Guerre en Ukraine : le nouveau rideau de fer

L’idée d’une Ukraine résolument neutre, pourtant la meilleure garantie de sécurité pour la Russie et l’Europe, est en péril.

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Vladimir Poutine & Dimitri Medmedev (Crédits Jürg Vollmer, licence Creative Commons)

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Guerre en Ukraine : le nouveau rideau de fer

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 10 mai 2022
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Par Arnaud Klein.

La guerre en Ukraine est sur toutes les lèvres, du quidam à « l’expert ». Et si la prééminence d’un tel évènement dans les médias et les conversations n’a rien d’étonnant ni d’injustifié, le traitement de ce conflit diffère notablement de celui d’autres conflits tout aussi intenses. L’une de ces raisons tient à l’évidence d’une proximité supérieure et d’un sentiment naturellement (aussi choquant que cela puisse être pour certains) plus fort vis-à-vis des Ukrainiens que ce qui a pu être manifesté pour les Libyens, Syriens, Irakiens et autres peuples de pays dévastés par la guerre ces dernières années. L’autre, moins sentimentale mais tout aussi profonde, tient à la menace qui pèse sur les peuples européens. Car cette menace est aussi nouvelle… ou plutôt perçue comme telle. L’Europe se croyait définitivement au-delà de ça, au-dessus, réellement, de tous ces peuples barbares qui s’entretuent.

C’est un réveil brutal qui la frappe, lui rappelant son Histoire et tous les indices manqués qui nous apportent, encore, la guerre en Europe. Il serait pourtant hypocrite de faire le deuil de 77 ans de paix : avons-nous si vite oublié que les guerres de Yougoslavie ont fait 140 000 morts entre 1991 et 2001 ? Tout cet atermoiement soudain occulte également les 13 000 morts1 en Ukraine depuis le début du conflit en 2014 (dont 9000 la première année). Las, quoique affligées d’une mémoire courte, les populations européennes réagissent à l’invasion russe pétris de bonnes intentions et de généreux principes. La souffrance du peuple ukrainien est bien réelle et c’est dans une parfaite légitimité que s’organise l’accueil de réfugiés et l’aide humanitaire.

Mais la bonté des peuples ne saurait s’arrêter en si bon chemin. Dans une séparation manichéenne digne des régimes les plus autoritaires, le récit médiatique nous impose le combat des gentils contre les méchants. L’Ukrainien est martyrisé mais valeureux ; il est tel David contre Goliath, Leonidas contre Xerxès, le héros de notre temps. Face à lui le méchant, Vladimir Poutine, serait un fou sanguinaire dont la perfidie serait à la fois découverte aujourd’hui et inscrite dans tout son parcours. Et si cette autorité (anti)messianique qui lui est conférée ravirait tout apprenti dictateur, sommes-nous si crédules ? Aurions-nous à ce point manqué tous les signes ? Ainsi personne, y compris en Russie, n’aurait vu pointer les cornes du diable en personne aux portes de l’Europe ?

Bien sûr, on trouve ici et là quelques voix dissonantes2. Mais là encore, le message est binaire. Il est toujours question de gentils et de méchants ; les rôles sont simplement inversés. Ce n’est plus le spectre des Czars qui nous menace mais l’OTAN, mère de tous les maux. Diamétralement opposées dans leur appréciation de la situation, ces deux perspectives ont chacune leur part de mérite : d’un côté, le sentiment de solidarité, le soutien aux victimes est louable ; de l’autre, la voix du camp d’en face, même en désaccord, ne doit pas être ignorée. Ces deux visions se heurtent pourtant à un obstacle de taille : la réalité.

D’aucuns prétendent nous expliquer les raisons de l’invasion russe en Ukraine en remontant aux origines de la Rus de Kiev au XIe siècle, ou par les ambitions délirantes d’un Vladimir Poutine s’imaginant en nouvel empereur.

Avant de se targuer de lire dans le marc de café l’avenir de la Russie, il convient de se rappeler les mots de Winston Churchill3 :

« Je ne peux pas vous prédire l’action de la Russie. C’est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme ; mais peut-être y a-t-il une clef. Cette clef est l’intérêt national russe ».

Une logique froide basée sur l’affrontement de puissances

C’est donc d’un pragmatisme froid, parfois violent dont il faut s’équiper, pour discerner quelque cohérence dans l’action du Kremlin, en deviner les enjeux et sa feuille de route. Il est cynique mais salvateur de voir l’invasion russe telle qu’elle est pour nous : un rappel du monde dans lequel nous vivons. Un monde complexe, de jeux de pouvoir, d’équilibre des menaces et de rapports de forces4.

