La guerre en Ukraine et le paradoxe stratégique du modèle occidental

Toynbee nous avait prévenus : ce n’est pas parce que les barbares nous attaquent que nous déclinons ; au contraire, c’est parce que nous déclinons qu’ils nous attaquent.

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La guerre en Ukraine et le paradoxe stratégique du modèle occidental

Publié le 5 avril 2022
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L’un des résultats paradoxaux de l’attaque de l’Ukraine par la Russie a été de montrer combien le modèle occidental restait attractif pour les populations du monde. Cette preuve d’amour pour une civilisation qui doutait d’elle-même depuis des années était inattendue. Elle peut être une véritable occasion de renouveau, mais il faudrait pour cela répondre à trois impératifs stratégiques.

Selon l’historien Arnold Toynbee, une civilisation croît lorsqu’elle est attractive, c’est-à-dire qu’elle suscite l’adhésion interne et externe des populations. Cette adhésion repose sur sa capacité créative qui lui permet de répondre aux défis auxquels elle est confrontée. Elle cesse de croître lorsqu’une cassure se produit et que cette capacité créative disparaît.

L’élite se transforme peu à peu en minorité dominante fonctionnant sur une logique de contrôle. Lorsque la logique passe de l’attraction au contrôle, l’unité de la civilisation se brise et apparaissent alors deux types de ce que Toynbee appelle prolétariat, c’est-à-dire deux groupes qui ne se sentent plus comme faisant partie du tout : un groupe interne (dissidence), et un groupe externe (les barbares). De façon importante, les effets de la cassure ne sont pas visibles immédiatement. Ils apparaissent parfois très longtemps après.

Le déclin russe

La Russie a cessé d’être attractive depuis longtemps. Elle l’a un peu été après la révolution de 1917 et sa contribution à la défaite du nazisme en 1945. En interne, sa population décline et se vide de ses talents qui émigrent. Son manque d’attractivité externe est visible par le comportement des populations russophones d’Ukraine. Ces populations étaient naturellement tournées vers la Russie, en rupture avec le pouvoir central de Kyiv.

La position de la Russie se posant comme protectrice de ces populations rencontrait un écho certain parmi elles. Mais depuis l’occupation du Donbass en 2014, elles ont pu vivre concrètement sous l’administration russe, et le sentiment pro-russe s’est évaporé. Le résultat est que de nombreux russophones, dont certains anciens séparatistes, sont désormais clairement dans la lutte anti-russe. Autrement dit, le modèle mental de l’identité nationale ukrainienne, basé sur un principe de démocratie libérale à l’occidentale, l’emporte désormais sur l’affinité linguistique.

C’est d’ailleurs l’une des nombreuses illustrations du paradoxe de la stratégie que l’attaque de la Russie ait retourné contre elle des populations qui lui étaient initialement favorables. L’absence d’attractivité de la Russie se traduit tout simplement par le fait que personne n’y cherche refuge, même pas les russophones. Alors que les cadavres s’accumulent, c’est au contraire vers l’Occident que tous les réfugiés se précipitent et à qui ils demandent de l’aide. C’est le modèle occidental qui inspire la résistance ukrainienne et qui lui donne sa force.

Le paradoxe occidental

En cela, l’Occident vit une situation paradoxale. Depuis de nombreuses années, il s’est laissé convaincre par sa classe intellectuelle qu’il était la source de tous les maux du monde : racisme, sexisme, discriminations, esclavage, guerre, exploitation, impérialisme, etc. Alors que de Hong-Kong à Bamako en passant par Tripoli et Kyiv, il conserve un très fort pouvoir d’attraction, étant le refuge ultime de ceux qui ont tout perdu et le modèle vers lequel les peuples se tournent quand ils ont vraiment le choix, nulle civilisation ne doute plus d’elle-même.

C’est dans ce doute qu’il faut trouver la confiance croissante de pays comme la Russie et la Chine qui rêvent d’imposer des modèles alternatifs qui vont de la démocratie nationaliste illibérale à la dictature complète. C’est ce doute qui conduit aux catastrophes comme celle de l’Ukraine.

Ce n’est pas surprenant. Toynbee nous avait prévenu : ce n’est pas parce que les barbares nous attaquent que nous déclinons ; au contraire, c’est parce que nous déclinons qu’ils nous attaquent. Autrement dit, la cause du déclin est avant tout interne. Le spécialiste de la stratégie Edward Luttwak écrivait d’ailleurs : « Le cours normal de l’histoire montre que les nations se lancent dans des conquêtes impérialistes simplement parce qu’elles le peuvent, en raison de la faiblesse de leurs voisins. »

Le nouveau défi de l’Occident… et de la France

L’Occident est donc dans une situation particulière : il reste attractif de l’extérieur, mais a en partie cessé de l’être à l’intérieur. L’enjeu est donc de relancer son cœur créatif pour qu’il soit également à nouveau attractif à l’intérieur. C’est particulièrement vrai pour la France où l’épisode des Gilets jaunes a rendu visible l’émergence d’un prolétariat au sens de Toynbee, c’est-à-dire d’un groupe qui ne trouve plus le modèle attractif parce qu’il n’y trouve plus son compte.

