Le lynchage des frères de Witt (1672) : la fin de la « vraie liberté » ?

Il y a 350 ans, le 20 août 1672, une foule déchaînée enfonçait les portes d’une prison de La Haye et s’emparait des frères Jean et Cornélius de Witt. Retour sur leur vie.

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Le lynchage des frères de Witt (1672) : la fin de la « vraie liberté » ?

Publié le 20 août 2022
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Il y a 350 ans, le 20 août 1672, une foule déchaînée enfonçait les portes d’une prison de La Haye et s’emparait des frères Jean et Cornélius de Witt. Ce qui s’est passé ensuite relève de récits contradictoires et confus à l’image de la fureur populaire déchainée. Frappés à coup de crosse, de piques et de décharges de mousquets, défigurés, mutilés, les deux frères étaient achevés dans la rue. Leurs restes étaient trainés et attachés au gibet. « On vendit au plus offrant les lambeaux de leurs vêtements et même les débris de leurs corps ».

 

La lutte entre le pouvoir et la liberté

Cette scène d’une sauvagerie inouïe se déroulait dans un pays, les Provinces-Unies, considéré souvent comme un modèle de liberté et de tolérance dans l’Europe du XVIIe siècle. Rien ne manque à ce tableau édifiant, pas même la protestation platonique de Spinoza qui, dt-on, aurait envisagé d’apposer un placard avec l’inscription Ultimi Barbarorum.

« Leur mort tragique termina la lutte entre le pouvoir et la liberté » comme le résumait une brochure libérale du temps de la Restauration.

Mais quelle est la signification de ce 20 août 1672 ? Comment comprendre la mort atroce des frères de Witt ? Le double assassinat de la Haye symbolise-t-il la fin du « siècle d’Or » hollandais ?

Les Provinces-Unies sont la seule république existante au monde au XVIIe siècle peut-on lire dans le carton introductif d’un film récent rebaptisé Armada1pour un public français désormais ignorant tout de l’histoire de ses voisins. C’est oublier un peu vite Gênes, Venise, Genève, Saint-Marin et quelques autres républiques d’Ancien Régime.

Néanmoins, ce curieux pays que nous appelons aujourd’hui les Pays-Bas, offre un visage très singulier alors même que la monarchie absolue triomphe en France. « Indépendance religieuse, indépendance commerciale, indépendance politique, toutes les libertés exaltaient le cœur des Hollandais de 1650 » lit-on dans le Journal des Débats sous Louis-Philippe2.

 

Une confédération gouvernée par une oligarchie bourgeoise

Qu’est-ce que cette république ?

Un « système anarchique de fédération lâche », selon un historien néerlandais, vaguement uni par l’Union d’Utrecht, simple alliance défensive. Les États Généraux de La Haye tiennent davantage de la conférence d’ambassadeurs que d’un Parlement commun. Chacune des sept provinces conserve sa monnaie, ses lois et sa justice. L’opposition d’une seule province pouvait tout paralyser. Le mandat impératif était de rigueur.

Cela vous rappelle peut-être la « liberté dorée » polonaise ? La différence ici c’est que cette république n’était pas nobiliaire mais bourgeoise. Parmi ces provinces, la plus riche était la Hollande gouvernée par une étroite aristocratie de l’argent, celle des régents. Elle avait le plus profité du dynamisme commercial de marchands commerçant avec le monde entier.

La naissance des Provinces-Unies résultait de Guerre de Quatre-vingts Ans (1568-1648) qui l’avait opposé à la Couronne d’Espagne. Le Traité de Münster mettait fin à ce conflit interminable et la mort imprévue de Guillaume II d’Orange-Nassau, qui avait espéré instaurer un État monarchique en sa faveur, amena au pouvoir Jean de Witt.

