Par Farid Gueham.
Un article de Trop Libre
« Le numérique bouleverse nos sociétés de façon extrêmement rapide. Sommes-nous enfin en train de vivre la mutation attendue vers un monde meilleur, une civilisation de la culture et des loisirs, où les robots assureront les travaux pénibles ? Rien n’est moins sûr. L’homme semble hypnotisé par les nouvelles technologies, à portée de main via les écrans, les smartphones, les objets connectés de plus en plus sophistiqués… qui sont censés lui faciliter la vie, professionnelle ou privée. Pourtant, entre les promesses et les réalités, entre les mirages que véhicule la silicon Valley et les pratiques sociales qui se mettent effectivement en place, les écarts se creusent ».Â
Docteur en sociologie, Thierry Venin met à jour les liens de cause à effet, entre les TIC et le stress au travail, dans un environnement professionnel bouleversé par la révolution numérique. « L’homo numericus doit ouvrir les yeux sur la portée de ses inventions ».Â
Il s’interroge par ailleurs sur les dérives de nos usages et de notre consommation d’information, de l’infobésité à la dissolution des relations humaines. L’enjeu de cet ouvrage est donc de comprendre notre environnement afin de rester maître de nos choix « en refusant de laisser des algorithmes décider pour nous ».
La civilisation numérique : la prise de pouvoir digitale
« Que sont les cent années de l’histoire de la machine en regard de deux cents mille années de l’histoire de l’homme ? Et si le regard porte plus spécifiquement sur les ordinateurs, c’est alors à soixante années qu’il faut réduire le premier terme de la comparaison faite par Antoine de Saint-Exupéry (Terre des hommes, 1939) ».
À l’issue de deux vagues successives de technicisation des foyers urbains, puis ruraux depuis l’après-guerre, les outils numériques envahissent notre quotidien, dans la sphère publique comme dans la sphère privée. Les machines domestiques se démocratisent ; dans les années 50, la nouvelle vague de l’électronique et de l’informatique est celle qui verra germer les rêves des prédécesseurs de Bill Gates, notamment celui de voir un micro-ordinateur sur chaque bureau dans les foyers.
Mais pour Thierry Venin, l’introduction massive des technologies de l’internet dans nos vies, sur le plan privé et professionnel, a un impact dont nous ne saisissons toujours pas l’ampleur. « Cette évolution profonde accompagne et permet une extension (une « mondialisation ») des organisations, un accroissement et une accélération de la planétarisation des échanges, notamment commerciaux et financiers », précise l’auteur.
La dissolution des travailleurs
Aucun secteur du monde du travail n’est épargné par le « techno-stress ». Le secteur de l’agriculture est lui aussi, mis à rude épreuve, à l’image de n’importe quel travailleur du secteur tertiaire. « Les doléances comparables à celles des cadres du tertiaire confortent l’intuition initiale du rôle joué par les TIC dans la pandémie du stress au travail ».Â
Un article du Monde explique comment la volatilité du cours des matières premières agricoles pousse les exploitants à reprendre la main sur la vente de leurs récoltes, et les agriculteurs seraient de plus en plus nombreux à se confronter aux marchés à terme. Des drones sont utilisés pour gérer les parcelles et les récoltes. L’agriculture, comme le secteur de la finance, a donc vu son organisation se transformer en profondeur.
La finance a même son salon dédié à sa transformation digitale, le « Trade Tech ». « Le site financier « L’Écho » rapporte que ce modèle des datas centers isolés est déjà périmé : le problème, c’est l’explosion des données de marché ». Un pic aurait été atteint en octobre 2011, avec 6,65 millions de messages par seconde sur les marchés américains, un chiffre qui double régulièrement, comme le rappelle William Speck, responsable du marketing chez Equinix, société spécialisée dans le cloud computing.
La pandémie de stress au travail
« La chosification du travailleur est telle qu’elle rend indiscernable son remplacement par des algorithmes et des robots. Cette réalité n’est heureusement pas universelle et les acteurs de l’entreprise sont en permanence immergés dans une spirale de progrès techniques numériques complexes, dont ils sont à la fois promoteurs, usagers et victimes. » Nous vivons ainsi notre vie privée et professionnelle sous tension temporelle, sous la mesure imposée de marchés financiers qui définissent les nouvelles échéances, introduisant une vie et un homme en « flux tendus ».Â
Les TIC entraînent par ailleurs des temps de réponse toujours plus courts. En 2001, la CFE-CGC crée le premier baromètre sur le stress des cadres. Ses résultats illustrent l’impact des TIC sur l’accroissement du stress au travail : selon l’étude, 86 % des cadres établissent une relation de causalité entre la communication électronique et la rapidité de traitement, ils seraient 83 % à estimer que les outils de communications électroniques contribuent ou facilitent une augmentation du volume d’informations qu’ils doivent traiter. Enfin pour 78 % des cadres interrogés, les TIC créent les conditions d’une porosité entre la vie professionnelle et la vie privée.
La généralisation de la « laisse électronique »
Toujours selon l’étude, près d’un cadre sur deux (41 %) estime ne pas pouvoir se déconnecter en soirée, 35 % pendant le week-end et 29 % en congés. « Par le fait de ne pas pouvoir se déconnecter, il faut comprendre que de très nombreux cadres se sentent obligés de rester connectés à leur entreprise, qu’ils le vivent comme une vertu ou comme une contrainte », précise l’auteur. L’injonction est donc implicite : personne n’est appelé à la connexion permanente obligatoire, mais tout indique qu’il serait très mal considéré de ne pas être réactif en cas de besoin.
La dissolution des relations humaines
« Ce n’est donc pas parce qu’ils sont virtuels que les attracteurs cognitifs n’exercent plus d’attraction et ce n’est pas non plus parce qu’elles sont « virtualisées » que les relations humaines disparaissent. » Pour Thierry Venin, les communications électroniques (email, SMS, intranet, extranet etc…) sont appauvries, dans la mesure où les signes de communications non écrits, non verbaux, disparaissent.
La chosification de l’autre s’intensifie dès lors que l’interlocuteur est réduit à sa fonction, ou son rôle menaçant ou bienveillant dans la société. Le témoignage d’un militaire opérateur de drone meurtriers en Afghanistan, publié dans le Monde illustre cette tendance : un enfant marche aux abords d’une maison qui explose. Il disparaît des pixels de l’écran.
Les opérateurs s’interrogent : « je crois que c’était un gamin. Non, c’était un chien ». Au deuxième passage, dubitatif, le pilote de drone doute. « Un chien sur deux jambes ? » Mais pour Thierry Venin, tout n’est pas perdu, la prise en considération des effets de la virtualisation des relations humaines engendrées par les TIC permet toutefois d’espérer une meilleure prévention des dérapages et un rééquilibrage dans le sens des communications dites « chaudes », « c’est à dire de relations humaines directes ».
Pour aller plus loin :
–       « Survivre malgré le numérique », lemonde.fr
–      « L’avènement de l’Homo numericus », scienceshumaines.com
–       « Technostress : le mal du siècle », irsst.qc.ca
–       « Agriculture : le numérique est dans le pré », europe1.fr
–       « Econo-web
–       « La laisse électronique des cadres, du burnout au droit à la déconnexion », maisouvaleweb.fr
–       « CFE CGC Baromètre Stress vague 17 – Décembre 2011 », archive.cfecgc.org
–       « Un ancien pilote américain raconte », courrierinternational.com
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