La Silicon Valley et le mythe de la génération spontanée

Nos tentatives répétées de plagier un mythe déconnecté d’une part des faits historiques, inspirées d’un modèle contrefait et enjolivé, sont un empêcheur d’imaginer des contre-modèles adaptés à l’écosystème français et à ses points forts.

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La Silicon Valley et le mythe de la génération spontanée

Publié le 8 décembre 2018
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Par Philippe Laurier.
Un article de The Conversation

Cet article reprend et développe une intervention sur les inégalités de situation entre pays, en matière de préservation des positions acquises sur les savoir-faire technologiques. Conférence donnée lors du cycle national de formation 2018-2019 de l’IHEST, l’Institut des hautes études pour la science et la technologie, par Philippe Laurier, responsable de séminaire à l’École Polytechnique et créateur en 1999 de l’incubateur ParisTech Entrepreneurs.


Une représentation de la « Vallée du silicium » composée de soleil et de jeunes pousses nourries à la corne d’abondance du capital-risque s’est imposée au fil des ans. Cocktail dont les divers ingrédients apparaissent selon un ordre pré-écrit : l’esprit libertaire des années 1960 aurait accouché de révolutions telles que le microprocesseur en 1971 puis le micro-ordinateur, dont le succès fera la fortune d’entrepreneurs audacieux devenant ensuite financeurs pour leurs émules.

Cette expression d’un cercle vertueux fait d’innovations préparatoires à d’autres, est-elle en phase avec les faits historiques ? Des noms emblématiques de la côte ouest-américaine tendraient à la confirmer, avec les naissances d’Apple, Intel ou Microsoft. Autant de géants nés, sinon dans une crèche, au moins dans un garage comme HP ou sur une table de bar entre amis.

Les bonnes fées de la recherche et de l’armée

À l’origine de ce cercle, on trouve la rencontre entre recherche et monde militaire. Un premier correctif notera une même date de naissance pour HP, 1939, et du centre de recherche Ames Aeronautical Laboratory sur la base militaire locale de Moffett Field. L’armée – puis la NASA – soutiendra parallèlement le Jet Propulsion Laboratory né en 1936 au sein de l’université Caltech.

En 1956, le véritable patriarche qu’est le prix Nobel de physique William Shockley s’installera pour raisons familiales en Californie dans ce qui est à l’époque une zone de vergers. De ses Shockley Labs démissionnera bientôt une équipe de huit collaborateurs, à leur tour fondateurs du pionnier des circuits intégrés Fairchild Semiconductor, que quitteront ensuite les créateurs d’Intel et de dizaines d’autres sociétés essaimées au long de la Vallée ; comme autant de petits-enfants d’un Père pèlerin. Shockley avait obtenu son Nobel avec deux autres inventeurs du transistor, après des recherches menées sur la côte Est au sein des fameux Bell Laboratories, et à un cursus personnel en partie financé par l’effort de guerre américain. Sans ces parrains extérieurs, le transistor puis son prolongement en microprocesseur auraient sans doute eu moins de facilité à naître.

Les deux fées, monde de la recherche et armée, se retrouvent autour de HP, fondé par un duo d’étudiants de Stanford avec l’aide de leur professeur Frederick Terman. Or, Terman sera, après-guerre (période où il appuiera le projet de Shockley), l’artisan d’un rapprochement entre Stanford et une recherche militaire généreuse en budgets. Tout comme les historiens Marcia Eymann et Charles Wollenberg le rappellent,« durant la guerre du Vietnam, HP bondira de près de 200 places dans la liste des fournisseurs du ministère de la Défense, et entrera dans le classement Fortune 500 » (établi par le magazine Fortune, pour désigner les 500 principales entreprises du pays). Ministère encore présent en arrière-plan pour la naissance de Fairchild Semiconductor, qui fut une coquille filiale du groupe Fairchild, un des principaux fournisseurs des armées, en avions de guerre notamment.

Les Shockley Labs dérogent également à la vision d’une start-up créée ex nihilo car il s’agissait là aussi d’une coquille filiale, cette fois de Beckman Instruments, un groupe fondé antérieurement par un ancien professeur de Shockley à l’université Caltech. On retrouve de nouveau la branche académique, avec un lien enseignant-élève. Le fait qu’Arnold Beckman ait travaillé auparavant pour un centre de R&D privé à l’origine des Bell Laboratories, participe encore plus au sentiment d’évoluer dans un microcosme.

Puissance héritée

La Silicon Valley possède ainsi donc deux géniteurs, l’université et Le Pentagone, avec un déséquilibre conjugal puisque le second est un gros financeur du premier. Un modèle hybride dont la France est dépourvue car elle n’offre guère à ses jeunes entrepreneurs la manne de la Défense. Le Pentagone américain est maître d’un budget avoisinant 700 milliards de dollars, contre 34 milliards d’euros pour son homologue français.

Un deuxième correctif concernera l’idéalisation d’innovations qui, bien que qualifiables de rupture dans leur portée sociale, le sont moins quant à leur porteur. Intel a lancé le microprocesseur à partir de savoirs développés en partie chez Fairchild-SGS. Le futur micro-ordinateur Apple 1 a été conçu par un ingénieur d’HP, Steve Wozniak, qui partira ensuite s’associer avec Steve Jobs autour de ce prototype. Bill Gates n’aurait pas sa force si elle n’était issue de l’erreur stratégique d’IBM lui concédant le champ commercial des systèmes d’exploitation, lors d’un accord passé en 1980 pour le micro-ordinateur IBM PC. Puissance héritée donc.

