Zones rurales contre zones urbaines : deux France s’opposent-elles vraiment dans les urnes ?

À la suite des élections présidentielle et législatives de 2022, de nombreux commentateurs ont mis en avant le clivage entre les ruraux et les urbains pour rendre compte des résultats du vote.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0
Paris France by Pedro Szekely(CC BY-SA 2.0)

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Zones rurales contre zones urbaines : deux France s’opposent-elles vraiment dans les urnes ?

Publié le 7 septembre 2022
- A +

Par Kevin Brookes.

À la suite des élections présidentielle et législatives de 2022, de nombreux commentateurs ont mis en avant le clivage entre les ruraux et les urbains pour rendre compte des résultats du vote.

Ce discours médiatique est produit principalement par des commentateurs qui pointent depuis des années, cartes à l’appui, le fossé – croissant – entre le vote des grandes villes et le vote d’une « France périphérique ». Il y aurait une opposition politique entre une France des métropoles, multiculturaliste, gagnante de la mondialisation et une France éloignée des grands pôles urbains, perdante de la mondialisation, subissant un déclin industriel et économique.

Mais existe-t-il véritablement deux France opposées sur le plan électoral ? Si tel est le cas, l’origine de cette fragmentation est-elle essentiellement liée au contexte économique local ou à la composition de ces territoires ?

 

Dispersion des populations selon les territoires

Il est vrai que les cartes et les données sur les gradients d’urbanité semblent corroborer cette hypothèse. Cependant, d’autres géographes minimisent au contraire l’effet prédictif de cette opposition géographique. Pour eux, derrière les espaces de vie, se cacherait une réalité sociale plus complexe de nature à impacter le vote.

En effet, certains politistes et géographes mettent en avant depuis des années le rôle de la composition sociodémographique à un niveau très local pour rendre compte du vote.

La variation du vote en fonction du lieu de vie lors des derniers scrutins serait d’abord le résultat d’une dispersion de populations dotées de certaines caractéristiques comme l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle, l’âge, le niveau de diplôme ou le revenu. Le lieu de vie ne serait alors que l’arbre qui cache la forêt.

 

Une nouvelle classification des communes

Pour contribuer à cette discussion, nous utilisons une nouvelle typologie de l’Insee (2020) qui répartit les communes en six territoires.

Elle distingue les communes rurales – soit 33 % de la population – en quatre catégories suivant leur densité et leur dépendance à un pôle d’emploi correspondant à une aire de plus de 50 000 habitants. Celle-ci est mesurée par les trajets domicile-emploi. Deux catégories du rural correspondent à la péri-urbanité (dépendant d’un pôle d’emploi) et deux à la ruralité (autonome).

Par exemple, en région parisienne, dans le département des Yvelines, Versailles est classée comme de l’« urbain dense », Rambouillet comme de « l’urbain intermédiaire », Montfort-l’Amaury comme du « rural sous forte influence d’un pôle » (donc du péri-urbain), et il faut aller plus à l’Ouest, dans l’Eure-et-Loir pour trouver des communes rurales sous faible influence d’un pôle ou autonomes.

 

Deux espaces de compétition électorale

En croisant cette typologie avec le score des principaux candidats au premier tour de l’élection présidentielle obtenu au niveau des communes, nous constatons qu’il existe deux espaces de compétition électorale distincts en France : celui des communes à dominante urbaine et les autres – rurales et péri-urbaines (cf. figure 1).

Score des principaux candidats au premier tour de l’élection présidentielle par zone de résidence (moyenne de l’ensemble des communes par catégorie)
Figure 1 – Score des principaux candidats au premier tour de l’élection présidentielle par zone de résidence (moyenne de l’ensemble des communes par catégorie).
Ministère de l’Intérieur, Élection présidentielle des 10 et 24 avril 2022 — Résultats définitifs du 1ᵉʳ tour ; ANCT, Observatoire des territoires, Catégories du rural et de l’urbain(https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/categories-du-rural-, Fourni par l’auteur

Dans les grandes villes et leur proche couronne, la compétition s’est jouée entre Emmanuel Macron – qui y a fait ses meilleurs scores – et Jean-Luc Mélenchon. Dans ces territoires, Marine Le Pen est loin derrière les deux premiers candidats. La compétition prend une autre forme dans la péri-urbanité et la ruralité puisque le premier tour s’est joué, quant à lui, entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen.

