien pousser vers la radicalisation que vers l’occidentalisation, voire l’athéisme.

C’est en s’appuyant sur les réseaux sociaux que sont nés les « printemps arabes », mais aussi que se diffuse le djihadisme. Et c’est sans doute aussi par eux qu’une frange non négligeable de musulmans quittent plus ou moins discrètement leur religion. Au fil du temps la bourgeoisie anglophone ou francophone des pays musulmans est devenue ainsi discrètement déiste, agnostique ou athée.

En France, il y a une croyance tenace commune aux islamophobes virulents et aux musulmans pieux : ils sont persuadés que l’islam est adopté pour la vie et pour les générations à venir, donc qu’il y aurait une sorte de « gène » de l’islam. L’expérience montre le contraire, et que si l’islam gagne quelques convertis, il perd sans arrêt des croyants.

De multiples sources le confirment, dont des sondages internationaux, dont ceux de Pew Research Center et de l’Arab Center for Research and Policy Studies.

En témoigne également l’organisation internationale « conseil des ex- musulmans », dont le Conseil des ex-musulmans de France (CEMF) en France.

Dans notre pays, Houssame Bentabet estime à 15 % des musulmans français le nombre des « ex », soit 600 à 700 000 personnes. Je pense que le chiffre est beaucoup plus important.

 

L’avenir des islamistes

Je pense que cette conscience d’un abandon de l’islam explique la virulence des islamistes qui se sentent menacés, raison qui s’ajoute à toutes celles accumulées au cours de l’histoire comme nous l’avons vu.

Dans  les pays musulmans, la diffusion de l’islamisme se heurte au discrédit des gouvernements en place. L’échec de ces derniers, soit purement islamistes comme en Iran, soit qui en appellent à l’islam pour asseoir leur pouvoir comme en Turquie et de nombreuses autres pays, rejaillit sur les autorités religieuses musulmanes considérées à juste titre comme « complices » de l’autoritarisme, de l’échec économique et des violences.

Et dans les pays occidentaux, l’intégration des femmes sape également leurs bases : plutôt que de s’effrayer devant le nombre de femmes voilées, on devrait regarder celles qui ne le sont pas !

En sens inverse, je suis navré de voir que l’islamophobie d’une partie de l’opinion occidentale est contre-productive, car elle pousse certains musulmans dans les bras des islamistes.

 

En conclusion

L’Islam est éclaté géographiquement, nationalement et religieusement. Les islamistes essayent d’en rétablir l’unité. À mon avis, ils n’y arriveront pas, notamment du fait de la multiplication des contacts des croyants avec le reste du monde.

On peut imaginer un éclatement de l’Oumma (la communauté mondiale des musulmans) en trois grands groupes compliquant encore plus ses divisions actuelles : les ex–musulmans, qui suivront ainsi l’évolution des chrétiens et des juifs, un deuxième groupe qui se recentrera sur la morale de base largement commune à toutes les religions et un troisième que j’appelle islamiste par commodité, qui essaiera de freiner l’évolution par un redoublement de violence.

 

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  • « L’islamophobie est contre productive « : en attendant, je n’ai entendu aucun membre représentant du culte musulman en France condamner mollement ou fermement les derniers attentats en Israël contre des civils (comme d’ailleurs beaucoup d’attentats).
    Par contre que n’assiste-t-on pas à des manifestations et défilés et passage à la télé si un musulman est agressé en France (ce qui ne devrait bien sûr pas exister dans notre pays). 2poids 2 mesures donc pour ces représentants.
    Pourtant ces membres se disent appartenir à l’islam modéré.

  • Ayant vécu onze ans en pays dits « arabo-musulmans », j’ai vu de près la pression religieuse, avec l’hypocrisie qu’elle induit et parfois la crétinisation qu’elle apporte : je crains donc l’islam, sa volonté d’hégémonie et son opposition à tous les droits humains, et c’est une crainte raisonnée, pas une phobie. Je regrette donc que vous ayez adopté ce terme absurde d’islamophobie.

  • Je partage globalement cette analyse de l’Islam. Quant à l’avenir personne ne le maîtrise.
    On peut noter que ce qui caractérise l’islam arable c’est l’ancrage dans les traditions (très identitaire et depuis les débuts), comme en témoigne l’islam asiatique plus proche dans son expression de la chrétienté moderne en occident. La modernité incarnée et apportée par l’occident provoque un choc culturel violent, le refuge dans la tradition (bien représenté par la religion) devient un réflexe de survie. Aujourd’hui, la modernité a gagné la planète, non plus contre la tradition mais avec elle en Asie d’abord, et par l’entremise des petits royaumes pétroliers qui font de la modernité à la sauce locale une vitrine sur le monde. Nous existons dans le monde moderne et nous avons une valeur.
    A mon avis le basculement qui s’opère en ce moment, c’est celui de la tradition avec (ou dans) la modernité et non plus contre elle.

    • Mince que de fautes en me relisant.. j’avais l’esprit brouillon plus tôt !

    • C’est sûr, l’islam des pays d’Asie est plus moderne. À l’image de l’Indonésie qui a décidé que tout couple non marié vivant ensemble serait traduit devant les tribunaux et puni de ce forfait. Et cela pourrait bien concerner aussi les touristes.
      Quant à Bornéo, c’est la charia qui s’applique.
      Sont trop modernes ces sultanats asiatiques : il vont reformer le monde musulman.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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