Céline : une poésie raciste est-elle possible ?

L’art peut-il avoir un but inavouable ? Et cela remet-il en cause l’artiste ? L’homme et l’artiste sont-ils indissociables ? Ce sont les questions posées par cet ouvrage consacré à Céline.

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Céline : une poésie raciste est-elle possible ?

Publié le 28 février 2017
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Par Lucien Oulahbib.

L’ouvrage de Pierre-André Taguieff et d’Annick Duraffour sur Céline pose et résout le problème crucial consistant à saisir la nature première du lien entre un auteur et son oeuvre. Leur réponse va en ce sens bien plus loin que le travail d’Emmanuel Faye sur Heidegger lorsqu’il se demande comment ce dernier « introduit le nazisme dans la philosophie« : comme si cette dernière était à protéger corps et âme, comme s’il y avait des catégories d’œuvres bonnes et belles par elles-mêmes. Ce qui est faux.

Ou plutôt ce n’est pas là la question. Un sage, même brillant, peut être fourbe, un poète menteur, par ailleurs. Plus précisément il peut se servir de la poésie, de la sagesse, en vue du mal, et ce au-delà de la relativité de celui-ci. Il peut y parvenir même très bien.

Un fusil sert à tuer pour manger, se défendre, attaquer en traître. Un pamphlet peut servir à avilir l’ennemi choisi, ne parlons pas du brûlot. La thèse essentielle du livre des deux auteurs sur Céline est là, semble-t-il : ce qui compte c’est donc bien l’intention de départ. Céline peut faire de la très bonne littérature, il n’empêche qu’elle sert aussi à d’autres buts que s’astreindre à se conformer à tels ou tels codes plastiques artistiques, puisqu’il existe d’autres buts pouvant être considérés par l’intention de départ comme étant plus importants encore, des buts stratégiques métaphysiques absolus.

Le désir de racisme

Par exemple, le désir de racisme chez Céline, et Heidegger, c’est-à-dire une volonté de purisme métaphysique au sens d’épurer au-devant, au-delà, au-dessus, au-dedans, de la physique des corps et des âmes, d’écarter ainsi tout ce qui n’est pas estampillé les saines racines franques, germaines, blanches supposées authentiques, bien au-delà d’une question « nationaliste », comme le soulignent les auteurs (p.686) car le terme de « nation » peut être composite.

Hitler avait ce souci. D’où son désir lui aussi absolu de poser la destruction des Juifs d’Europe comme centrale, bien plus importante que de gagner des batailles contre Staline Roosevelt et Churchill. Ses généraux avaient beau le supplier de leur fournir trains, armes, troupes et munitions, Hitler ne les écoutait guère parce que l’enjeu métaphysique au sens décliné plus haut, ou la force du mythe d’édifier pour les mille ans à venir le Reich céleste, cet Imaginaire tressé de symboles (telle l’épée de Charlemagne dont on lui donna une copie) viendra envelopper et porter chaque geste. L’« ontologie fondamentale » dirait Heidegger.

Littérature ou racisme pur et simple ?

Aussi lorsque les auteurs se demandent si Céline établit « une poésie raciste » (p.28) ils visent juste, même s’ils hésitent cependant et se reprennent, comme intimidés par leur geste fort. Et pourtant ils reculent lorsqu’ils se questionnent sur le fait de savoir si tel ou tel pamphlet célinien est ou n’est pas de « la littérature » (p.53).

Ils ne devraient pourtant pas flancher, ils tiennent le bon bout. Céline, comme Heidegger, et d’autres encore, manie tel angle plus ou moins bien en vue du but à atteindre. L’analyse doit alors surtout étudier quel est ce but, en quoi l’angle choisi est-il utilisé (« outilisé » disait Blanchot) et non pas si tel ou tel angle les mérite ou s’en trouve souillé.

