L’individualisme est-il une maladie honteuse ?

L’individualisme, c’est d’abord la primauté de l’individu. C’est aussi la valorisation de l’initiative privée, la réduction du rôle de l’État et des droits individuels. Cela n’a pas l’air si horrible ; alors pourquoi autant d’anti-individualistes ?

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L’individualisme est-il une maladie honteuse ?

Publié le 2 décembre 2018
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Le collectif, y a que ça de vrai, non ?

Le sens du bien commun, de l’intérêt général, oui, celui qui qui nous fait désirer un État fort, des dépenses publiques pour protéger tous ceux qui en ont besoin (c’est-à-dire pas mal de monde, voire tous).

Alors que l’individualisme, c’est l’égoïsme, le règne du moi, un personnage hautement narcissique, à l’hédonisme débridé.

La messe semble dite : l’individualisme, c’est le mal pour notre vie en société, et nos activités.

Pas facile alors de réhabiliter une forme d’individualisme qui redonne goût à une liberté individuelle plus altière, responsable et partagée.

L’individualisme selon Alain Laurent

C’est ce à quoi s’attaque le philosophe Alain Laurent dans une anthologie des auteurs de l’individualisme ; de toutes sortes, de Stirner à Nietzsche, Ayn Rand, Ortega y Gasset, et Alexandre Zinoviev. Avec une introduction qui fait un tour très complet de tous les chantres de l’anti-individualisme.

Cela vaut la peine d’y aller voir.

L’individualisme, c’est d’abord la prévalence ou la primauté de l’individu. Cela a une dimension politique : c’est la valorisation de l’initiative privée, la réduction du rôle de l’État, le développement de la responsabilité individuelle et des droits individuels qui confèrent une indépendance individuelle.

Cela n’a pas l’air si horrible ; alors pourquoi autant d’anti-individualistes ?

Ce que lui reprochent les auteurs, c’est d’être un vecteur d’atomisation et de dissolutions sociales, générateur de déliaison, destructeur de lien social. Mais pour ne pas se couper complètement des vertus de l’individualisme, certains comme l’universitaire Pierre Bréchon, dans L’individualisation des valeurs, font une distinction entre individualisme et individualisation : pour cet auteur, l’individualisme est la volonté de toujours choisir ce qui maximise le plaisir ou l’intérêt matériel de l’individu, alors que l’individualisation est un processus d’autonomisation, de prise de distance par rapport à toutes les appartenances assignées. On voit là un exercice de réduction lexicale destiné à caricaturer l’individualisme.

Toujours selon Pierre Bréchon : « l’individualisation correspond à une culture du choix, chacun affirmant son autonomie, sa capacité à orienter ses choix sans être contrôlé et contraint », alors que l’individualisme « c’est le culte du chacun pour soi ». Et il insiste à nouveau en faisant de l’individualisation« la volonté de chacun de se construire comme une personne autonome sans être contraint par des institutions politiques ou religieuses ou la puissance normative du milieu social ou familial ».

Individualisme et individualisation

Alors, il suffirait peut-être de substituer individualisation à individualisme pour retrouver la vertu de l’individualisme et de l’individu.

Dans cette anthologie, on pourra y lire un texte de Jaurès issu de Socialisme et liberté (1898) pour retrouver ces accents :

« Dans l’ordre prochain, dans l’ordre socialiste, c’est bien la liberté qui sera souveraine. Le socialisme est l’affirmation suprême du droit individuel. Rien n’est au-dessus de l’individu. Il n’y a pas d’autorité céleste qui puisse le plier à ses caprices ou le terroriser de ses menaces ».

« Pour que chaque homme soit autonome pleinement, il faut assurer à tous les moyens de liberté et d’action. Il faut donner à tous le plus de science possible et le plus de pensée, afin qu’affranchis des superstitions héréditaires et des passivités traditionnelles, ils marchent fièrement sous le soleil. Il faut donner à tous une part égale de droit politique, de puissance politique, afin que la volonté de chacun concoure à la direction de l’ensemble et que, dans les mouvements les plus vastes des sociétés, l’individu retrouve sa liberté ».

« Le socialisme veut briser tous les liens. Il veut désagréger tous les systèmes d’idées et les systèmes sociaux qui entravent le développement individuel ».

Cet hommage à l’individu ne durera pas, malheureusement ; Jaurès reprochera à Clémenceau, qui ne peut pourtant pas être considéré comme un individualiste exalté, au cours d’une intervention à la chambre des députés, sa « doctrine de l’individualisme absolu ». On pourrait aussi aller voir ce que les socialistes d’aujourd’hui en ont fait.

Reste qu’avec de l’individualisation, on peut peut-être réhabiliter l’individualisme…

Article initialement publié en janvier 2017.

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  • « Alors, il suffirait peut-être de substituer individualisation à individualisme pour retrouver la vertu de l’individualisme et de l’individu. »

    Bah oui … sauf que cela n’est peut être pas possible. Une fois que le processus « d’individualisation » a eu lieu comme l’auteur le dit, il y a une « prise de distance par rapport à toutes les appartenances assignées » et le mot important est « distance » car si celle-ci est suffisamment grande on peut se demander ce qu’il reste en dehors de « l’individualisme ».