Le « small is beautiful » popularisé par l’économiste britannique Ernst Friedrich Schumacher en 1973 ne trouve pas confirmation dans ce visage de la côte ouest. Là-bas, ce qui est petit s’avère ça ou là l’émanation de ce qui est grand, et qui lui vient en protecteur, ouvreur de marchés, capable d’imposer des standards au profit dudit petit.

La France, Sisyphe de l’innovation

Un troisième correctif touchera l’enchaînement supposé d’innovations qui, a posteriori, enrichissent les futurs investisseurs, incarnés par la présente myriade de business angels californiens. Or, les investisseurs n’ont pas été absents des débuts de l’aventure, comme en témoigne le profil de Sherman Fairchild, le chef d’entreprise qui hébergea huit démissionnaires des Shockley Labs. Sherman était le fils de George Winthrop Fairchild, homme politique conservateur et homme d’affaires qui, avec son associé brasseur d’affaires Charles Flint, fusionna plusieurs petites sociétés rachetées en bourse. En 1911, ils lanceront la Computing Tabulating Recording Company, rebaptisée en 1924 l’International Business Machines, plus connue par son acronyme IBM, et dont il fut PDG.

Un ultime correctif attentera à l’image libertaire de la région, entre Shockley aux opinions radicalement conservatrices et Leland Stanford, homme politique conservateur et homme d’affaires alors catalogué au rang des robber barons, ces « barons pillards » bâtisseurs d’empires qui se lanceront plus tard dans une course à la création d’universités, à l’instar d’Andrew Carnegie et Daniel Guggenheim en faveur du Caltech.

S’acharner à transposer un demi-modèle en France, en occultant l’autre moitié qu’est la présence dès l’origine d’un écosystème adossé au militaire et à des quasi-monopoles, nous confronte à un risque élevé d’échec. Certes trouve-t-on dans ce modèle les campus vantés, un esprit libéral dans son acception américaine, et du soleil. Or, cette contre-culture ne s’est pas épanouie sans une technologie puisée aux Bell Labs donc à leur maison mère AT&T alors en situation monopolistique dans les télécoms – mais interdite d’exploiter elle-même ses brevets dans l’informatique naissante (ou puisée chez General Electric pour les premiers microprocesseurs Motorola). La greffe d’un ADN incomplet entretient l’actuel déséquilibre des moyens en notre défaveur, et nous impose un rôle d’éternel suiveur, de Sisyphe de l’innovation.

Une asymétrie paraît, où le microcosme de la Valley se révèle un centre-monde, bon vendeur de produits vers l’extérieur mais aussi aspirateur d’inventions depuis l’extérieur ; depuis la côte Est américaine, voire de cercles périphériques pour qui se souvient que le co-inventeur du microprocesseur, Federico Faggin, avait débuté ses travaux en Italie, ou que le micro-ordinateur est né en banlieue parisienne chez la société R2E, avec le Micral.

Nos tentatives répétées de plagier un mythe déconnecté d’une part des faits historiques, inspirées d’un modèle contrefait et enjolivé, sont un empêcheur d’imaginer des contre-modèles adaptés à l’écosystème français et à ses points forts.

Philippe Laurier, Responsable du séminaire intelligence économique, Ecole Polytechnique, Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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  • Ne pas oublier qu’internet n’est que le développement de l’Arpanet militaire!

  • Il n’y a pas de « contre modèle » possible, l’innovation ne peut pas se faire pas dans le confort ouaté de l’état providence et il faut un état d’esprit de winner qui est tout à faire incompatible avec la culture administrative de la France actuelle. tout nos championséconomique Français sont d’ancien conglomérat étatique qui ne doivent leur succès que par l’état.

  • On crédite souvent Vint Cerf de l’invention d’Internet à Stanford comme successeur d’un Arpanet peu pratique. Comme il ne joue pas les grosses têtes, il crédite lui-même le français Louis Pouzin, chef du réseau Cyclades, du mérite d’avoir inventé le protocole datagram+TCP/IP qui est le moteur de l’Internet que nous connaissons aujourd’hui. Certaines de ses recommandations n’ont pas été suivies et on s’en mord les doigts aujourd’hui.
    Comme Pouzin dérangeait ce Minitel que le monde entier nous enviait et faisait preuve d’un humour ravageur, la nomenclatura française l’a mis sur la touche avant qu’un peu partout dans le monde les institutions scientifiques ne lui manifestent leur reconnaissance.

    https://www.laurentbloch.org/MySpip3/Louis-Pouzin-L-un-des-peres-de-l-Internet

  • Apparemment le P101 d’Olivetti n’a jamais été digéré par intelligentsia Française

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Auteurs : Philippe Aghion, est professeur à l'INSEAD, professeur invité à la LSE et titulaire de la Chaire Économie des institutions, de l'innovation et de la croissance, Collège de France. Céline Antonin est chercheur à Sciences Po (OFCE) et chercheur associé au Collège de France, Sciences Po

 

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