Le Président sortant a récolté moins de suffrages à l’extérieur des communes denses, tout en se maintenant à un niveau relativement élevé, mais plus faible que celui de sa rivale. La candidate du RN a obtenu ses meilleurs scores dans les communes rurales sous faible influence d’un pôle urbain. Jean-Luc Mélenchon, quant à lui, a vu son score baisser drastiquement de 10 points de pourcentage hors des communes urbaines denses.

Ce fossé électoral entre l’urbain dense – dans lequel résident 37,9 % des Français – et le reste des espaces est souvent expliqué par des variables socio-économiques.

 

Un déclassement social et économique ?

Selon plusieurs hypothèses, certains territoires auraient été délaissés par les pouvoirs publics et les investisseurs privés qui leur préféreraient les « villes-monde ». Derrière ce que l’on présente parfois comme le choix individuel d’habiter dans la péri-urbanité, se cacherait en réalité un double déclassement social et culturel : ces habitants résideraient dans les espaces péri-urbains en raison de la contrainte économique imposée par l’augmentation du coût des loyers dans les métropoles et par une stratégie d’évitement de certaines populations issues de l’immigration. Tout ceci générerait un mécontentement social qui se traduirait dans les urnes par une plus grande propension à voter pour des partis protestataires.

La limite de ces explications a été cependant mise en évidence par l’économiste Laurent Davezies en 2021. Selon lui, la France, un État centralisé, investit massivement dans ses territoires et assure une solidarité fonctionnelle. Les métropoles contribuent plus au budget de l’État qu’elles ne reçoivent et inversement les territoires ruraux sont des nets bénéficiaires de l’argent public.

Bien que la mondialisation, puis la crise économique de 2008, aient affecté de manière disproportionnée les territoires loin des grandes agglomérations, il nous semble ainsi exagéré de parler d’« abandon » ou de prendre quelques cas de délocalisations d’entreprises pour généraliser une opposition binaire entre une France heureuse et une France malheureuse.

 

Pas de gouffre territorial sur le plan économique

La lecture de données économiques et sociales par catégories d’habitation nous invite aussi à être dubitatifs face à la thèse opposant deux France (cf. tableau 1 ci-dessous).

En effet, on constate que c’est dans les grandes villes (urbain dense) que le niveau du revenu médian est le plus élevé, mais qu’il ne diffère pas de manière importante des communes des espaces péri-urbains. Néanmoins, il existe un écart relativement important entre les espaces ruraux éloignés des grands pôles urbains et celui de l’urbain dense – 3000 euros par an.

Indicateurs socio-économiques par catégorie d’habitation (moyenne par commune)
Tableau 1 – Indicateurs socio-économiques par catégorie d’urbanisation (moyenne par commune).
Insee, Statistiques locales — Indicateurs : cartes, données et graphiques et ANCT, L’Observatoire des Territoires (observatoire-des-territoires.gouv.fr). Données téléchargées le 10/08/2022

De même, le taux de chômage est plus élevé dans les espaces urbains que péri-urbains ou ruraux. Le taux d’emploi précaire est le plus faible dans la péri-urbanité, le plus élevé dans les zones rurales autonomes, mais l’écart avec les villes n’est pas immense (deux à trois points de pourcentage). Il y a un certain écart dans le niveau de création d’entreprises, mais là encore, pas de gouffre territorial. La part des familles monoparentales, indicateur parfois utilisé pour mesurer l’exclusion sociale, est plus importante dans les grandes villes par rapport aux communes rurales. Enfin, le nombre d’allocataires du RSA est plus élevé dans les grandes villes que dans les communes péri-urbaines ou rurales, sauf dans les communes peu denses et éloignées des pôles d’emploi.

La fracture territoriale qu’on observait dans les urnes ne semble pas se retrouver sur le plan économique et social, à la lecture des données ci-dessus. De manière générale, ce ne sont pas les espaces où le RN a fait son meilleur score (péri-urbanité) que la situation économique et sociale est la plus dégradée (cf. tableau 1 ci-dessus).

Par exemple, dans le département du Nord, Marine Le Pen obtient de bien meilleurs scores dans les zones péri-urbaines (37 % dans le rural sous faible influence d’un pôle) où le revenu médian est plus élevé et le chômage plus faible que dans les grandes villes du département (22 100 euros vs 20 800). En effet, son score est plus faible dans les grandes villes du département comme Lille (12 %), Dunkerque (30 %), Douai (28 %) ou Valenciennes (25 %).

