Une sociologie du droit basée sur Robinson Crusoé

Tant que Robinson Crusoe n’était qu’un naufragé isolé, « la question des règles de conduite humaine ordonnée » ne se posait pas. Jusqu’à ce que Vendredi apparaisse.

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Une sociologie du droit basée sur Robinson Crusoé

Publié le 16 août 2022
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Par Ugo Stornaiolo S.

Un essai de Hans-Hermann Hoppe explique que pour Robinson Crusoé, naufragé isolé, « la question des règles de conduite humaine ordonnée », de la coopération sociale, « ne se pose tout simplement pas », mais lorsque « Vendredi, arrive sur l’île », pour la première fois, Crusoé doit interagir avec quelqu’un d’autre, soit en concurrence, soit en coopération pour des ressources rares.

Comme un conflit est possible, ils doivent maximiser l’efficacité de leurs interactions, ce qui signifie qu’ils doivent agir rationnellement pour survivre et ne pas épuiser leurs maigres ressources, pour lesquelles ils ont deux possibilités : soit entrer en conflit direct, une guerre primitive causée par la rareté, soit coopérer pour maximiser l’utilisation des quelques ressources qu’ils partagent.

David Dürr théorise que ce conflit potentiel est la première source juridique du fait de la présence de Vendredi sur l’île de Crusoé. C’est « un phénomène dynamique… un monde en mouvement et en changement », dont la loi comme « effet secondaire » est « articulée dans un conflit d’intérêts contradictoires et donc incompatibles », émergeant « dans certaines situations » comme « une réaction, un besoin qui apparaît s’il y a un conflit à résoudre ».

En utilisant l’éthique de l’argumentation de Hoppe, Crusoé et Vendredi sont tous deux capables d’une action rationnelle guidée par des besoins évalués subjectivement. Ils peuvent donc dériver rationnellement des droits de propriété à partir de leur possession corporelle, ce qui signifie qu’il peut y avoir un arrangement symbolique pour le partage des terres ou des ressources, déterminant des liens objectifs sur les biens ou les lieux à maximiser et gouvernant par leur interaction par des règles sans affecter les droits de propriété de l’autre, cherchant à éviter ce qui serait un conflit certain sans elles.

En outre, selon Ludwig von Mises :

L’action humaine est un comportement intentionnel […] la volonté mise en œuvre et transformée en une agence […] visant des fins et des objectifs […] la réponse significative de l’ego aux stimuli et aux conditions de son environnement […] l’ajustement conscient d’une personne à l’état de l’univers qui détermine sa vie.

Cela prouve qu’un tel arrangement entre Crusoé et Vendredi a un objectif clair : celui d’éviter des conflits inévitables autrement.

Michaël Bauwens développe une idée similaire sur l’origine des droits comme « la situation existentielle qui donne lieu à une enquête sur la nature des droits et du droit, est un conflit entre au moins deux personnes », où l’arrangement de Crusoé et Vendredi pour résoudre leur dispute crée une déclaration normative mutuelle, basée sur leur reconnaissance de la rationalité d’un accord sans avoir besoin de s’engager dans la violence.

Ils pourraient argumenter pour des solutions différentes, chacun essayant de maximiser son avantage respectif, menant à des arrangements précontractuels tels que définis dans la théorie des contrats où un accord est l’assentiment mutuel manifesté par deux ou plusieurs personnes et un marché est un accord pour échanger des promesses ou des conduites, mais strictement parlant, un contrat est « un accord entre des parties privées créant des obligations mutuelles exécutables par la loi », dont les éléments de base requis pour son exécution légale sont « l’assentiment mutuel, exprimé par une offre et une acceptation valides ; une contrepartie adéquate ; la capacité ; et la légalité ».

La validité de l’offre et de l’acceptation et la légalité du contrat lui-même pourraient être discutées dans un cadre purement libre-échangiste, mais si l’accord ne peut pas être appliqué, il ne pourrait pas s’agir d’un contrat, en soi, mais cela pourrait également être contesté selon la théorie des relations internationales, où les États se comportent comme des parties individuelles, signant des traités sans personne pour les faire appliquer.

Un certain nombre de conditions non juridiques déterminent les fins ultimes des traités, étant donné qu’il existe de grandes puissances, avec de plus grands territoires, plus de ressources, plus de force de travail et de puissance de feu, et de petits États, inférieurs dans ces catégories.

Les traités signés entre des États similaires, qu’ils soient ou non des puissances, sont soutenus par la crainte de représailles et d’une guerre épuisant les ressources, mais dans les traités entre puissances et petits États, il y a un élément de pouvoir de la première vers le second qui fait qu’il s’incline par crainte ou par nécessité.

Dans de nombreux cas, les traités impliquent une protection pour le petit État et des avantages commerciaux pour la puissance, celle-ci agissant généralement comme médiateur dans les conflits entre les petits États avec lesquels elle a des accords inégaux, car sa position est meilleure que celle des autres.

