Fat Tony contre Dr. John : le défi de la rationalité en incertitude

Comment éviter les « cygnes noirs », ces événements imprévisibles théorisés par Nassim Taleb ? L’exemple pratique du jeu de pile ou face…

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Fat Tony contre Dr. John : le défi de la rationalité en incertitude

Publié le 7 juin 2017
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Par Philippe Silberzahn.

Dans le Cygne Noir, Nassim Taleb imagine le jeu suivant : supposons que j’ai une pièce de monnaie qui n’est pas truquée, c’est-à-dire qu’elle a une probabilité égale de tomber sur pile ou face lorsqu’elle est lancée. Je la lance 99 fois et tombe sur face à chaque fois. Quelle est la probabilité que j’obtienne pile au prochain lancement ?

Prenez quelques instants et préparez votre réponse.

Taleb propose le jeu à deux caractères fictifs, Fat Tony et Dr. John. Né à Brooklyn, un quartier populaire de New York, Fat Tony est un gamin de la rue. Il a quitté l’école dès qu’il a pu et s’est débrouillé seul dans la vie.

Il a acquis une modeste fortune dans l’immobilier et la finance, rachetant à bas prix des propriétés hypothéquées à des banques. Sa vie est un grand désordre, il mange n’importe quoi, il n’a pas de bureau, encore moins d’agenda, ne va pas à la gym et une grande partie de sa réussite est due à sa compréhension de la psychologie humaine.

Où se trouve le pigeon

Par exemple, il a très vite compris que ses interlocuteurs chargés de liquider les maisons hypothéquées n’avaient aucun intérêt à négocier durement le prix, ils voulaient juste s’en débarrasser au plus vite. « Trouver qui est le pigeon est la clé du succès » est sa règle d’or, et pour lui le pigeon se trouve souvent au sein d’une banque.

Dr. John est tout le contraire de Fat Tony. C’est un ingénieur travaillant dans une compagnie d’assurance comme actuaire. Titulaire d’un doctorat de physique, il vit dans le New Jersey, un État prisé par la classe moyenne qui n’a pas les moyens d’habiter à New York, tout proche.

Sa vie est méticuleusement organisée, il est l’efficience-même et il fait strictement attention à son alimentation. Bien que la rencontre entre Fat Tony et Dr. John soit improbable, Taleb réussit à les réunir dans un bar, et leur pose donc sa question.

Le jeu de pile ou face

Supposons qu’une pièce n’est pas truquée, c’est-à-dire qu’elle a une probabilité égale de tomber sur pile ou face lorsqu’elle est lancée. Je la lance 99 fois et tombe sur face à chaque fois. Quelle est la probabilité que j’obtienne pile au prochain lancement ?

Dr. John : question triviale. 50% bien sûr puisque vous indiquez une probabilité égale pour chaque face et une indépendance entre les lancers.

Taleb : Fat Tony ?

Fat Tony : Pas plus de 1%, bien-sûr.

Taleb : Pourquoi ? Je vous ai indiqué que la pièce n’est pas truquée, ce qui signifie une probabilité de 50% pour chaque face.

Fat Tony (dans son langage caractéristique) : Vous êtes plein de merde ou un parfait pigeon pour gober cette histoire de 50%. La pièce est de toute évidence truquée. Ça ne peut être un jeu honnête.

Taleb : Mais Dr. John a dit 50%.

Fat Tony : Je connais ces types avec des attitudes d’intellos du temps de mes contacts avec les banques. Ils pensent trop lentement. Vous pouvez les arnaquer.

Taleb demande alors malicieusement au lecteur : lequel de Fat Tony ou de Dr. John voudriez-vous voir élu maire de New York ? Dr. John pense entièrement dans le cadre, celui qu’on lui a donné. Il ne le remet jamais en question. Au-delà du cadre est un territoire interdit, et plus encore, invisible pour lui.

Fat Tony, lui, ni systématiquement l’existence du cadre. On a beau lui dire, voire lui garantir que la pièce n’est pas truquée, il n’accorde aucun crédit à cette garantie, même de la part de quelqu’un en qui il devrait, a priori, avoir confiance.

Fragile ou robuste

Dr. John est fragile, c’est-à-dire qu’il est facilement victime de cygnes noirs, ces événements de faible probabilité et de fort impact. Tant que le cadre est solide, tant que l’extérieur n’influe pas sur l’intérieur, tant que les règles qu’on lui a données sont exactes, son approche ‘rationnelle’ est supérieure en termes de performance.

Si le dé n’est pas pipé, bien évidemment qu’il reste 50% de chances de tomber sur pile. Autrement dit, si tout va bien, tout va bien. Mais le propre des cygnes noirs étant précisément de provenir hors du cadre, limiter sa pensée au cadre expose tôt ou tard à l’un d’entre eux.

Fat Tony, lui, est robuste. Il n’est pas vraiment capable de donner la probabilité de tirage du côté pile, mais il sait sans hésitation qu’elle est bien loin des 50%, et que la pièce est truquée malgré les assurances de quelqu’un d’honorable.

Il n’a même pas besoin de savoir si Taleb lui ment, ou si Taleb se trompe. Il évite plus facilement les cygnes noirs. Notez qu’il ne trouve pas la réponse, il se ‘contente’ d’éviter d’en donner une mauvaise. C’est ce que Taleb appelle l’empirisme négatif.

La tragédie des bons élèves

Taleb observe que les bons élèves comme Dr. John sont souvent victimes, dans leur carrière, de cette incapacité à sortir du cadre. Il ajoute : « Il y a une qualité stérile et obscurantiste qui est souvent associée avec les connaissances scolaires qui se mettent en travers d’une compréhension de ce qui se passe dans la vie réelle. »

Ce constat rappelle la citation de George Orwell selon lequel il y a des idées si absurdes que seul un intellectuel peut les croire. On pourrait inverser : il y a des idées tellement inattendues qu’un intellectuel se refusera toujours à les croire avant qu’il ne soit trop tard, c’est ce qui rend si difficile notre appréhension des événements inédits. Et pourtant Aristote mettait la faculté d’étonnement à l’origine de toute philosophie.

Pour faire face à l’inédit, il faut donc absolument être capable de remettre en question une règle évidente, il faut surtout comprendre que le ‘cadre’ est mouvant. Question au lecteur : combien avez-vous de Fat Tony dans votre département d’analyse ?

Si votre équipe ne comprend que des Dr. John, vous être fragiles, c’est-à- dire que votre sensibilité aux cygnes noirs est maximale, et ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne vous en tombe un sur la tête. Bonne nuit, et bonne chance.

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  • Si Dr John était si expert qu’on le croit il aurait toute de suite compris que la pièce avait deux côtés ‘face’ identiques et que la probabilité ‘pile’ est nulle.

    • Aussi contre intuitif que ce la peut sembler les Dr John existent en quantité et ont vraiment le comportement décrit dans l’article.

      Même en explicant que même en continuant de lancer jusqu’à la fin de l’univers il n’y a pratiquement aucune de voir 99 face. (1/2^99)

  • Les commentaires sont fermés.

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