Il y a là un présupposé à écarter. Lorsque Bataille soutient l’épuration stalinienne, qu’Aragon soutient l’élimination des koulaks en tant que classe, que Blanchot loue la révolution d’Octobre en voulant l’étendre à l’Univers, quand Derrida veut aller plus loin que Lénine (jugeant Bataille trop mou puisqu’il s’agit de détruire la conscience en soi) lorsque Foucault veut effacer l’universalité de l’Homme en tant que détenteur de droits objectifs et citoyens (jusqu’à aller soutenir la révolution khomeyniste), le problème n’est pas tant de savoir s’ils restent ou pas de « bons » écrivains penseurs poètes, mais comment ils se servent de la poésie, de la littérature, pour parvenir à leurs fins.

Le côté obscur des connaissances

Or, il y a dans l’imaginaire bon enfant issu des Lumières l’idée que celles-ci servent obligatoirement au bien de l’Humanité alors que Rabelais avait depuis longtemps répété l’adage ancien :« science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Rien n’y fait : des générations entières continuent à croire que l’accumulation de connaissances sert automatiquement à parfaire la gentillesse humaine alors qu’elle sert tout autant à armer le côté obscur.

On verra donc en Aragon le gentil surréaliste et son chapeau (piqué à Anatole France) ; et par extension l’art, la littérature, la philosophie, la morale, la science, l’écologie, toutes ces catégories se verront embarquées dans une lutte pour le progrès et le bien alors qu’elles ne sont pas faites pour, mais plutôt pour servir d’outils à de multiples fins, y compris le progrès et le bien, certes, mais pas seulement.

Lorsque Céline veut se débarrasser des Juifs et utilise sa littérature pour y arriver, ce n’est pas parce qu’il a pris un coup de chaud, ou qu’il s’ennuie, mais bien parce qu’en prenant en pleine gueule, si l’on peut dire, la guerre de 14, mais aussi la révolution de 17, il croit que « les Juifs et leur pognon » sont derrière, il s’aperçoit que le populo éméché se fait trouer la peau alors que le bellâtre ampoulé arrive à faire jouer ses ballets à l’Opéra, tandis que, lui, doit remballer les siens.

Se débarrasser des Juifs par la littérature

Il s’avère en plus que le directeur qui les lui refuse est Juif. Il en voit alors partout, se demande pourquoi, sans analyser plus loin. Céline, qui en veut aussi aux « faux cocos », d’autant plus que beaucoup de leurs chefs sont Juifs, amalgame le tout, en vient à considérer que seule une révolution totale fondant pour de bon la vraie race authentique des purs -peu importe leur nom, « aryens », pourquoi pas (même Vichy ne trouve pas grâce à ses yeux, il traite Laval de « Juif » soulignent les auteurs)-, permettra de « recréer du Français » (p.693) combattre les fléaux métèques et rouges (comme la vinasse, p.27) portés par l’Amérique et les Soviets. Deux laideurs à détruire pour ce médecin qui soigne gratis. Ce que dit exactement Heidegger après 1945 dans son Introduction à la métaphysique. Au sens décrit plus haut de forger une physique des corps et des âmes purifiée de tout ce qui n’est pas elle.

« Céline, la race, le Juif » cet ouvrage tente ainsi de démêler minutieusement (et sur des centaines de pages) cette matrice mère : celle stipulant qu’il est vain d’opposer ou de marier génie et saloperie, que l’attaque anti-juive, anti-rouge de Céline, n’est pas un accident ou une extériorité, mais le fondement abouti de l’oeuvre. Abouti, au sens où si cela n’existe pas tel quel dans le Voyage au bout de la nuit ou dans Guignol’s band, leur aboutissement logique (au sens hégélien de manipuler les catégories pour en faire une métaphysique) avait au moins deux issues : soit l’on trouvait la source supposée du « pourrissement » dans les rumeurs de l’époque à coup de « protocole des sages de Sion », de pensées libérales francs-maçonnes honnies par essence ; soit l’on tentait de saisir comme l’avait fait pourtant Nietzsche que tous les « États sont des monstres froids » et que même leur destruction espérée par Lénine (bégayant Robespierre) ou leur instrumentalisation façon fasciste/nazie n’apporte rien d’autre que bien pis encore.

Il semblerait que cette leçon de choses n’ait pas été saisie. Avec le livre de Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour, on s’en approcherait à nouveau. À nouveau la chouette de Minerve ?…

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