Pour écouter le passage de Mathilde Berger-Perrin dans le podcast de Contrepoints : cliquer ici.
De la toute fraîche publication de Ayn Rand, l’égoïsme comme héroïsme signé de Mathilde Berger-Perrin (1) dans une collection de vulgarisation exigeante pour grand public « éclairé », on ne peut d’entrée de jeu que se réjouir.
Jusqu’à présent, en France, Ayn Rand devenait de moins en moins inconnue, mais insuffisamment, bien qu’au pays le plus social-étatiste d’Occident les ventes de La Grève (plus de 20 000 exemplaires) se soient révélées inespérées – en Allemagne, en Italie ou en Espagne, on ne fait pas mieux.
Que, tout en apportant enfin une souhaitable diversité dans l’approche de la grande philosophe et romancière américaine, ce bref opus puisse contribuer à davantage diffuser sa pensée et faire parler d’elle est donc une bonne nouvelle qu’il convient de saluer à la hauteur de ce qui est bien un petit événement.
Du nouveau sous le soleil randien ?
Tout, ou presque, ayant déjà été dit depuis longtemps au sujet de la vie et l’œuvre de Ayn Rand, rien d’étonnant à ce qu’on n’apprenne rien d’inédit la concernant, surtout dans les limites du petit format de la collection où paraît cet ouvrage.
C’est bien plutôt l’angle sous lequel ses idées maîtresses sont exposées qui compte ici, et qui, en l’occurrence, se révèle judicieux.
Si, dans le titre indiquant le fil rouge qui charpentera le propos, la référence à l’égoïsme n’est guère originale, relier ce que Rand considérait comme la vertu majeure (pourvu qu’il soit… « rationnel ») à l’héroïsme, autre qualité humaine cardinale, apparaît en revanche bien venu et fécond – de même que conclure qu’elle « laisse l’héroïsme en héritage », à « la portée de tous ».
Autre heureuse idée : affirmer que « l’originalité de Rand est de considérer la raison comme volonté », en ce qu’elle met l’accent sur le lien organique entre le conceptuel et l’indispensable et vitale résolution de l’esprit de l’inscrire effectivement dans la réalité. Et, dans l’accablant contexte contemporain de relativisme, de tribalisme et d’extinction de la pensée vive, qualifier la philosophie randienne de « kit de survie intellectuelle et morale » est particulièrement bien vu.
Peut-être aurait-il en outre été opportun de souligner, en application de la « loi de causalité », l’importance primordiale conférée par Rand au principe du « gagné/mérité », pierre de touche de l’éthique sociale objectiviste puisqu’elle fonde aussi bien la logique de la responsabilité individuelle que la légitimité du droit de propriété que l’estime de soi– et qu’il permet par ailleurs de condamner la « culpabilité imméritée », ce cheval de bataille d’Ayn Rand.
N’aurait-il pas d’autre part fallu davantage attirer l’attention sur le rôle pionnier de Rand dans le champ du cognitif (la « psycho-épistémologie »), tout en ouvrant un nécessaire débat sur la primauté absolue dévolue au conceptuel et à la logique – confrontés désormais aux défis de l’« intelligence émotionnelle » ?
Quelques sujets de perplexité…
Au sein de ce « primer »(comme on dit au pays d’adoption d’Ayn Rand) à l’écriture vive et concise, surgissent malgré tout, çà et là, certaines appréciations qui peuvent susciter quelques perplexités, quand bien même il ne s’agit que de points de détail.
Ainsi, plutôt que seulement le « questionner », Rand ne pourfend-elle pas opiniâtrement l’altruisme jusqu’à en faire un ennemi public absolu en tant que fourrier du collectivisme ? Et, dans La Grève, le site montagnard secret où John Galt se réfugie avec ses compagnons… grévistes, peut-il tour à tour être qualifié de « ravin », de « vallée » ou de « canyon », alors que dans le contexte, c’est ce dernier terme qui s’impose pour qualifier ce qui est avant tout un sanctuaire devant servir de camp de base en vue de la reconquête d’une nation dévastée par la social-bureaucratie intrusive ?
Par ailleurs, toujours dans La Grève, est-il vraiment approprié de dire que le célèbre « Qui est john Galt ? » qui ponctue le roman aurait valeur d’un « Á quoi bon ? », ce alors que dans le contexte il semble bien plutôt exprimer un espoir : celui que, quelque part, un mystérieux personnage pourrait bien permettre d’en finir avec le marasme qui est en train de détruire le pays ?
D’autre part, Ayn Rand a-t-elle vraiment fait preuve de « frilosité politique », elle qui, sur la foi d’expériences plus que décevantes, en est venue à professer une aversion radicale pour la lâcheté et l’inconsistance des politiciens de l’époque ?
Enfin, sur le fond, et ce n’est pas anecdotique, présenter Ayn Rand en « pythie libertarienne » et en « mère du libertarianisme » n’est-il pas démenti par le fait qu’elle a toujours considéré les libertariens (surtout dans leur version anarchisante) comme des « hippies » décérébrés et irresponsables ? Jamais de sa vie elle n’a d’ailleurs accepté qu’on lui colle l’étiquette de « libertarienne ».
Et puis vient un motif de franche stupéfaction.
Á juste titre, l’énoncé « Une philosophie pour vivre sur la Terre » par laquelle Rand caractérisait cursivement l’essentiel de son propos revient à quatre reprises dans l’ouvrage. Or, il se trouve que c’est précisément là le titre d’un recueil inédit de textes d’Ayn Rand il y a peu de temps traduits en français (Les Belles Lettres, 2020), et qu’on n’en trouve étonnamment nulle mention, ce qui aurait dû être la moindre des choses.
Mais, qui plus est, cette traduction (2) ne figure même pas dans la bibliographie finale, pas davantage au demeurant que celle de The Virtue of Selfishness, parue en 1993 sous le titre La vertu d’égoïsme (Les Belles Lettres), devenue au fil des ans un grand succès de librairie. On se perd en conjectures sur la raison de ces omissions qui, si elles n’obèrent certes pas l’intérêt intrinsèque du propos du livre, la fichent tout de même mal, et font désordre dans cet ensemble par ailleurs de si bonne tenue.
Pour conclure plus positivement sur ce plan bibliographique, signalons en sus la toute récente (septembre 2023) réédition aux Belles Lettres de la traduction française de Anthem (1938) sous le titre Hymne. Devenue introuvable, cette mince et prophétique dystopie de politique-fiction s’achève sur la précoce et remarquable formulation de ce qui constituera le fil rouge de toute la philosophie morale individualiste ultérieure d’Ayn Rand– et notre mot de la fin :
« Et ici, sur le portail de ma forteresse, je graverai dans la pierre le mot qui doit être mon phare et mon étendard. Le mot qui ne mourra pas, même si nous devons tous périr dans la bataille. Le mot qui ne mourra jamais sur cette Terre, car il en est le cœur, le sens et la gloire… Le mot sacré : EGO. »
(1) Éditions Michalon, collection « Le bien commun ».
(2) Expressément validée par Leonard Peikoff, ultime et très proche disciple encore vivant (90 ans à ce jour!) de Rand et seul légitime à accorder des droits de traduction des écrits de celle-ci.
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