Responsabilité : au cœur de la tradition intellectuelle libérale

Frédéric Mas s’entretient avec Alain Laurent à propos de son dernier ouvrage : « Responsabilité – Réactiver la Responsabilité Individuelle », paru le 7 février.

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Alain Laurent - photo de collection personnelle : Les Belles Lettres

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Responsabilité : au cœur de la tradition intellectuelle libérale

Publié le 29 décembre 2020
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Un entretien réalisé par Frédéric Mas. 

Un entretien exclusif avec Alain Laurent à propos de son dernier ouvrage :  Responsabilité – Réactiver la Responsabilité Individuelle, paru le 7 février aux éditions Belles Lettres.

Frédéric Mas : Qui est responsable ? Être responsable, c’est être à soi sa première cause. Cela implique qu’il n’y a de morale qu’individualiste ?

Alain Laurent : Puisque dans l’ordre humain seul l’individu (et non pas les « collectifs ») est un être pensant et doté d’intentionnalité agissante, il est donc forcément seul à pouvoir être tenu pour responsable de ses choix et actions : être considéré comme leur cause principale et avoir à répondre de ce qui lui est imputé.

La responsabilité individuelle se situe donc à la fois en amont, dans le libre arbitre, de la prise de décision et en son aval, en assumant ou revendiquant les conséquences de ses décisions. S’il n’était pas le libre auteur de de ses actes, on ne voit d’ailleurs pas au nom de quoi on lui demanderait d’en rendre compte !

De ces considérations découle une éthique de la responsabilité individuelle qu’on peut en effet qualifier d’individualiste au sens classique de la notion d’individualisme, telle qu’elle est par exemple spécifiée dans le Trésor de la langue française (CNRTL – CNRS) qui fait autorité en la matière : ce qui privilégie l’indépendance d’esprit et de décision de l’individu ainsi que sa capacité d’autonomie ou d’autodétermination – à rebours de l’actuel individualisme bashing cher au gauchisme ou au conservatisme réactionnaire qui le réduit et l’assimile au narcissisme, à l’égoïsme trivial ou l’asocialité…

 

La France n’est pas un pays très libéral, mais vous estimez qu’un vrai déclin de la responsabilité culturelle et institutionnelle s’est amorcé après-guerre. Quelles en sont les sources ?

Le reflux de l’inscription institutionnelle du primat de la responsabilité morale et sociale de l’individu et sa déresponsabilisation subséquente ont en effet véritablement commencé en France aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, et cela à un double égard.

D’une part, sur le plan juridique, avec dans certains domaines la substitution d’une abstraite « personne morale » aux personnes humaines concrètes dans l’imputation des fautes commises et des réparations aux victimes (un point admirablement repéré, documenté, analysé et déploré en 1965 par l’éminente juriste Geneviève Viney dans son bien nommé Le déclin de la responsabilité individuelle).

Et d’autre part avec la mise en place d’un État social ou providence impliquant une déresponsabilisation croissante des individus dans la protection contre la maladie ou le chômage et la préparation de leur retraite (en France, cela s’est traduit par l’application du programme à fort relent collectiviste du Conseil national de la Résistance) : cette mise sous tutelle a été en son temps dénoncée par des penseurs libéraux de sensibilités diverses : Walter Lippmann, Jacques Rueff et surtout Wilhelm Röpke, que j’ai fréquemment cité dans mon livre.

 

Vous montrez bien que la responsabilité individuelle est au cœur de la tradition intellectuelle libérale. Cependant, c’est Proudhon qui pour vous est le premier à mettre en avant cet aspect dans son projet philosophique. Il serait le premier libertarien d’extrême gauche… Avant Bastiat ?

L’apparition de l’expression « responsabilité individuelle » constitue dans l’histoire des idées un marqueur lexical fort pour repérer l’émergence d’une philosophie morale et sociale centrant l’imputation de responsabilité sur l’individu.