En ramenant cela à Crusoé et Vendredi, qui pourraient être dans des conditions égales, ils pourraient conclure des arrangements infinis, en convenant et en négociant un nombre infini de règles, mais tant qu’il n’y a pas de tierce partie dans l’île, ces accords manqueraient de l’élément nécessaire d’application, et leur seule garantie de respect serait la peur de la destruction mutuelle en cas de violation.

Pour les besoins de l’argumentation, introduisons un troisième personnage dans cette expérience de pensée, nommé Selkirk (le vrai Robinson Crusoé). Lorsque Crusoé et Vendredi entrent dans un autre conflit, ils savent maintenant qu’une troisième personne se trouve sur l’île et peut être appelée à commenter leur conflit, soit en étant d’accord avec l’un ou l’autre, soit en apportant simplement un autre point de vue sur celui-ci.

Tous deux souhaitent raisonnablement que Selkirk défende leur position : leur objectif est de faire valoir leur point de vue à l’autre partie, ce qu’ils ne peuvent faire eux-mêmes, car la violence de l’un ou l’autre signifie invariablement un conflit dont la seule issue certaine est la destruction de leurs biens, de leurs corps ou des deux.

Ils se mettent d’accord pour demander à Selkirk son avis sur la question parce qu’ils pensent tous deux qu’il pourrait devenir un allié pour imposer de force leur point de vue par la simple force numérique, une connaissance a priori que plusieurs personnes sont plus fortes qu’une seule, et parce qu’ils veulent légitimer de l’extérieur leur point de vue.

Selkirk, en tant que tierce partie à leur conflit, se trouve dans une situation difficile sans rôle clairement défini : lui demande-t-on de commenter le conflit ou de le résoudre en faveur de l’une des parties impliquées ?

Il peut devenir l’exécuteur d’une perspective individuelle, l’annonceur de celle qu’il juge la meilleure, ou un intervenant plus important, décidant lui-même de nouvelles règles pour les parties afin de mieux organiser leurs interactions et de prévenir les conflits potentiels, ce qui reflète trois pouvoirs différents : celui de juge, celui d’exécuteur et celui de créateur de règles. Le rôle de juge est évident, déclarant ce qu’il considère comme juste concernant les accords des parties, selon son propre jugement raisonnable et sa perception des faits appliqués aux circonstances qui lui sont présentées.

L’exécution est également simple : exécuter les accords des parties et les faire respecter dans leurs conditions, en recourant à la force physique, comme le terme l’indique, si l’une des parties ne veut pas remplir ses obligations.

Enfin, l’établissement de règles confère à Selkirk le pouvoir de définir des règles pour les parties afin de régir leurs interactions, ce qui lui permet d’imposer des dispositions à suivre au lieu de celles qu’elles avaient initialement convenues.

Ces rôles se recoupent avec l’idée de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs gouvernementaux, où l’exécution, étant donné son affinité avec la force, relève de l’exécutif, le jugement, pour son caractère raisonnable et son interprétation des faits, relève du judiciaire, et l’élaboration des règles, externe mais contraignante pour les parties, relève du législatif.

Des trois, le seul volontaire est celui de juge, car Crusoé et Vendredi se sont mis d’accord pour demander l’interprétation raisonnable de Selkirk comme intervention réactive en cas de conflit, et sur les juges, selon Bettina Bien Greaves, Mises considérait que

si des personnes concluent un contrat, si les deux parties décident que quelque chose doit être fait immédiatement, il n’y a en règle générale aucune raison pour un quelconque désaccord entre les parties […] Mais si les gens ne respectent pas les accords qu’ils ont volontairement acceptés, alors le gouvernement doit intervenir […] afin d’empêcher les individus de recourir à la violence.

Crusoé et Vendredi ont volontairement accepté de faire appel à Selkirk pour qu’il intervienne et juge raisonnablement leur conflit, car ils savent que si leur désaccord continue de s’échauffer, la violence sera imminente, les mettant en danger ainsi que leurs biens. Par conséquent, l’intervention de Selkirk est justifiée et légitimée comme une mesure de désescalade, dans laquelle ils doivent le convaincre de leur point de vue sur le conflit et l’amener à soutenir leur cause pour l’imposer sur une base numérique avec un potentiel d’exécution.

Leur raisonnement est simple : s’engager dans une action directe pour imposer leurs positions serait contre-productif, car la possibilité de dommages corporels et à leurs biens n’est pas une incitation suffisante pour les mettre en danger à cause d’un simple désaccord pouvant être résolu par une argumentation rationnelle plus rentable en présence d’un tiers appelé à être convaincu et à pencher vers l’argument le plus raisonnable présenté.

Et comme Selkirk ignore les faits qui se cachent derrière le conflit, il doit être convaincu par les arguments de ses compagnons, accepter leurs interprétations respectives et les défendre dans leur confrontation potentielle pour ce que chacun considère comme son juste droit. La position de Selkirk en tant que juge provient du besoin rationnel de Crusoé et de Vendredi de légitimer leurs interprétations de l’accord dans leur propre intérêt, ce qui en fait un dérivé praxéologique, car il a été établi par la volonté des parties de faire appel à une tierce personne pour juger rationnellement leurs problèmes.