 

Le grand-pensionnaire éclipse le Stathouder

Incarnation des capacités du patriciat, ce natif de Dordercht est inséparable de son frère aîné Cornelius : « savants, habiles, actifs, dévoués, l’un est amiral à 27 ans, l’autre à 25 ans pensionnaire de sa ville natale ». Pensionnaire est le titre donné à celui qui est chargé d’administrer les affaires de sa province. Bientôt voici Jean de Witt grand-pensionnaire en charge de la République et préoccupé non seulement d’assainir les finances publiques mais aussi d’éviter toute possibilité de dictature orangiste.

Par la charge de Stathouder aux fonctions qui étaient à la fois exécutives et militaires, la famille d’Orange avait exercé depuis les origines une grande influence dans la république. Les orangistes se présentaient comme les défenseurs de la cause nationale menacée par l’égoïsme à courte vue des régents. Profitant de la jeunesse de Guillaume III, les républicains avaient d’abord tenté d’écarter à jamais les princes de toute fonction en Hollande puis ce fut l’abolition perpétuelle du stathoudérat dans la province de Hollande en 1667. Cet édit « perpétuel » ne devait pas durer plus de cinq ans.

 

Jean de Witt, icône libérale

Jean de Witt est peint selon deux points de vue antagonistes. Dans la première moitié du XIXe siècle, il était devenu une figure sanctifiée, véritable saint laïque de la liberté. La Galerie des fondateurs de la liberté politique chez les modernes… (1824) évoque celui qui a gouverné l’État pendant dix-neuf ans « en conservant toujours la modestie et les moeurs austères d’un républicain. » Cet « ennemi du faste […] n’avait qu’un laquais et allait à pied dans La Haye. »

Selon une citation :

« Franc et sincère, il ne connaissait d’autre finesse que celle du silence, et on ne pouvait pas savoir quand il se taisait, s’il le faisait à dessein ou par coutume. »

Il figure également dans le Panthéon des martyrs de la liberté3de Lucien Bessières, œuvre caractéristique de l’esprit de 1848 :

« Jean de Witt se voua aux devoirs de cette haute fonction avec un zèle religieux et sacré ; quoique jeune encore, il la considéra comme un sacerdoce, et sa raison grave et calme fut inaccessible à l’enivrement du pouvoir.[…] L’amour seul de la liberté et du bonheur public le soutenaient au-dessus de toutes ces passions du cœur humain qui s’agitaient autour de lui. […] Sa taille était noble et aisée ; son visage était long, son front était large et fort élevé ; son nez aquilin et prononcé avait l’arête unie et bien marquée. Ses yeux bleu-foncé étaient beaux et spirituels […] Son regard doux, triste et méditatif, semblait révéler la conscience d’une prédestination fatale. »

 

Vertus privées et vices politiques de Jean de Witt

Même ceux qui critiquent le personnage louent ses vertus privées.

Selon Mignet4 :

« Il avait un calme parfait, un esprit simple et grand, un caractère droit et noble, beaucoup de finesse sans aucune déloyauté, un désintéressement à l’épreuve, et un patriotisme si vrai qu’il sut sacrifier son parti et sa vie à l’intérêt de son pays, lorsque le moment en fut venu. »

De même le journaliste du Journal des Débats présente un « esprit haut, vaste et lumineux » aussi versé en droit, qu’en poésie et en mathématiques.

Mais ses adversaires en soulignent d’autant plus son aveuglement politique. Sa « religion anti-monarchique » le perdit. Les historiens néerlandais soucieux d’exalter la maison d’Orange ont vu en lui un petit esprit insensible au péril français et trop soucieux de ménager Louis XIV.

Dans le meilleur des cas, il paraît un « être chimérique » : « il croyait qu’en discutant on empêche les invasions »5.

Il n’était certes pas le « pacifiste » aveugle peint par certains. Il avait su renforcer la puissance navale de la République dans ses guerres contre l’Angleterre en s’appuyant sur les compétences du plus grand amiral de son temps, Michel de Ruyter. Mais renforcer l’armée de terre aurait conduit à rétablir le stathoudérat au profit de Guillaume III. A tout prendre, il préférait le mal français au « remède » orangiste.