Que la seule façon de le gérer ait été de laisser pourrir le mouvement représente non seulement une formidable opportunité ratée, mais un risque considérable pour le système dans son ensemble, aux conséquences déjà visibles dans les scores des candidats anti-système à l’élection présidentielle. La civilisation qui décline c’est celle qui cesse d’être capable d’apporter des réponses créatives aux défis auxquels elle est confrontée et qui se divise sur des sujets importants.

Trois impératifs

À la lumière des enseignements de Toynbee, et avec les limites d’usage quant aux modèles historiques, on peut suggérer trois impératifs pour l’Occident.

Ne plus se concevoir comme un idéal, mais comme un principe

C’est la conclusion de l’historien David Gress. La différence entre l’idéal affiché et la réalité a imposé un fardeau de justification à l’Occident et à sa forme politique la plus importante, la démocratie, dont les défenseurs étaient obligés de toujours expliquer en quoi la réalité différait de l’idéal. Or le modèle mental de l’Occident n’est pas un idéal, mais un principe de résolution de problèmes basé sur le compromis. En tant que tel, il produit des erreurs, il se fourvoie parfois, mais il est robuste et à même de résoudre ses conflits internes.

Réintégrer le prolétariat interne

Le système doit marcher pour tous, c’est un impératif social et économique d’une importance stratégique où la fin du mois a autant d’importance que la fin du monde.

Assumer pleinement son modèle

Le principe de ce modèle étant la démocratie, il est normal d’y laisser les critiques se développer. Mais ce que la guerre en Ukraine montre, c’est qu’assumer pleinement sa singularité et ses valeurs est le meilleur cadeau que l’Occident puisse faire au monde, car quelles que soient ses limites, et elles sont réelles, quand il faut choisir, c’est vers des pays qui les défendent que les peuples se tournent.

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  • J F Revel nous manque..
    « Les socialistes se figurent que le libéralisme est une idéologie. Elevés dans l’idéologie, ils ne peuvent concevoir qu’il existe d’autres formes d’activité intellectuelle. Le libéralisme n’a jamais eu l’ambition de bâtir une société parfaite. »
    Relire la grande parade.

  • « Or le modèle mental de l’Occident n’est pas un idéal, mais un principe de résolution de problèmes basé sur le compromis. »
    Surement le cas en Ukraine, diplomatie et sens du compromis sont bien la politique occidentale !!!

  • Si l’occident enfin le modèle occidental est attaqué de toute part ce n’est pas en raison de son déclin (déjà déclin oui et non), c’est justement parce qu’il reste puissant. La Chine peut nous faire de l’ombre seulement par une discipline de fer, la Russie peut nous bousculer seulement par des moyens autoritaires, en général ce sont des attitudes rudes de celui qui veut piquer la place du numéro 1. Ok ça nous pique, ça fait mal, mais on est pas fichu ! Il reste un fond solide, on s’est suffisamment foutu sur la gueule pour continuer à l’apprécier. Et bien entendu qu’on est pas irréprochable non plus mais ce n’est pas la fin de l’histoire !

    -2
  • Ah ces intellectuels toujours a vouloir justifier ou comprendre le monde sous l’angle immatériel. En fait c’est tres simple, le produit national brut per capita de l’Ukraine en 2020 etait d’environ $ 3’727. Avec une population active d’environ 68% (age 15 – 64), cela nous donne un revenu moyen d’environ $ 5’500 annuel ! Un réfugié en Suisse va couter environ $ 1’600 par mois soit $ 19,200 annuel. Si Putin offre $ 1’800 par mois, les Ukrainiens iraient en Russie. C’est aussi simple que cela et explique aussi pourquoi beaucoup de gens vont vivre a Dubai.
    Je suis suisse, je peux voter sur tout mais j’habite aux USA, ou je ne peux voter, mais ou je vis beaucoup mieux. La crise ukrainienne est une occasion en or pour tous ceux qui veulent saisir l’opportunité d’améliorer leur vie matérielle. Maintenant on peut de manière valide argumenter que c’est le system démocratique qui a permis cette creation de richesses puisqu’aucun pays authoritaire n’a ete capable d’atteindre notre niveau d’aisance. Mais il ne faut pas se leurrer, la démocratie est en fort recul dans nos contrées, supplantee par des decisions d’experts non élus pour tout et rien. De plus, notre richesse en liquide est essentiellement le fruit de l’emission de monnaie avec abandon. Vous souvenez-vous des règles a suivre pour joindre l’Euro? Par example pas plus de 60% de dette d’Etat par rapport au PNB. La France ces temps? 114%! Pour l’instant il est facile de se montrer généreux, mais cela ne pourrait pas durer. Réfugiés ukrainiens, préparez le plan B.

  • Si la Russie n’est pas attractive pourquoi autant d’entreprises françaises ou américaines sur son sol ? La Russie est à bien des égards beaucoup plus business friendly.

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Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d'études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

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