Maintenir la distance : tristesse à venir d’une socialité sans contacts ?

Opinion : ce virus annonce-t-il l’avènement d’une culture de la socialité sans corps, à distance, cachée derrière des écrans ? Au prix d’une souffrance silencieuse de la disparition de la tendresse ?

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Maintenir la distance : tristesse à venir d’une socialité sans contacts ?

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 9 mai 2020
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Par Fabienne Martin-Juchat1

L’autrice tient à remercier vivement Thierry Ménissier pour ses remarques, sa lecture attentive et ses suggestions.

Ce texte est publié simultanément dans la collection « Le virus de la recherche », une initiative de l’éditeur PUG en partenariat avec The Conversation et l’Université Grenoble Alpes.].
Un article de The Conversation

Avez-vous vous aussi observé les changements qui affectent la socialité ordinaire ? Lors de nos rares sorties, les regards sont fuyants, les visages sont sévères, les saluts rares. Pourquoi un tel comportement ? Le Covid-19 ne se contracte pourtant ni par le regard, ni en disant « bonjour » à un passant.

Ce changement qui ne se manifeste pas que dans les quartiers urbains et « sensibles » pourrait sembler anodin. Mais il annonce une évolution peut-être durable. Si Erving Goffman était encore vivant, comment qualifierait-il ce changement ?

Selon cet auteur qui fut à la fois éthologue, anthropologue et sociologue, les règles de politesse ne sont pas à prendre à la légère. Selon Norbert Elias, sans ce travail sur soi, cette autocontrainte, la civilisation occidentale ne serait pas ce qu’elle est : une société où, s’ils sont loin d’être réellement pacifiés, les espaces publics semblent quand même plus apaisés que dans d’autres siècles et sociétés.

Importance des rites de politesse

Le travail de mise en scène de soi dans la vie quotidienne évoqué par Goffman constitue un rituel contraignant. Dans les termes de Georges Simmel – influenceur de Goffman – il permet d’éviter le sentiment d’agression engendré par la simple co-présence corporelle.

« Tout être humain est entouré d’une sphère invisible dont la dimension peut varier selon les différentes directions et les différentes personnes auxquelles on s’adresse ; nul ne peut y pénétrer sans détruire le sentiment que l’individu a de sa valeur personnelle. L’honneur établit un territoire de ce genre autour de l’homme ; avec beaucoup de finesse, le langage désigne l’affront comme le fait de “s’approcher trop près” ; c’est le rayon de cette sphère qui définit en quelque sorte la limite qu’une personne étrangère ne peut transgresser sans porter atteinte à l’honneur. »

Les rites de politesse ont un rôle essentiel : afin de préserver l’interlocuteur, il s’agit d’éviter l’inquiétude d’être agressé, impliquée par la coprésence physique. Il a fallu des siècles d’éducation dans toutes les sociétés pour contenir cette pulsion animale de peur de l’autre qui mène à une réaction primitive : sauver sa peau.

Dans nos sociétés évoluées, même s’il reste toujours un lieu de pouvoir, l’espace urbain n’est pas une arène de fauves. Les passants se contiennent afin de ne pas paraître menaçants. Pourtant les règles de savoir-vivre ne sont jamais définitivement acquises. Ainsi des magazines ou des médias sociaux grand public rappellent régulièrement les bases du savoir-vivre.

Bouleversement des règles sociales

La peur d’être contaminé et la règle « maintenir la distance » agissent sur les fondements non conscients de la socialité. L’association des deux peut faire oublier très vite les règles apprises. La peur du virus qui maintient corporellement à distance et la loi qui justifie ce comportement, vont-elles bouleverser l’ensemble des règles de conduite dans toutes les situations sociales et en particulier professionnelles ? Cela va-t-il faire disparaître les cultures où le contact physique, la proximité corporelle sont des signes d’accueil spontané et de respect de l’autre ? Allons-nous mondialement basculer dans une société de haute technologie sans contact physique dont le berceau est l’Asie ?

Une note positive dans cette possible évolution : tous les ouvrages qui simplifient la communication corporelle (du type décoder les gestes qui vous trahissent) vont enfin pouvoir être démentis, car non avenus. Plus possible de décoder des gestes hors contexte. Plus rien ne sera signifiant d’emblée. Pour analyser des comportements non verbaux, la prise en compte de chaque situation devenue unique sera essentielle.

Pour ne pas sombrer ni dans la tristesse ni dans la paranoïa, il faudra être créatif si l’on tient à exprimer la sympathie, à construire la confiance et la coopération sans contact physique, et tout cela à un mètre de distance ! La communication corporelle va évoluer, les yeux deviendront plus expressifs. Selon Yves Michaud, ce sont de nombreux comportements de civilité qui vont devoir être réinventés, voire notre culture dans son intégralité.

Sans contact physique, pas de sécurité affective

D’autres notes plus inquiétantes peuvent nous rendre nostalgiques, voire profondément tristes. Ce virus annonce-t-il l’avènement d’une culture de la socialité sans corps, à distance, cachée derrière des écrans ? Au prix d’une souffrance silencieuse de la disparition de la tendresse ? Ainsi, L’écologie urbaine occidentale et sa socialité associée n’aurait été qu’un épisode de l’histoire ?