Il s’agissait d’une action consciente engagée dans un but choisi subjectivement : la résolution de leur conflit, soit en acceptant son jugement, soit par l’application potentielle de l’accord par deux forces combinées. Cela lui confère également la légitimité d’être totalement libre et volontaire : toutes les parties en conflit ont rationnellement accepté de l’appeler pour résoudre le conflit qui lui est présenté par son interprétation des faits, et le juge lui-même a accepté d’intervenir.

Il n’a pas été contraint, son élection reposant sur le fait que les parties ont accepté de l’appeler, d’engager une argumentation et de le convaincre raisonnablement de leurs points de vue au lieu de se battre physiquement pour un droit revendiqué. Cela rend également légitime son application potentielle, puisque les parties l’ont sollicité pour le convaincre de leurs arguments afin qu’il les soutienne au cas où elles auraient besoin d’appliquer physiquement l’accord initial tel qu’interprété par la partie convaincante, une situation que Selkirk a également acceptée.

Cependant, l’exécution est secondaire par rapport à la décision du juge, elle n’est nécessaire que dans le cas où la partie non convaincante ne respecte pas sa part de l’accord ou la résolution proposée de leur conflit, et que deux forces combinées sont nécessaires pour l’obliger à respecter l’accord, ce qui n’est pas directement mais potentiellement nécessaire. Si la force n’est pas initiée, ni par Crusoe et Vendredi, ni par Selkirk, dans son rôle de juge et d’exécuteur, cet apport de justice serait entièrement volontaire et légitime, car toutes les parties impliquées l’ont accepté et savent qu’elles sont censées résoudre le conflit en cours, avec des conséquences conditionnelles et évitables d’exécution physique au cas où l’une d’entre elles déciderait de ne pas respecter l’accord ou son interprétation résolutoire.

Enfin, Selkirk pourrait assumer un rôle de législateur lorsqu’il est appelé à résoudre un conflit, créant de nouvelles règles pour Crusoé et Vendredi, avec une capacité d’exécution dans les mêmes conditions décrites précédemment, mais dépassant le pouvoir qui lui est accordé pour simplement interpréter et résoudre raisonnablement les conflits, puisqu’il imposerait des règles différentes de l’accord original. La distinction entre le juge et législateur est que le premier trouve des règles de droit naturel à partir de son interprétation raisonnable des faits du conflit, alors que le second, à partir de sa propre position dans le conflit, crée et impose directement des règles aux parties, qui deviennent soumises à ses dispositions.

Ce type d’élaboration de règles est rare, car en toute liberté, les parties au conflit en sont les auteurs, définissant leurs règles de coopération sociale, basées sur l’efficacité et la maximisation du profit pour leur interaction, essayant de les faire respecter pour éviter des conflits coûteux qui seraient contre-productifs pour elles.

Ainsi, à moins que les parties ne demandent à cette tierce personne de créer des règles pour elles, elles essaieraient de garder ce pouvoir pour elles-mêmes, car elles ont davantage confiance en elles-mêmes qu’en un agent externe, mais il peut arriver qu’elles aient davantage confiance en ses conseils pour définir leurs règles étant donné sa position, sa connaissance supplémentaire de questions similaires, son ignorance de leur situation factuelle, ou toutes ces conditions, mais elles doivent encore accepter de le contacter et de se soumettre à ses dispositions.

L’élaboration de règles, telle qu’elle est présentée ici, pourrait être sujette à controverse, car la même personne qui crée les règles les jugerait et les appliquerait également, combinant ces pouvoirs entre les mêmes mains, un arrangement gênant une fois appliqué à une situation sociale plus large.

 

Traduction Contrepoints

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  • Avec la Blockchain, Robinson et Vendredi n’ont pas besoin de Selkirk.

  • Cet exercice de pensée image bien l’utilité de l’intervention d’un tiers de confiance. Cependant il ne faut pas oublier que Selkirk lui aussi est en situation de survie. Ainsi si Vendredi et Crusoé peuvent avoir des intérêts conflictuels, il n’y a aucune raison pour que ce ne soit pas le cas avec Selkirk.
    J’avais écrit tout un truc, mais à quoi bon ? L’idée qui me semble manquer, c’est que Selkirk n’est pas en dehors du système social, des conflits et des négociations. Et du coup il y a tout un processus historique, avec des institutions et désinstitutions successives d’autorités, de contre-pouvoirs, de dynamique de spécialisation, de rétention et de diffusion du savoir, de coalition, de centralisation, de génération, d’héritage, de recherche de stabilisation, d’innovation, de renégociation, des discours de légitimation intemporelle qui n’ont qu’une portée temporaire, de reformulation des contingences par la technologie, d’obsolescence des procédures de gestion… l’organisation sociale se fait loin de l’équilibre et la stabilité n’est que limitée.

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