C’est dans cette logique que s’inscrit Volodymyr Zelensky quand il demande une « no-fly zone » au-dessus de l’Ukraine : il a conscience que cela ne résoudra pas le conflit. L’intensité des mesures militaires de l’OTAN face à la Russie dans cette crise a au contraire toutes les raisons de l’envenimer. Mais au prix d’une guerre peut-être plus longue, de plus de pertes, le président ukrainien espère sauver sa patrie d’un découpage en règle, répondant aux intérêts de forces étrangères ; il peut compter sur un puissant sentiment nationaliste, dont l’invasion russe a favorisé la maturité, pour soutenir cette démarche.

Lorsque la Russie envahit l’Ukraine, elle répond à la perspective d’une perte de souveraineté inacceptable, en cette période où les pays de l’UE semblent redécouvrir l’importance de ce concept. La présence, même hypothétique, d’une base de l’OTAN pouvant bloquer l’accès à Sébastopol et la mer Noire serait totalement intolérable pour le Kremlin : à quiconque voudrait nier cette évidence stratégique, il faut rappeler la réaction des États-Unis lors de la crise des missiles de Cuba. En cela, la réaction de la Russie face à une pénétration de leur glacis protecteur peut nous choquer par sa violence, mais ne doit pas nous surprendre.

La morale est le champ de bataille de l’Occident : Volodymyr Zelensky l’a bien compris dans ses discours enflammés aux parlements occidentaux5. Ce n’est pas celui de la Russie et il est crucial de comprendre quel est son combat. Qu’importe que nos gouvernements réfutent cette idée de bonne foi, qu’importe qu’il n’y ait (peut-être) là qu’une chimère. La crainte est bien réelle et aucune assurance plate, aucune préoccupation morale ne saurait l’effacer : l’OTAN s’est étendue vers l’Est. L’OTAN avance vers la Russie. Ignorer l’importance de la façon dont Moscou le perçoit, c’est ignorer le principe même de ce qu’est une menace. Son efficacité, voulue ou non, dépend bien de qui en est la cible.

Et cela fait près de deux décennies que Vladimir Poutine (ce fou imprévisible) nous répète cette interprétation de l’avancée de l’alliance occidentale6. Nous le savions, et nous avons fait le choix délibéré de passer outre. Lorsque les États-Unis prédisaient une invasion russe imminente à laquelle personne ne croyait, ce n’est pas par prescience ou la compétence supérieure (quoique bien établie) de leurs services de renseignement. Non contents d’appliquer la bonne grille de lecture à l’action russe, ils savaient pertinemment que refusant de céder un pouce ni négocier un compromis avec la Russie, le Kremlin se sentirait totalement acculé, au pied du mur ; et réagirait par la force.

L’idée d’une Ukraine résolument neutre, pourtant la meilleure garantie de sécurité pour la Russie et l’Europe, est désormais en péril : d’une part, les Ukrainiens sont enhardis par l’efficacité (relative, assistée, mais néanmoins réelle) de leur défense et le soutien des populations européennes. D’autre part, le modèle que l’on voudrait appliquer s’inscrit dans un contexte tout à fait différent. Le traité russo-finlandais de 1948 actant la neutralité de la Finlande est, pour rappel, « d’Amitié, de Coopération et d’Assistance mutuelle ».

Il s’est construit dans un échange bilatéral, certes entre petit et grand mais chacun y trouvant son compte, en faisant fi des opinions occidentales7. Il est difficilement concevable que l’Ukraine accepte une telle formulation aujourd’hui, même avec le pistolet sur la tempe. La position actuelle de l’Ukraine dans ses négociations avec la Russie ne lui permet pas d’assurer un compromis acceptable sans le soutien des puissances occidentales dont, du reste, elle ne souhaite pas s’éloigner.

Ne nous y trompons pas : nous ne sommes pas plus les alliés que les amis de l’Ukraine, qui sont et seront sacrifiés à l’autel de l’intérêt de l’Occident. Ces sanctions déguisées en justice ne protégeront pas plus durablement les Ukrainiens que les Serbes et Albanais ne l’ont été en 1999 et au-delà ; elles font acte de la constitution du nouveau bloc occidental face au bloc sino-russe : si 141 pays sur 193 ont condamné l’invasion russe, les pays restants représentent la moitié de la population mondiale.

Le rideau se reforme plus à l’Est ; il sera chargé d’épines ou de plomb.

  1. UN OHCHR Report, 2019
  2. Dissonantes en Occident : le schéma est à peu près inverse en Russie… Ainsi qu’il est intéressant de le noter, dans les pays qui n’ont pas rejoint le cortège occidental de condamnations et sanctions.
  3. BBC Broadcast, Londres, 1939
  4. Stephen Walt, Alliance Formation and the Balance of World Power, 1985 ; John Mearsheimer, The Tragedy of Great Power Politics, 2001.
  5. UK Parliament, 9 mars 2022 ; US Congress, 16 mars 2022
  6. Discours à la 43ème conférence de Munich sur la sécurité, Vladimir Poutine, 2007
  7. « La neutralité finlandaise : apparences et réalités », Max Jakobson, 1980
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  • « si 141 pays sur 193 ont condamné l’invasion russe,… »
    Posture morale n’entraînant aucune conséquence et/ou implication quelconque pour le pays ayant voté la condamnation.
    Par contre, quand on fait le compte des pays ayant pris des sanctions économiques contre la Russie, on a quoi? USA, Canada, Europe (sauf Serbie, Croatie, Moldavie, Bielorussie, Georgie et qq rares autres), Japon, Taiwan, Australie et Nouvelle Zélande? J’en oublie peut-être qqu’uns mais ils sont très peu nombreux. Et encore, les USA ont augmenté leur importation de pétrole russe et continuent à acheter de l’uranium enrichi à la Russie, donc sanctions économiques US adaptées à leur propre intérêt économique bien compris… 🙂
    Donc, in fine, il n’y a pas de front « mondial » contre la Russie » mais seulement occidental…et encore. Le rideau de fer est plutôt étriqué.