 

L’image populaire de Jean de Witt

Entre 1830 et 1850, la littérature populaire française s’était emparée de la figure de Jean de Witt, symbole de l’affrontement entre le principe républicain et le principe monarchique. Eugène Sue dans son roman Latréaumont (1838)6 lui donne le rôle d’un « candide imbécile » pour avoir fait confiance à Louis XIV. Il met également en scène les frères de Witt dans son Histoire de la marine française (1845). Plusieurs autres romans feuilletons (Le capitaine Malicorne, L’Orpheline de Dordrecht) d’auteurs bien oubliés aujourd’hui évoquent Jean de Witt.

Mais c’est surtout Alexandre Dumas avec La Tulipe noire en 1850 qui a donné l’image la plus populaire de ces « Romains de la Hollande … amis inflexibles d’une liberté sans licence et d’une prospérité sans superflu ». Le romancier met en scène Guillaume d’Orange en témoin silencieux et terrible du double assassinat. En réalité, le triste et morose stathouder n’était pas sur les lieux mais on ne doutait pas de sa complicité.

Le récent film néerlando-belge7que j’évoquais plus haut reprend en tout cas cette imagerie. Un Jean de Witt très idéalisé, héros de la liberté, y est victime de la sournoiserie des orangistes. Guillaume III, prince efféminé et incapable, n’y est guère flatté mais il est vrai que l’actuelle dynastie n’en descend pas directement.

La chute des frères de Witt

Jean de Witt avait tenté d’éduquer le jeune prince et de lui donner « l’âme d’un bourgeois respectueux de la République hollandaise ». Il n’avait fait que renforcer la haine du jeune Guillaume à son égard.

Le temps de la lutte pour l’indépendance avait été marqué par l’alliance avec les monarques anglais et français, farouches adversaires de l’hégémonie espagnole. Mais une fois tombée la grandeur ibérique, la situation avait changé du tout au tout. L’Angleterre disputait désormais la puissance navale et commerciale aux Néerlandais tandis que le roi de France lorgnait sur le plat pays qui n’était pas le sien. En 1670 les deux larrons s’entendaient pour prendre en étau les Provinces-Unies, le rêve de Johan de Witt s’écroulait.

Prêtes à se battre sur les flots contre les flottes française et anglaise, les Provinces-Unies n’étaient pas en état de résister sur terre aux armées du roi de France. Bientôt les Français assiégeaient Maastricht. Un certain d’Artagnan devait même y trouver la mort. Dans cette atmosphère de désastre, les orangistes désignèrent deux boucs émissaires aux angoisses collectives.

Aussitôt la fureur populaire se tourna contre les frères de Witt. Un ancien repris de justice accusait Cornelius d’avoir projeté d’assassiner Guillaume III. Une tentative d’assassinat poussa Jean, accusé de corruption, à démissionner de ses fonctions.

 

Cornelius de Witt torturé

Jeté en prison, Cornelius était soumis à la question.

Mais sur le chevalet, ce personnage, digne de l’antiquité, refusa d’avouer. La légende assure même qu’il récitait la première strophe de l’ode d’Horace Justum et tenacem pour mieux défier ses bourreaux. Dans Le Siècle de Louis XIV Voltaire traduit cette ode en vers élégants « pour ceux qui ignorent le latin »

Les torrents impétueux,

la mer qui gronde et s’élance,

la fureur et l’insolence

d’un peuple tumultueux,

des fiers tyrans la vengeance

n’ébranlent pas la constance

d’un cœur ferme et vertueux.

Dans son Histoire de France Michelet en donne une traduction en prose quelque peu alambiquée :

« Le juste, de ferme volonté, persistera […] La colère de la foule, la furie grimaçante du tyran veut en vain le crime[…]Il reste sur sa base, comme aux folies du vent, le roc de la profonde mer ! »

Si les juges étaient convaincus de son innocence, ils n’osaient l’acquitter par peur de la foule déchaînée. Cornelius fut ainsi condamné à l’exil. Attiré dans la prison, Jean qui espérait en faire sortir son frère, se retrouva à son tour bloqué. Leur destin était scellé. Lâchement, les autorités firent retirer les troupes qui protégeaient la prison pour mieux livrer les frères à la populace.