 

Rester prudent face aux discours ambiants

La présentation de ce faisceau d’indicateurs nous invite donc à considérer avec prudence les discours opposant une France des villes bien lotie d’un côté, et une France abandonnée des campagnes et de la péri-urbanité de l’autre. Un sondage pilote réalisé dans le cadre du projet dont nous faisons partie, « Rural Urban Divide in Europe » (RUDE), indique également que les ruraux et les péri-urbains sont plus satisfaits de leur lieu de vie que les urbains (87 % des ruraux sont d’accord avec l’affirmation « mon lieu de vie me rend heureux » contre 72 % des urbains).

Alors, si l’écart dans l’attitude électorale des citoyens issus d’espaces géographiques divers ne se fonde pas principalement sur le contexte économique et social, d’où pourrait-il provenir ?

 

Une politique du ressentiment

Il nous semble que la crise des Gilets jaunes dont les premières manifestations étaient concentrées dans la France du péri-urbain et des villes moyennes, a mis en lumière au sein de cette population le sentiment d’être laissée pour compte et loin des prises de décision.

Un sondage pilote sur un échantillon restreint mené dans le cadre du projet « RUDE » nous invite à développer cette hypothèse (cf. Figure 2).

Même s’il n’y a pas d’écarts socio-démographiques flagrants entre les villes d’un côté, et les communes péri-urbaines et rurales de l’autre, en termes de niveau de vie, il y a un écart de perception au niveau du ressentiment de ces populations vis-à-vis des urbains. Dans la lignée des travaux pionniers de Katherine Cramer sur la polarisation entre les électeurs ruraux et urbains du Wisconsin, on pourrait parler dans le cas français ce qu’elle décrit comme une « politique du ressentiment ».

Celle-ci prend quatre formes : la conscience d’appartenir à un lieu de vie spécifique et distinct des autres, le sentiment d’être moins bien doté en ressources publiques que les autres, d’avoir moins d’attention de la part des décideurs politiques, et de ressentir que son mode de vie n’est pas respecté par les élites urbaines.

Le second graphique présente l’opinion des répondants à un sondage pilote en fonction de leur auto-identification à un lieu de vie.

Les réponses font apparaître, chez les personnes issues des zones rurales, un plus grand sentiment d’appartenance à leur zone géographique : sept ruraux sur dix déclarent avoir des valeurs similaires aux autres ruraux, seulement cinq sur dix pour les urbains. Les trois quarts des ruraux considèrent que les enjeux qui touchent leur lieu d’habitation sont ignorés par les responsables politiques, soit moitié plus que les urbains. L’écart est encore plus prononcé sur la question des ressources publiques : 84 % des ruraux considèrent qu’ils sont les derniers à profiter des dépenses publiques contre 31 % des urbains. Enfin, il existe un fort sentiment chez les ruraux que leur mode de vie n’est pas respecté par les urbains. La réciproque n’est pas vraie, seul un quart des urbains ont le sentiment que les ruraux ne respectent pas les spécificités liées à leur mode de vie.

 

Prendre en compte la perception des individus

Cette brève analyse de données descriptives ne clôt aucunement le débat sur le lien entre les lieux de vie et le vote et ne fournit pas une « preuve » que la composition socio-économique des territoires n’influe aucunement le comportement politique des électeurs à un niveau plus localisé. Elle invite à prendre en considération d’autres pistes d’explication. Elle montre l’utilité, en complément des cartes, de recourir aux données mises à disposition par l’Insee au niveau des communes, mais également à des enquêtes d’opinion prenant en compte l’appartenance objective et subjective à un lieu, pour comprendre les dynamiques électorales.

Surtout, elle nous invite également à prendre au sérieux le clivage entre l’urbanité d’un côté et la ruralité et la péri-urbanité de l’autre en y intégrant une dimension éminemment subjective : la perception que les individus ont de leurs intérêts et de leur situation locale par rapport à celle des autres.

La mise en évidence de ce clivage dans les représentations peut non seulement constituer une variable explicative du comportement électoral, mais potentiellement une source d’explication de la crise de la confiance dans la démocratie libérale que l’on observe depuis maintenant des années.


