Mali : « l’opération Barkhane a rempli son mandat »

Un entretien avec Pierre d’Herbès, Consultant en Intelligence Économique chez d’Herbès Conseil.

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Mali : « l’opération Barkhane a rempli son mandat »

Publié le 22 septembre 2021
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Par Pierre d’Herbès.

À l’heure où la junte militaire dirigeant le Mali souhaite se tourner vers la Russie, il est pertinent de revenir sur la situation de ce pays. Quelques questions à Pierre d’Herbès.

Quelle est la situation actuelle au Mali ?

Contrairement à ce qui a pu souvent être dit, l’opération Barkhane ne va pas disparaître mais plutôt se transformer. L’effectif des forces devrait se réduire d’environ 40 % afin d’être ramené de 5100 à 2500/3000 hommes : soit un peu moins que l’effectif originel (2013). Précisons également que les forces aériennes ne diminueront pas. Seules les forces terrestres stationnées au Mali devraient subir des coupes avec la fermeture de plusieurs bases (Kidal, Tessalit, Tombouctou).

Cette transformation vise à privilégier la montée en puissance et l’autonomisation des armées du G5 Sahel, dont le Mali. Mais aussi leur coordination et l’interopérabilité de leurs forces armées respectives via les mécanismes de commandement conjoints (MCC) et au sein de la force conjointe du G5 Sahel (FC-G5S), composée de 5000 hommes.

La France conservera la plupart de ses bases et points d’appuis, désormais recentrés autour du Niger. Elle privilégiera la formation et l’accompagnement des forces du G5, notamment via l’implication grandissante de la Task Force européenne Takuba, constituée à son initiative. La Minusma continuera également sa mission au nord du Mali.

La France a repris cet été, en pleine saison chaude, un fort tempo opérationnel, notamment via l’opération Solstice (depuis juin 2021). L’effet recherché semble consister à maintenir une forte pression sur l’État Islamique au Grand Sahel (EIGS) dans la région du Liptako-Gourma (trois-frontières). Cela afin de réduire sa liberté d’action et l’empêcher de prendre l’initiative. Une nécessité afin de mener à bien la conversion progressive du dispositif français qui devrait s’achever d’ici 2022.

D’un point de vue strictement militaire, ces opérations ont été marquées par une forte implication de la Task Force Takuba. Ces opérations ont été menées en interopérabilité avec les forces maliennes et nigériennes, dont les importants progrès ont été constatés par les armées françaises.

En effet, les unités légères de reconnaissances et d’intervention (ULRI) et les Guetteurs Aériens Tactiques Avancés (GATA), formés par la France, semblent donner satisfaction. En outre, on doit mentionner la neutralisation de l’émir de l’EIGS (Abou Walid al-Sahraoui), tué par l’armée française. S’il s’agit d’un effet majeur, qui à court terme devrait désorganiser ce groupe armé terroriste, il serait une erreur de penser que le mouvement est décapité et incapable de se reconstituer. Bien au contraire, comme l’a rappelé récemment le général Michon, commandant de Barkhane.

Toutefois ce changement de paradigme opérationnel se semble pas intervenir au meilleur moment. En effet, les risques sont nombreux alors que Russes et Turques poursuivent leurs menées anti-françaises dans la région. De plus les pays du G5 ne semblent pas encore totalement prêts à encaisser un relâchement de la pression imprimée par l’armée française. Enfin, ce relatif relâchement apparaît d’autant plus périlleux que les GAT, notamment la Katiba Macina (Aqmi), poursuivent leur poussée vers le golfe de Guinée, avec les risques de métastases que l’on connait et tous les risques afférents (déstabilisation politique, banditisme, trafics, etc).

Quel bilan pour l’opération Barkhane ?