Elle est intervenue dans le courant du XIXe siècle, avant tout en France ; et de l’enquête généalogique que j’ai menée il ressort que le premier penseur à l’avoir utilisée et positivement et à plusieurs reprises est… Proudhon – mais il s’agit du Proudhon d’après 1848-50, qui avait rompu avec le socialisme et rejoint la pensée libérale sur bien des points (libre concurrence, critique de l’impôt, respect du droit de propriété). En cela et sur le fond, il se rapproche de Bastiat avec qui il avait tant polémiqué et qui, paradoxalement venait de décéder (1850) mais n’avait, lui, jamais explicitement parlé de « responsabilité individuelle » bien qu’il ait été, cette fois-ci le premier à exposer sur un mode consistant les ressorts et la logique de la responsabilité de l’individu.

Que cela fasse de Proudhon dans la deuxième partie de sa trajectoire intellectuelle un « libertarien d’extrême gauche », je n’irai pas jusque là. J’ai depuis longtemps toujours vu en lui plutôt un radical et authentique libéral de gauche.

 

La responsabilité individuelle, et son pendant, le libre arbitre, n’est pas seulement menacée par les différents collectivismes de droite et de gauche qui cherchent à la diluer. L’émergence récente des neurosciences remet aussi au goût du jour le déterminisme matérialiste le plus extrême, qui tend à réduire la conscience de nos actions à néant. Comment surmonter ce néoscientisme sans pour autant rejeter les évolutions certaines de la science dans le domaine de la conscience ?

La critique fondamentale à adresser à nombre de neuroscientifiques décrétant, en invoquant leurs travaux, l’enterrement d’un libre arbitre (pour eux une antique superstition « métaphysique ») ou « free will » qui est le socle d’une substantielle et cohérente responsabilité individuelle, est de s’aventurer inconsidérément et péremptoirement hors de leur champ scientifique de compétence. D’autant qu’ils le font de manière expéditive, en croyant le liquider définitivement en quelques pages voire quelques lignes, ce qui est bien léger pour une problématique d’une complexité telle qu’elle leur échappe.

En se comportant de la sorte, ces suppôts d’un déterminisme réducteur et sommaire contreviennent aux rigoureux critères de la scientificité telle que les a avec soin posés Karl Popper : les extrapolations qu’ils avancent sans prudence ni parfois cohérence ne sont pas « falsifiables » (réfutables), et relèvent bien plutôt de l’opinion et de convictions idéologiques.

La moindre des choses serait qu’ils renoncent au prétendu monopole de l’explication cognitive de la vie morale de l’être humain, qui plus est réduit à l’état d’un automate irresponsable qui s’ignore. J’ajouterai enfin que l’existence non niable d’un « inconscient cognitif » peut être interprétée de manière toute différente, sans revêtir la toute-puissance liberticide qu’ils lui attribuent dans une grave rechute scientiste. C’est le cas d’autres neuroscientifiques et non des moindres, pour lesquels inconscient cognitif et libre arbitre sont compatibles.

Certains d’entre eux, dans le sillage d’un Karl Popper (qui fut d’abord un scientifique) acquis à l’indéterminisme, soutiennent même que la plasticité des déterminismes de l’esprit humain les rend ouverts à l’action d’une libre volonté – ou que dans l’état actuel des connaissances, la question est indécidable. Avec ceux-là, non seulement le dialogue est possible, mais nécessaire et fécond.  

Un entretien initialement publié le 11 février 2020.

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  • Cette relation d’entretien de Frederic Mas aborde le sujet difficile de la « tradition intellectuelle libérale » impliquant des notions de responsabilité et de libre arbitre.
    « La responsabilité » au plan philosophique nécessite une prise de conscience de la complexité de notre environnement et d’une volonté de s’insérer dans une logique de réflexion et d’action.
    « Le libre arbitre » est un concept intellectuel permettant de se déterminer en fonction de plusieurs opportunités qui se présentent, en qulque sorte, un choix d’orientation ou d’aiguillage…
    Mais, dans notre vécu, tout le problème est de savoir si nous sommes en mesure d’exercer un véritable choix libre et conscient!…

    • Popper qui soumet la détermination de la vérité à l’épreuve de la falsification des hypothèses gêne considérablement les idéologues de notre époque et depuis longtemps. Lorsque j’étais étudiant on parlait déjà de la volonté « d’extinction du poppérisme » tellement la méthode de bordage de la détermination de la liberté effective déplaisait aux politiques.