 

Rien que probité

Dans les récits sur la fin des deux frères, Jean de Witt est souvent présenté tenant l’Écriture sainte, assis et calme aux côtés de son frère alors même que les émeutiers forcent la cellule.

Après les avoir tués, les assassins se partagèrent les vêtements, arrachèrent les entrailles de leurs victimes, coupant pieds et mains. Une folle gaieté gagna la ville « comme s’il y avait kermesse » notait un agent français.

On demandait à un des commissaires chargés d’examiner les papiers de l’ancien grand-pensionnaire après sa mort ce qu’il y avait trouvé : « Qu’aurions-nous pu y trouver ? Rien que probité. »

Guillaume d’Orange, qui s’était bien gardé d’être présent à La Haye, apprit le soir même la nouvelle du massacre. Il y avait foule à qui en lui donnerait la primeur. Il pâlit tout de même. Mais loin de punir qui que ce soit, il préféra récompenser les notables qui figuraient parmi les massacreurs.

Il devait donner son sentiment quelques jours plus tard à Gourville : « Ayant appris cette mort sans y avoir contribué, je ne laissais point de m’en sentir un peu soulagé. »

 

La fin de la « vraie liberté » ?

Le récit de la mort des deux frères a longtemps été familier aux Français. N’était-il pas un épisode annexe du règne de Louis XIV à une époque où l’on enseignait encore une Histoire de France « exclusive »  ? Mais cela fait longtemps que les jeunes Français n’entendent plus parler dans leur scolarité ni des Provinces-Unies ni des frères de Witt.

En tout cas, Guillaume, incarnation du « sursaut national » qui va finalement sauver les Provinces-Unies, avait désormais le pouvoir. Mais comment concilier les deux images de Guillaume d’Orange ? Peut-il être à la fois le despote triomphant sur le cadavre des frères de Witt et le restaurateur des libertés anglaises de la Glorieuse Révolution ?

La mort des deux frères ne mit d’ailleurs fin ni à la république ni à la richesse de sa caste oligarchique. Les Province-Unies, dont la place dans le commerce international ne devait cesser de décliner, restèrent longtemps prospères. Mais la « vraie liberté » s’était quelque peu évaporée ainsi que la grandeur et le rayonnement artistique. Frans Hals et Rembrandt n’auront pas d’héritiers.

 

En guise de conclusion

La médiocrité des successeurs de Guillaume, qui n’avaient plus guère d’Orange que la couleur, ne transforma pas le stathoudérat en monarchie au XVIIIe siècle. De leur côté, les régents s’aristocratisaient de plus en plus. Seule la Révolution française, qui devait tuer toutes les anciennes républiques marchandes, mit fin à l’équilibre laborieux sur lequel reposaient les Provinces-Unies. En plaçant un de ses frères sur le trône de Hollande, Napoléon mettait le marchepied pour les anciens stathouders.

Mais ceci est une autre histoire…

  1. Michiel de Ruyter est le titre original de ce film néerlando-belge de Roel Reiné, 2015
  2. Journal des Débats, 2 août 1839
  3. ou Histoire des révolutions politique et des personnages qui se sont dévoués pour le bien et la liberté des nations
  4. Négociations relatives à la succession d’Espagne sous Louis XIV, 1835-1842, tome 1, p. 169
  5. Le Figaro, 4 octobre 1913, supplément littéraire du dimanche
  6. roman qui n’est plus connu aujourd’hui que par son titre qui a inspiré à Isidore Ducasse son nom de plume de Lautréamont.
  7. Jean de Witt y est interprété par Barry Atsma et Cornélius par Hajo Bruins

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Auteur : Catherine de Vries, Professor of Political Science, Fellow and member of the Management Council of the Institute for European Policymaking, Bocconi University

 

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