  • M. Bourdillon, en ne condamnant pas inconditionnellement la Russie de Poutine, vous allez être traité de troll pro-russe !
    Plaisanterie mise à part, enfin du bon sens dans un océan de propagande.
    Je suis toujours très étonné quand les porte-voix du camp du Bien « oublient » de rappeler que selon les classements internationaux sur la corruption ou sur la démocratie et les libertés, l’Ukraine est constamment mal notée, dans des eaux très voisines de la Russie, d’ailleurs. Autrement dit, même un enfant se dit qu’il y a anguille sous roche quand on nous présente l’Ukraine et Zelensky comme de blanches colombes et Poutine et la Russie comme les suppôts du Démon.
    Les 14.000 morts du Donbass (dont plusieurs milliers de civils) depuis 2014, oubliés. Le long et lourd passif entre ces deux pays depuis au moins le tsarisme, oublié. Stephan Bandera, l’alliance entre les nationalistes ukrainiens et les nazis durant la WWII, la participation à la Shoah par balles… oubliés.
    De l’autre côté, l’impérialisme et l’expansionnisme russes, depuis toujours, et concernant l’Ukraine, l’Holodomor, sont bien réels.
    Nous devrions donc chercher la paix et les concessions mutuelles, pas alimenter la guerre et le jusqu’au-boutisme des ultras de chaque partie. – pour ce qui est de la partie ukrainienne, lire l’itw donnée par Dmitro Yarosh au média ukrainien incident(point)obozrevatel(point)com en 2019 donne une bonne idée de la détermination de ces gens, jusqu’à menacer de mort, ouvertement, le président Zelensky lui-même… –
    Combien savent que l’Ukraine n’a existé en tant que nation indépendante qu’entre 1917 et 1922, puis depuis 1992 ? Hors de ces périodes, ce pays a toujours été une province (ou partagé en provinces) de puissances étrangères : polonaise, hongroise, russe, ottomane, etc.
    Un sentiment national ukrainien s’est fait jour depuis 1992 et c’est sans doute une bonne chose, mais ce sentiment peut-il être assis sur la négation des minorités russophones du pays ? Ou alors, le multiculturalisme est-il réellement une bonne chose ?

  • Excellente analyse !
    Sans oublier de faire preuve de compassion (en la matérialisant par l’aide humanitaire et l’accueil des réfugiés) vis-à-vis de toutes les populations qui souffrent depuis au moins vingt ans des conflits russo-ukrainiens, il faut réfléchir et agir en fonction de critères diplomatiques dépassionnés. Il s’agit donc de ne pas donner des leçons de morale (en oubliant ses turpitudes : par exemple, l’invasion de l’Irak par les États-Unis a entraîné la mort de centaines de milliers de personnes, très majoritairement des civils) mais de négocier et sans prétendre choisir son interlocuteur, que ce soit en Chine, en Arabie séoudite ou en Russie, même si M. XI Jin-ping, les monarques séoudiens ou V. Poutine ne sont pas « gentils », ce n’est pas la question. Et puis, comme cela est est très justement écrit dans l’article, il faut être capable de comprendre – ce qui ne signifia pas faire preuve de compréhension – le point de vue de l’autre partie. Faute de quoi, on ne connaît pas une partie des paramètres indispensables.
    Malheureusement, on assiste au contraire, notamment en Europe de l’ouest dont maints Gouvernements se font les auxiliaires zélés de la politique des États-Unis, lesquels, profitant de la brutalité balourde de la Russie, sont cyniquement prêts à se battre jusqu’au dernier Ukrainien pour entretenir un nouveau foyer d’affaiblissement de la Russie, sur le modèle de l’Afghanistan dans années 1980.

  • tant que les USA seront aux commandes, il n’y aura pas d’entente possible. Le but des américains, après avoir décidé QUI était le mal incarné, n’ont qu’un but: l’humilier puis le détruire. C’est une constante, il suffit de voir de quelle façon ils ont traité les états sécessionnistes après avoir gagné la guerre civile!
    avec eux, le congrès de Vienne n’aurait même pas pu se tenir!

  • Ouf, merci !

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