Peut-on être heureux dans une société du tout numérique : ensemble, chacun chez soi ?

Depuis les travaux de John Bowlby, nous savons que le contact physique ritualisé crée une sécurité relationnelle essentielle, un besoin vital quel que soit l’âge. Ce besoin est premier avant même la nécessité de manger ou de boire. Un bébé animal ou humain meurt s’il est privé de contact physique. La sécurité affective procurée par le contact corporel à la figure de l’attachement (paternelle ou maternelle) est à la base du développement des animaux, dont celle de l’être humain, qui n’est qu’un mammifère haptique comme les autres.

Au fil des années, le maintien de la distance face à un étranger constitue pour l’humain un apprentissage. Il est alors important de noter que les pratiques du corps basées sur le contact physique (telles que, après les danses folkloriques, ce que nous appelons aujourd’hui le sport) ont été inventées dans les sociétés modernes afin de contrebalancer la violence faite au corps par le biais des éducations religieuses puritaines.

Depuis plus d’un siècle, les pratiques de soin et de connaissance de l’autre par le contact physique et le toucher se sont développées dans un contexte de sécurité sanitaire et de recul de la religion.

Dans nos sociétés modernes ce que nous appelons la socialité ordinaire représente donc une construction où la coprésence corporelle a trouvé une place importante. Dans certaines communautés et sociétés, maintenir un mètre de distance va demander un effort considérable et provoquer une perturbation silencieuse.

Nouvelles règles de proxémie

Les cultures se distinguent par les règles qui régissent les distances entre les individus. E. T. Hall a nommé cette dimension cachée : la proxémique. En fonction des cultures, les règles de distance ne sont pas les mêmes. Les connaître permet de comprendre ce qui se joue dans des interactions.

S’imposer comme autocontrainte de maintenir une distance corporelle envers autrui bouleverse cet édifice culturel, cet orchestre invisible. La proximité ne pourra plus être interprétée comme positive ou négative en fonction des contextes. La distance étant imposée, le sentiment de menace de notre liberté par interdiction de nous rapprocher sera exacerbé.

Ce Covid-19 et la biopolitique associée, définie par Michel Foucault comme le pouvoir exercé sur les corps des citoyens, requiert l’effort durable, par la maîtrise de nos mouvements physiques, de contenir ce qui semble souvent un élan spontané d’accueil d’autrui. Accolade, hug, poignée de main, main sur l’épaule, proximité physique dans les situations du quotidien, tout cela est susceptible de se transformer.

Ceci dit, la réassurance que procure le contact physique dans les relations n’est pas superficielle, elle est au cœur même de la relation humaine. Passée la crise, cette fonction dite phatique devra donc se réinventer pour signifier et soutenir l’entraide, la coopération, la confiance, le bien-être, la joie.

Comment l’ordre de l’interaction se reconstruira-t-il dans un contexte de pénurie phatique ? Les cultures qui marquent une distance physique entre les personnes auront sans doute plus de facilité à s’adapter. Et celles où l’être humain accepte que ces comportements non verbaux soient réglés et contrôlés par des autorités auront peut-être moins de difficulté à intégrer les changements.

Au-delà des situations de la vie courante, le plaisir du jeu corporel par le sport, la danse et toutes les autres pratiques d’écologie corporelle propres à nos sociétés est fondamental et on ne saurait s’en passer sans dommage. Si toutes ces activités devaient se trouver suspendues trop longtemps, cela engendrerait une grande souffrance, avec, on peut le craindre, le risque d’augmentation des violences physiques, en particulier conjugales, sous l’effet de la frustration, le sentiment de carence affective et l’impression que l’autre nous rejette.

En résumé, un seul conseil, maintenez la distance tout en préservant votre savoir-vivre et les bonnes manières !

Sur le web

  1. Professeure en sciences de l’Information et de la communication, Université Grenoble Alpes.
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  • ou bien ira t on vers des sociétés de « castes » comme en inde?
    avec les « intouchables » dans le métro , sources de miasmes effrayants, et les brahmanes dans leur limousine avec chauffeurs et gardes du corps chargés d’écarter les importuns?
    çà ne vous rappelle rien?

    • Vous décrivez la société inégalitaire systémique prônée par certains ici dans les commentaires, au nom de la liberté (leur égoïsme) où les brahmanes n’ont pas à se soucier des pauvres et où il est normal qu’ils protègent leur bien (propriété privée) contre les rapaces.

      • bon pour l’instant les brahmanes sont de hauts fonctionnaires..
        et je hais les sociétés égalitaires

        • Pourtant une société libérale est une société égalitaire. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. », ça doit vous parler.
          Comme disait l’autre, la vraie égalité est de traiter de façon différente des choses différentes. Il ne faut pas voir systématiquement l’égalité à la communiste.

    • C’est déjà le cas et ça toujours été le cas même si l’info est cachée sous différents noms comme le racisme.

  • distanciation sociale , attroupement interdit , regroupements réprimés …j’en connais quelques uns que ça va bien arranger …suivez mon regard….