Il est objectivement positif. En huit ans l’opération Barkhane a rempli son mandat : éviter une contamination djihadiste qui aboutirait à l’effondrement, total ou partiel, des Etats de la région. Si les djihadistes contrôlent de manières informelles de vastes portions de territoires abandonnées par l’État, leur action n’en reste pas moins majoritairement clandestine. Pour parler simplement, ils ne sont pas parvenus à se constituer de réelles enclaves territoriales et souveraines, à l’image de l’Etat Islamique en Irak et en Syrie.

Et quand les pressions djihadistes sont devenues trop fortes, suite à l’arrivée de nombreux formateurs venus de Lybie et du levant en 2019, l’opération Barkhane et la stratégie françaises ont su se recomposer et reprendre le terrain perdu. En témoignent les opérations menées avec succès en 2020 après le sommet de Pau en janvier de la même année. Elles aboutirent à totalement saturer les capacités d’action de l’EIGS dans les trois frontières, perturber ses trafics (or, drogue, migrants, etc.) essentiels à son financement, et décomposer provisoirement ses structures.

Pourtant les influences étrangères, le manque de fiabilité de nos partenaires maliens, et une crise de légitimité dans l’opinion publique française ont conduit le gouvernement à opérer un changement dans l’approche opérative du conflit.  Cependant on peut se demander si la France ne relâche-t-elle pas la pression un peu trop tôt ?

Certes, accompagner l’autonomisation du G5 semble être effectivement la meilleure solution sur le long terme. Cependant elle prendra encore des années, surtout concernant le Mali, le Niger et le Burkina Faso, cela malgré de réels succès tactiques. Or, même appuyés par l’armée de l’air française et la Task Force Takuba, la question de la capacité des armées maliennes et nigériennes à tenir en autonomie partielle la région des trois frontières (sans parler du nord du pays) est à ce stade clairement sujet à caution. D’autant que les ferments de résolution politique du conflit, de nature clairement ethno-communautaire, sont encore loin d’être atteints.

Dans cette voie, la France semble vouloir s’appuyer sur les armées mauritaniennes et tchadiennes. Ce choix semble incontournable dans la mesure où ces deux pays du G5 peuvent compter sur des outils militaires fiables, professionnels et techniques. Ils sont clairement appelés à renforcer leur rôle de piliers sécuritaires.

Cependant, pour les Mauritaniens, qui ont presque totalement éradiqué la menace djihadiste de leur territoire, la question d’une projection en dehors de leurs frontières est loin d’être une évidence. De son côté le Tchad est un partenaire privilégié de Paris dans tout le Sahel, et il appelé à le rester.

Mais déployée sur plusieurs théâtres d’opérations l’armée Tchadienne ne peut remplir entièrement l’appel d’air laissé par l’armée française. Un appel d’air qui pourrait potentiellement être rempli par la Russie, via le groupe Wagner notamment. La Turquie elle-même se montre aussi de plus en plus proactive, en jouant sur son identité musulmane et son passé impérial.

En réalité, le réel péché originel de la France sur ce dossier n’est pas du fait de son armée mais bien d’un déficit d’approche stratégique rationnelle de la part de l’État. Car si l’on ne peut que saluer le sursaut entamé à Pau, ce dernier ne s’est pas accompagné d’un véritable questionnement sur l’ensemble des causes de la crise. Les autorités ont mis des années avant d’accepter que les causes premières de la crise sahélienne étaient avant-tout ethniques et historiques.

L’aspect religieux agissant comme un paravent, autant qu’un narratif légitimant, pour les groupes armés terroristes. Le caractère ethnique s’est d’ailleurs accru ces dernières années avec la mort progressive de la plupart des émirs arabes de la région (Mokhtar Belmokhtar, Droukdel, etc).

Si la coalition pour le Sahel a fini par officiellement assumer cet aspect en 2020, c’est avant tout sous le prisme de la gouvernance et du développement. Des aspects certes fondamentaux, mais insuffisants sans une appréhension politique au sens propre du terme.

Dans cette optique, la principale erreur fût, et demeure encore, le dogmatisme démocratique dans l’approche de la sortie de crise, totalement inadapté aux schémas culturels et aux pratiques politiques largement communautaires de ces pays.

En effet, continuer à imposer à tout prix un schéma démocratique libéral ne peut qu’aboutir à livrer les clefs du pouvoir politique aux ethnies majoritaires. Ces dernières n’étant guère disposées (ex : Bambaras, Dogons, Songhaï…) envers leurs anciens conquérants ou oppresseurs nomades (Touaregs, Peuls, etc). La stratégie française de sortie de crise pourra-t-elle éternellement se passer d’une réflexion, officielle et sans dogmatisme, sur ces aspects ?

Quelle raison pousse le gouvernement malien à envisager de faire appel au groupe russe Wagner ?

Cela s’inscrit dans la guerre d’influence que se livrent la France et la Russie sur le continent, et notamment l’Afrique francophone. Un terrain sur lequel la France est encore insuffisamment armée, en témoignent les déboires récents subis par Naval Group en Australie.

La Russie cherche à saper les positions de la France sur le continent. En effet, outre des intérêts économiques, (miniers, commerciaux, etc) et de prestige, Moscou a compris que l’Afrique est un saillant stratégique pour la France et l’Europe, qui touche directement à leur sécurité. Accroître son influence dans ces pays, notamment sur le volet de la sécurité, lui assurerait sur le long terme d’importants leviers de négociation.

La Russie a engagé depuis plusieurs années une guerre de l’information destinée à distiller des narratifs anti-français dans les opinions publiques. Massivement tournés vers la sphère digitale (réseaux sociaux) ou médiatique, ces narratifs avaient (ont) explicitement pour but d’agir sur les perceptions afin de saper la légitimité de la France dans le Sahel.

Tout en glorifiant parallèlement l’action de la Russie en Afrique. À l’arrivée, un déploiement du groupe Wagner, comme en Centrafrique, fournirait au Kremlin un levier d’influence appréciable au Mali ; sans se lancer dans une aventureuse projection de forces.

Or la junte militaire de Bamako passe pour être très favorable à la Russie. Cette dernière étant d’ailleurs soupçonnée d’avoir soutenu le coup d’État de l’été 2020. Une situation qui, combinée au second coup d’État de la junte en mai 2021, a fini par convaincre Paris d’annoncer la fin de l’opération Barkhane en juin 2021.

Dans ce cadre , il n’est donc pas illogique que les Maliens aient fait appel à Wagner pour compenser le départ [partiel] de l’armée française, qu’ils savent incontournable pour la stabilité du pays.

Ou bien Bamako pourrait avoir agité ce chiffon rouge afin de tester la détermination de la France à quitter le Mali. Car il n’est en effet pas exclu que Paris ait depuis le début agité la menace de la fin de Barkhane afin d’inciter les dirigeants maliens à se détourner définitivement de la Russie. Une sorte de journée des dupes à l’échelle du Sahel.

 

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  • Je n’ai jamais bien compris les raisons de la présence française en Afrique.
    Les africains sont souverains. Qu’ils règlent leurs problèmes sans interventions militaires étrangères.

  • « Cela s’inscrit dans la guerre d’influence que se livrent la France et la Russie sur le continent, et notamment l’Afrique francophone. Un terrain sur lequel la France est encore insuffisamment armée, en témoignent les déboires récents subis par Naval Group en Australie. »

    Ce passage mériterait un développement. J’ai du mal à comprendre le lien entre la Russie l’Afrique et ce contrat si ce n’est que mouscou doivent se tordre de rire du dernier sujet (et ils ont de quoi se marrer!) : Si on ajoute toutes les affaires du genre dont la vente d’Alstom, on peut en conclure que lorsque on a des alliés comme ça (les américains) on n’a pas besoin d’ennemis… .

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