    • Une responsabilité sans les moyens de pouvoir l’exercer est un vœux pieux sans autre portée que celle d’une utopie.

  • Il est piquant de constater que le déterminisme, nécessairement individualiste ( nous sommes le produit de nos gènes, de notre époque, de nos rencontres, etc…, ce qui est individuel et fait la richesse et la diversité de l’esprit humain ) soit utilisé, à gauche, pour justifier une uniformisation imposée des besoins et de la pensée, conduisant à l’ « homme nouveau ».

    • Quand j’entends certains gauchistes indécrottables j’ai quelquefois l’impression de vivre dans un asile à ciel ouvert

      • Un gauchiste, c’est quelqu’un qui veut donner le même goût à un steak et une moussaka pour être certain qu’aucun ne sera discriminé sur le menu.

    • Vous avez raison, mais il faut ajouter un paramètre pour comprendre les gens de la gauche (modérée ou extrême, peu importe) : le postulat de la prééminence du collectif, que Lénine résumera splendidement: « Si nos réformes socialistes n’ont pas fonctionné, c’est qu’elles n’étaient pas assez socialistes ». Et on extermina 120.000 paysans ukrainiens qui dérangeaient.

  •  »
    Le reflux de l’inscription institutionnelle du primat de la responsabilité morale et sociale de l’individu et sa déresponsabilisation subséquente ont en effet véritablement commencé en France aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, et cela à un double égard. »
    A 9h du mat, j’avoue m’y être mis à deux fois… Si le bouquin est écrit comme ça, prévoir quelques comprimés de Guronsan.

  • J’aurais aimé que l’on s’étende un peu plus sur la relation entre les totalitarismes, durs ou doux, et l’idée de responsabilité collective : les deux marchent du même pas.
    Alain Laurent pointe que la période post Deuxième Guerre mondiale est pivotale à cet égard. Cela me semble exact.
    La Deuxième Guerre mondiale a marqué l’avènement d’une guerre des peuples dans leur totalité (demain, sans doute, une guerre des civilisations). La guerre totale a été accompagnée de la tentative d’éradiquer un peuple tout entier. Une telle monstruosité n’était certes pas une nouveauté dans l’Histoire, mais elle était inédite de par les moyens industriels qui étaient employés. L’indignation qu’elle provoqua justement remit au goût du jour l’idée d’un crime collectif, idée archaïque jusqu’alors contestée par les morales individualistes.
    La responsabilité individuelle, condition sine qua non du libéralisme, ne peut se conjuguer avec la responsabilité collective, dont le pendant est la notion d’irresponsabilité collective. Coupable parce que partageant un lien d’appartenance avec un coupable ; innocent parce que partageant un lien d’appartenance avec un innocent : ces deux notions liées entre elles viennent de fort loin, quand on considérait qu’un dieu pouvait justement punir « l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération ».
    La route de la liberté ne pourra être prise sans être conditionnée par l’exercice de la responsabilité individuelle. Mais il serait vain de la demander aux individus ordinaires alors que les dirigeants en sont exemptés. Espérons que le bilan de la crise sanitaire et économique sera le temps pour qu’ils rendent enfin des comptes.

    • Remarque confirmée par l’actualité où l’on observe que l’histrion de l’Elysée commence à dénoncer le « privilège blanc », un concept auquel on avait échappé jusque là.
      En important ici les dérives de la critical race theory americaine il ouvre implicitement un boulevard devant l’idée primitive de responsabilité collective. Et si l’on considère le peu de cas qu’il fait de la responsabilité individuelle, sa démarche a du sens. Préparons-nous à devoir battre collectivement notre coulpe.

  • Libéral, responsable et (par nécessité) européen.
    Hélas, ces trois mots deviennent de plus en plus « gros ».
    Mais la responsabilité s’enseigne dès le plus jeune age.
    Incompatibilité totale avec l’enfant roi auquel tout est du et surtout l’assurance tous risques dispensée par des parents bisounours!

  • Les commentaires sont fermés.

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