  • C’est marrant qu’un éthologue, anthropologue et sociologue ne sache pas qu’une grande partie des populations américaines ont été décimées par la « sociabilité » avec des hommes venus d’ailleurs.

    Il ne lui vient pas plus à l’idée que la distanciation pourrait être inscrite dans nos gênes pour nous protéger des contaminations autant que notre culture, ou que les enfants se méfient des inconnus et qu’on doit leur apprendre le rapprochement et non la distanciation.

    Il comprend encore moins la notion de cluster et la nécessaire limitation de contact entre les groupes. Les openspace qui se sont généralisés dans les entreprises depuis 30 ans sont un exemple. Avant vous contaminiez votre collègue de bureau, maintenant une trentaine de personnes à moins que vous n’alliez faire la bise à l’ensemble des collaborateurs. Les transports en commun sont un non-sens sanitaire, aggravé par la cohue provoquée par les concentrations urbaines.

    Et qu’on ne me parle pas de hasard ou de malchance. La loi des grands nombres transforme le hasard en certitude et la volonté politicienne des utopistes et des bisounours en catastrophes certaines. On savait très bien que les virus étaient LE risque majeur pour l’humanité « moderne ».

    • Non et d’ailleurs ce n’est pas le cas.

      Le risque majeur pour l’Humanité moderne, ça reste l’Homme.

      • Il y a une certaine arrogance dans l’idée que l’homme est plus fort que l’homme pour prévenir ses instincts et ses erreurs.

    • Si « on » le savait , alors pourquoi « on » n’a rien anticipé?

      • Parce qu’en France, on ne se prend pas pour des « on » ?

      • A moins que le but soit d’exploiter au maximum cette épidémie comparable à celle d’une grippe un peu plus contagieuse .
        Rappelons quand même que les chiffres des personnes infectées sont archi faux car les tests ne sont pas fiables pour tester le covid 19
        comme l’a dit le Pr RAOULT ainsi que des médecins en Allemagne et aux US :
        https://olivierdemeulenaere.wordpress.com/2020/04/10/larnaque-supreme-du-coronavirus-devoilee-le-covid-19-est-indetectable-cest-une-menace-fantome/
        Quand au nombre de morts , il faudrait quand même s’interroger pour savoir comment les médecins enregistrent les cas de comorbidités (la plupart des cas de décès) .
        L’OMS a donné des consignes très claires de les comptabiliser en COVID 19.
        Dans ces conditions tout est faux!
        Effectivement c’est une succession de hasards ,mais c’est curieux ils vont tous dans le même sens.

      • Bonne question.

        On a des dizaines de prédicateurs nous annonçant des catastrophes. D’autres milliers en réserve qui n’ont pas accès aux media. Les réponses a toutes ces menaces sont fortement incompatibles entre elles.

        Mais on n’a pas des alertes sérieuses tout les 10 ans avec toutes les menaces vraies ou supposées.

    • La bise dans l’open-space est une convention socialement correcte qui n’a rien à voir, en effet, avec la véritable sociabilité. C’est la même différence qu’entre le plat à réchauffer au micro-ondes et celui concocté par un chef étoilé : dans le premier cas, le cuisinier fait ce qu’il faut pour vendre le produit, dans le second, il fait ce qu’il faut pour satisfaire le convive.

  • Un des buts de cette opération d’ingénierie sociale est bien de changer tous nos modes de vie, nos repères, notre oaradigme social, notre rekations à autrui. En plus de l’effondrement économique qui provoquera un reset monétaire et financier. Et pour empêcher les révoltes populaires, un système coercitif de surveillance comme on n’a jamais vu.
    Je rappelle que ce virus a provoqué à ce jour 600 000 cas graves et 276 000 décès à comparer à une épidémie de grippe: 5 millions de cas graves et jusqu’à 600 000 décès.
    Chacun doit prendre ses responsabilités: s’informer sur les buts de cette manipulation, s’opposer à ses conséquences tant qu’il en est encore temps.

    • Si vous voulez dans un pays où c’est officiellement une simple grippette, le Brésil de Bolsonaro est fait pour vous, non ?

      • Ce qui compte, ce sont les faits, pas ce qu’on fait croire.

      • Si vous avez le temps, écoutez ça

        • Je suis un asocial : je préfère lire un argumentaire en quelques minutes à passer des heures à écouter et regarder les vidéos, voire même à participer à un débat live. Je n’aime guère internet, mais je lui trouve un merveilleux avantage, celui de permettre de garder le contrôle des discussions auxquelles on participe, ou alors d’en claquer la porte. Marchands de tapis et démarcheurs d’assurances se sont trop nombreux à s’être réfugiés sur Youtube…

    • Hier je voyais un post sur Alex Jones. J’ai pensé à vous.

    • Attention aux comparaisons la grippe ne s’attaque qu’au système immunitaire celui ci s’attaque aux voix aériennes le résultat est qu’on a davantage besoin d’entuber les gens et t’entuber les populations quand notre système de soins est hors normes.

  • Les commentaires sont fermés.

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