    Pour imager mon propos j’utiliserai le modèle le passage de phase la société traditionnelle pouvait être comparer à un liquide où les molécules sont mobile mais néanmoins liée. « L’individualisation » chauffe, chauffe la société jusqu’à obtenir un gaz où chaque molécule devient individuelle. L’individualisation est la face d’une pièce dont le pile est l’individualisme.

    D’ailleurs ce n’est pas innocent que l’auteur de l’article » (intéressant par ailleurs car c’est une grande question) ne suggère aucune piste.

    • Je suis assez d’accord avec Gilles Martin.
      Le terme d’ « individualisme » continue de me gêner. Il s’oppose sans doute à « collectivisme ». Mais le commun des mortels n’a absolument pas connaissance des débats intellectuels sur la question. Il ne reste qu’une idée, servant d’angle d’attaque bien commode pour anéantir toute tentative d’argumenter, et renforçant une intuition (fausse) qui assimile, consciemment et inconsciemment à la fois, « individualisme » à « égoïsme ».

      Pour tenir compte de cette réalité, on peut essayer de rechercher des substituts à ce terme. Dans la lecture d’un autre ouvrage d’Alain Laurent, je proposais « individualité », mais je pense que cela n’est pas meilleur, en réalité, car on conserve grosso modo la même idée.
      On pourrait alors chercher des expressions à plusieurs mots, comme les défenseurs des « droits des individus », ou de la « protection de l’individu », du « soutien à l’individu », de la « confiance en l’individu », ou que sais-je encore ; mais j’entrevois bien, à chaque fois, les inconvénients que l’on y trouve facilement, outre la lourdeur de ces expressions.

      C’est pourquoi, quelles que soient les critiques de fond que l’on peut apporter à « individualisation » en toute rigueur, il apporterait, dans le débat public, l’idée intuitive, très positive, de la prise en compte de l’individu, du souci de le protéger, de le valoriser, de l’encourager dans ses initiatives.
      A titre personnel, c’est le terme que j’utilise au quotidien pour décrire mon activité d’enseignement, où mon souci de tous les jours est de me soucier de chaque étudiant, l’encourager, assurer un suivi permanent de son travail, parfois exiger et secouer, pour mieux le mettre en confiance à d’autres moments, et l’amener à la réussite. Le contraire de la massification (mais ceci n’est possible, bien sûr, qu’avec des effectifs réduits, jusqu’à 40, et avec un nombre d’heures suffisamment conséquent, pour des matières qui le permettent également, et un investissement personnel qui déborde très largement les horaires officiels).

      Quoi qu’il en soit, l’idée d’individualisation est très positive, infiniment plus séduisante et valorisante que « individualisme ».
      Faut-il conserver absolument la rigueur intellectuelle ou doit-on tenir compte de la réalité d’un monde où la communication est centrale dans la défense des idées (sans non plus insinuer que l’on voudrait tricher ou tromper les gens, ce qui n’est bien entendu pas ici le cas).

      Reste un obstacle, je le sais bien : le caractère historique de la notion, inscrite dans tous les ouvrages du passé, et présente chez les économistes historiques. Là est la réelle difficulté.

  • « l’individualisme est la volonté de toujours choisir ce qui maximise le plaisir ou l’intérêt matériel de l’individu »

    Le problème de cette définition c’est qu’elle ne définit pas grand chose en fait. En vrac :
    – si les individus faisaient toujours ce qui maximise le plaisir ça se saurait;
    – c’est quoi le plaisir ?
    – maximiser son intérêt matériel ? Ha mais LOL ! Je suis bien placé pour savoir que la plupart des gens ne savent pas compter, alors maximiser …
    – et il y a ceux qui prennent plaisir en donnant tout ce qu’ils ont (temps, argent) et en sont visiblement très heureux, et inversement d’ailleurs.

    Passons maintenant à la contre attaque idéologique, à l’aide de mon Dictionnaire du libéralisme (Mathieu Laine, Larousse). Le terme « individualisme », contemporain de « libéralisme » et inséparable de lui, signifie historiquement « émancipation du carcan des appartenances communautaires, des corporations ». Celui qui critique l’individualisme est donc un partisan du retour à l’ancien régime. CQFD.

    • @ Synge
      Non, je ne crois pas!
      Il s’agit trop souvent, pour les Français, d’opposer des termes contraires en faisant fi des réalités: ça ne fonctionne pas bien!
      Diriez-vous à une fourmi ou à une abeille d’être individualiste? La réponse est claire.
      Le libéralisme demande votre liberté individuelle, pleine et entière, c’est entendu, mais accompagnée de votre responsabilité aussi pleine et entière.
      À part les ermites et les insulaires solitaires, tous les autres humains partagent des lieux de vie avec leurs semblables. Donc, en fait, nous sommes tous en relations avec d’autres individus, tous les jours, donc individuels ET « collectifs », ça n’a rien de contradictoire: un qualificatif ne nie pas l’autre!
      Tout qui est né de 2 parents et a vécu dans une famille avec frères et soeurs, a été à l’école, à la faculté et a travaillé dans une entreprise sait cela depuis toujours: nous pouvons être individualistes, sans être égoïstes, mais en acceptant nos groupes de relations et d’appartenance!
      Faut pas chercher midi à 14 heures!

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