Marion Mattos, Étudiante en Master « Progis », Sciences Po Grenoble, Université Grenoble Alpes, a contribué de manière significative à cet article.The Conversation

Kevin Brookes, Post-doctorant à Sciences Po Grenoble – Laboratoire PACTE, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Voir les commentaires (6)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (6)
  • Soyez rassuré !
    Le grand remplacement, les degradtions, de l’existance, et la criminalité associée arrive partout.

  • Le terme « déclassement » est trompeur. Les valeurs et caractéristiques rurales sont celles de l’Histoire, ce sont elles qui ont été perdues dans les migrations vers les villes, à commencer par ce qu’on appelait le bon sens paysan. Par rapport aux hors-sol urbains, il est plutôt flatteur d’être « déclassé »…

  • Eh oui, le plus souvent, on n’a pas le comportement de ses opinions, mais l’opinion de ses comportements.
    Ainsi, le lieu où l’on vit conditionne-t-il l’approche politique que l’on peut avoir de la société.
    Et le clivage entre rats des villes (il est utile de préciser qu’il faut prendre ce terme au sens figuré) et rats des champs se renforce quotidiennement. La ville devient une gated community, rétablissant un genre d’octroi mais, en tant que lieu de pouvoir, voulant décider aussi pour les autres (80 km/h par ex).
    Ça peut énerver.

  • « Enfin, il existe un fort sentiment chez les ruraux que leur mode de vie n’est pas respecté par les urbains.  »
    C’est indéniable : la vie sans voiture avec autonomie importante (distances) et à bas coût (diesel) est indispensable aux ruraux. Les 80 km/h ont été l’exemple même des décisions prises par une « élite urbaine, Parisienne », n’ayant souvent même pas de permis de conduire (non nécessaire car urbains).

  • Dans les zones de grande densité urbaine, il y a vote de Melanchon car son terreau est constitué des immigrés de 2nd génération non intégrés. Dans les zones plus rurales, Le Pen représente désormais la gauche (son programme est de gauche) anti Immigration car ces population ne veulent pas vivre l’expérience du 93.

    • Dans les zones rurales, on ne sait plus trop qui représente quoi. Il y a eu pas mal d’urbains « ruralisés » qui ont pris des responsabilités municipales, et n’ont pas forcément été appréciés et reconduits. Les questions des aires d’accueil de gens du voyage, de la fermeture des commerces, de l’accès à une médecine correcte et de la circulation automobile sont plus dominantes qu’en ville, mais ne sont pas si clairement marquées politiquement, les candidats à la présidentielle n’ayant pas eu l’air d’en faire des priorités. Et c’est le point commun avec les villes : on vote dans les campagnes aussi « contre », et jamais « pour ».

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don
7
Sauvegarder cet article

Notre nouveau et brillant Premier ministre se trouve propulsé à la tête d’un gouvernement chargé de gérer un pays qui s’est habitué à vivre au-dessus de ses moyens. Depuis une quarantaine d’années notre économie est à la peine et elle ne produit pas suffisamment de richesses pour satisfaire les besoins de la population : le pays, en conséquence, vit à crédit. Aussi, notre dette extérieure ne cesse-t-elle de croître et elle atteint maintenant un niveau qui inquiète les agences de notation. La tâche de notre Premier ministre est donc loin d’êtr... Poursuivre la lecture

Le fait pour un gouvernement de solliciter et d’obtenir la confiance de l'Assemblée contribue à la prévisibilité, la stabilité et la sincérité de l’action publique, et cela devrait être reconnu comme indispensable.

Le 30 janvier dernier, Gabriel Attal a prononcé son discours de politique générale, sans solliciter la confiance de l’Assemblée, avant qu’une motion de censure soit soumise, puis rejetée le 5 février. Le gouvernement Attal, comme le gouvernement Borne avant lui, a donc le droit d’exister, mais sans soutien de la chambre.

... Poursuivre la lecture
8
Sauvegarder cet article
« Je déteste tous les Français »

Le 3 février dernier, un immigré malien de 32 ans, Sagou Gouno Kassogue, a attaqué au couteau et blessé grièvement des passagers de la Gare de Lyon. Finalement maîtrisé par l’action conjuguée des passants, des agents de sécurité et des membres de la police ferroviaire, l’homme en garde à vue a été mis en examen pour tentative d’assassinat aggravée et violence avec armes aggravée.

Les premiers éléments de l’enquête dévoilés par le préfet de police de Paris révèlent les discours conspirationnistes d’un in... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles