Blocage du canal de Suez : qui va payer les dégâts ?

Le blocage récent du canal de Suez offre un cas d’école permettant de revenir sur de grands principes de droit maritime international et d’esquisser les potentielles responsabilités engagées.

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Container Ship 'Ever Given' stuck in the Suez Canal, Egypt - March 24th, 2021 BY Pierre Markuse

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Blocage du canal de Suez : qui va payer les dégâts ?

Publié le 26 avril 2021
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Par Michaël Zerrouki Albertini1.
Un article de The Conversation

 Le blocage du canal de Suez du 23 au 29 mars 2021 par le navire Ever-Given a eu d’immenses répercussions économiques dans le monde qui ont déjà été abordées dans ces colonnes.

Quant aux conséquences juridiques, cette affaire offre un cas d’école permettant de revenir sur de grands principes de droit maritime international afin d’esquisser les potentielles responsabilités engagées.

Rappelons les faits : le porte-conteneurs Ever-Given, battant pavillon du Panama, appartient à la compagnie Luster Maritime S.A, filiale de la société japonaise ShoeiKisen Kaisha. Il a été affrété à temps, c’est-à-dire loué pour une durée déterminée, à la société de transport taïwanaise Evergreen Marine Corp. L’équipage du navire se compose de 25 marins indiens.

Le navire est assuré, semble-t-il, auprès d’un pool d’assureurs japonais dont Mitsui Sumitomo, mais sa responsabilité est probablement garantie par son P&I anglais (Protection & Indemnity club, qui est une sorte de mutuelle).

Responsabilité limitée

Le navire a embarqué de Ningbo, en Chine, en direction de Rotterdam. Dans la nuit du 22 et 23 mars 2021, il traverse le canal de Suez probablement avec l’aide d’un pilote (un marin local fourni par les autorités du canal qui monte à bord du navire afin d’assister le capitaine). Le porte-conteneurs est alors pris dans une tempête de sable et un vent de plus de 70 km/h qui le font dériver, jusqu’à entraver le canal, bien que les autorités égyptiennes évoquent une négligence humaine.

Après l’intervention de plus d’une douzaine de remorqueurs et le blocage de plusieurs centaines d’autres, le navire est finalement dégagé le 29 mars 2021, avant d’être saisi par les autorités égyptiennes le 13 avril 2021.

De nombreux éléments factuels restent flous et seuls les rapports des experts pourront déterminer la responsabilité technique de cet incident. Mais il est possible d’effleurer les grandes problématiques que les juristes vont avoir à aborder pour régler les responsabilités juridiques du blocage du canal.

Rappelons d’abord que quelle que soit la personne désignée responsable du blocage, il est probable qu’elle n’aura pas à payer une indemnité au-delà d’une certaine limite. En effet, que ce soit le droit égyptien, japonais ou anglais, la responsabilité de la personne exploitant un navire est limitée par les dispositions de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes (dite LLMC).

Ici, la responsabilité de l’Ever-Given sera probablement limitée entre 15 et 55 millions d’euros (selon le pays dans lequel sera demandée la limitation). Une somme importante mais qui reste négligeable par rapport au cumul des dommages causés par le blocage, déjà estimé à plusieurs milliards. Une procédure a d’ailleurs été engagée pour obtenir cette limitation de responsabilité.

Des centaines de juristes à travers le monde vont donc probablement devoir épuiser leur science pour tenter de contourner cette limite ou parvenir à récupérer une part plus importante de ce minuscule gâteau.

Qui va payer l’assistance pour dégager le cana de Suez ?

À tout seigneur tout honneur, rendons d’abord hommage à l’effort de la douzaine de remorqueurs et leurs équipages qui ont œuvré à dégager le navire du canal. Mais qui va les payer ?

L’assistance des navires en danger est un principe ancestral de droit maritime dont le non-respect est puni pénalement en France depuis le XVIIᵉ siècle. Par comparaison, le délit terrestre de non-assistance à personne en danger ne date que de 1941, créé par le gouvernement de Vichy en parallèle de la lutte contre les actes de résistance…

Les assistants ont droit à une rémunération en fonction de divers critères issus de la Convention internationale de Londres de 1989 sur l’assistance, comme la valeur du navire et des autres biens sauvés, la nature et l’importance du danger ou encore l’habileté des assistants. Un ensemble de critères qui au cas présent aura probablement pour conséquence de fixer l’indemnité d’assistance la plus importante jamais connue.

Les autorités égyptiennes réclament aujourd’hui 300 millions de dollars d’indemnité d’assistance à l’armateur. À titre de comparaison, l’indemnité accordée aux assistants du navire ravitailleur Athéna, qui avait chaviré au large des côtes congolaises en 2007 avait été fixée à 9,5 millions de dollars. Ce navire de 86 mètres de longueur présentait un risque de pollution pour l’environnement (mais l’Ever-Given mesure 400 mètres !).

Il convient de noter que ce coût sera très probablement partagé entre tous les membres de l’expédition de l’Ever-Given : les chargeurs ou destinataires des marchandises, l’armateur et l’affréteur du navire. C’est le principe de droit maritime issu de l’Antiquité appelé « avarie commune » qui implique qu’une dépense ou un sacrifice effectué pour le salut commun de l’expédition maritime soit partagé entre chaque membre de cette expédition.

400 navires retardés dans le canal de Suez

Au-delà de la question de l’assistance, les autorités égyptiennes réclament une enveloppe totale de 916 millions de dollars d’indemnités à l’armateur japonais de l’Ever-Given. Comme le canal aura perdu 10 à 12 millions de dollars de frais de passage par jour de blocage, on comprend que le tribunal se soit empressé de soulever une potentielle erreur humaine.

Les règles de navigation du canal de Suez prévoient en effet que le navire est responsable en cas de blocage du canal, sans pouvoir limiter sa responsabilité, sauf si l’armateur prouve son absence de faute ou de négligence et ce même si un pilote est présent à bord.

En six jours de blocage, près de 400 navires auraient subi un retard du fait du blocage du canal de Suez. Il s’agit là du dommage le plus important causé par l’incident. Les avocats des victimes auront là encore à épuiser toute leur science pour parvenir à trouver quelle loi, de quelle juridiction, de quel pays peut être utilisée pour rechercher la meilleure indemnisation de leurs clients.

En théorie, ce sera bien souvent le droit et les juridictions de l’Égypte, lieu de l’accident, qui auront cette vocation, mais les subtilités du droit permettent dans bien des cas de remettre en cause ce principe. C’est pourquoi certains pays exigent aujourd’hui de prouver une faute du navire, mais pas d’autres.

Il convient de noter que les fournisseurs qui ont reçu leurs marchandises en retard et n’ont pas pu honorer leur commande pourront potentiellement invoquer la force majeure pour éviter une responsabilité vis-à-vis de leurs clients. La chambre arbitrale maritime de Paris a par exemple déjà décidé que le blocage d’un port à la suite de l’échouage d’un navire avait constitué un cas de force majeure pour les navires bloqués.

En plus des marchands bloqués par l’Ever-Given, les commerçants ayant fait transporter des marchandises à bord du navire ont également subi un dommage. Les livraisons de leurs propres marchandises, allant du textile aux composants informatiques, ont été retardées. Ils seront probablement mis à contribution des frais d’assistance, au titre du principe précédemment évoqué de l’avarie commune, comme l’a déclaré la société Evergreen.

Pourtant, la Convention de Bruxelles de 1924, à laquelle le document de transport usuel de la société Evergreen s’applique, prévoit que le transporteur n’est pas responsable des négligences de l’équipage ou des périls de mer, incluant les problèmes météo. En conséquence, que l’accident ait été causé par les événements météorologiques ou une erreur humaine, il est probable que le transporteur Evergreen ne devra aucune indemnité à ses clients au titre du contrat de transport.

L’armateur japonais sous pression

Dans le droit maritime, il reste que les règles dites d’York et d’Anvers sur l’avarie commune prévoient que la charge finale des sommes partagées par les membres de l’expédition maritime peut être mise sur la personne fautive dans l’accident. Ces marchands auront alors tout intérêt à tenter de prouver une faute de l’équipage de l’Ever-Given…

Enfin, il est possible de relever que l’armateur japonais du navire est lié avec la société Evergreen pour sa location selon un contrat que nous ne connaissons pas. Mais il est probable que ce contrat prévoit de façon très usuelle que le fréteur (le bailleur du navire) n’est pas responsable des actes de navigation de son capitaine.

Le fréteur sera dans une situation très ambivalente alors que vis-à-vis des autorités égyptiennes, il aura tout intérêt de prouver que le dommage provient uniquement des conditions météorologiques. Mais vis-à-vis de son affréteur Evergreen, il voudra prouver que le dommage provient de la négligence de l’équipage…

En résumé, en l’état des informations disponibles il est ainsi possible que l’armateur japonais soit celui qui devra faire face à la plus grosse part de responsabilité dans cet événement. Toutefois, il pourra tenter de limiter le montant de sa responsabilité envers la plupart des réclamants.

L’ensemble des victimes qui se heurteront au plafond de limitation devront alors supporter elles-mêmes la charge des dommages avec leurs assureurs (qui souvent n’assurent pas le retard), en conformité au principe ancestral de solidarité des gens de mer, qui implique que chaque commerçant doit accepter aujourd’hui de ne pas être indemnisé de l’ensemble de ses préjudices car peut-être que demain ce sera son tour d’en causer un.

Quoi qu’il en soit, le blocage du canal de Suez animera pendant bien des années des abîmes de réflexions de juristes dont cette présentation n’a effleuré que la surface…

Sur le webThe Conversation

  1. Doctorant, Aix-Marseille Université (AMU).
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