Par Pierre Farge.
« Le démantèlement commencera quand toutes les conditions de sa réussite seront réunies. Nous y sommes presque et nous irons jusqu’au bout », assurait le ministre du Logement… et de l’Habitat durable. Voici donc l’Habitat durable que notre gouvernement propose dans son démantèlement de Calais.
Le gouvernement assure que toutes les personnes installées dans le camp de Calais se verront proposer une solution d’hébergement.
En réalité, les autorités détruisent les infrastructures qu’elles ont laborieusement mises en place, à savoir le centre d’accueil de jour avec ses douches, le foyer pour femmes et enfants et le centre d’accueil provisoire constitué de conteneurs ; et ce sans mesure de substitutions aux réfugiés, autre que temporaire ou d’urgence.
Le gouvernement assure en effet que des centres d’accueil et d’orientation, les fameux CAO, sont à la disposition des migrants en vue d’effectuer une demande d’asile afin de faire leur vie en France, ou bénéficier des voies légales d’accès à la Grande-Bretagne.
Pas de chances d’aboutir
En réalité, aucune assurance n’existe que ces demandes aient des chances raisonnables d’aboutir ; aucun élément ne permet d’affirmer qu’une fois le camp de Calais rasé, tous les migrants se retrouveront dans ces structures d’accueil où un suivi réel des droits leur sera assuré ; et absolument aucun logement de substitution n’est proposé à la moitié des migrants refusant ces centres parce qu’ils préfèrent rester dans le Calaisis à tenter inlassablement de rejoindre l’Angleterre.
En réalité, les chiffres parlent d’eux-mêmes puisque sur les 6000 migrants déjà orientés en CAO depuis leur création il y a un an, seul un tiers a rejoint un centre pour demandeur d’asile, un autre tiers y loge toujours, et le reliquat a disparu. Où, me direz-vous ? Sans doute dans les camps voisins, à Grande-Synthe ou Norrent-Fontes pour ne citer que les plus importants. Car en l’absence de solution apportée à tous les réfugiés, et en l’absence de plan clair pour que le camp ne soit pas reconstitué, soit sur le site actuel, soit à côté, il semble évident que les migrants continueront d’arriver sans qu’un renforcement des contrôles aux frontières, et un démantèlement à grand frais ne changent quoi que ce soit.
La profonde détresse des migrants
Le gouvernement assure qu’il est « hors de question de laisser encore plus longtemps ces personnes dans la boue et la détresse » car « un hiver de plus dans la jungle n’est pas possible ».
En réalité, c’est dans une boue et une détresse encore plus profondes dans lesquelles sont plongés les migrants, comme cette centaine d’adolescents expulsés de leurs abris et contraints de passer la nuit dans l’école et la mosquée de la jungle à défaut d’avoir été conduits en centre d’hébergement et en raison d’un centre de transit déjà plein.
En empêchant les avocats d’accéder au camp pour exercer leurs missions de conseil et d’assistance, le gouvernement méprise les droits de centaines de migrants. Pourquoi, me direz-vous, puisque ce gouvernement souhaite si fort mettre à l’abri les migrants ? Hé bien parce que les avocats ont pour mission de les munir d’un formulaire à remettre aux autorités en cas d’interpellation, précisant leur identité, ainsi que leur volonté de bénéficier d’un avocat, d’un interprète et d’un examen médical, et que s’ils sont trop nombreux à présenter ce formulaire, la gestion devient impossible aux policiers préférant l’arrestation de masse pour remplir les centres de rétention administrative.
Un calcul électoraliste
En réalité, ce démantèlement tombant du ciel à quelques mois d’une échéance présidentielle semble moins le fruit d’une préoccupation humanitaire que d’un calcul électoraliste. Le gouvernement profite simplement de l’accalmie de « la saison » pour évacuer un camp devenu trop visible, confiant ainsi courageusement le fond du problème à la prochaine législature, au printemps, lorsque les conditions en Méditerranée seront à nouveau favorables.
De tous ces témoignages de l’écart mesurable entre la proclamation des droits et leur effectivité, je comprends que le plus grave reste la situation des mineurs non accompagnés.
Déjà en situation critique au sein même du camp, faute d’hébergement approprié et de système d’enregistrement, ils sont encore 1300 dans le démantèlement. Un nombre alarmant qui fait écho aux 100 disparus depuis la démolition de la zone sud en mars dernier et aux 10 000 autres disparus en Europe depuis le début de la crise.
Ces chiffres vous sont indifférents, vous qui à présent me lisez ? C’est normal, j’y étais également insensible avant d’arriver sur le camp, autant que ceux entendus dans le concert d’égoïsme et la compétition de victimes quotidiennes de ma télévision. Quelle relativité opère notre conscience entre les quelques dizaines de disparus d’un crash en avion, les millions de morts au Proche-Orient, l’éclatement d’une guerre ou la proclamation d’une nouvelle dictature ? Seule l’épaisseur du réel m’a permis de prendre conscience du drame, le drame, de chaque miette de vie humaine. Comme Sayed m’ayant invité un après-midi à rejoindre sa tente pour me raconter le sien après avoir cheminé dans un dédale de tentes et d’abris, de sable humide et de boue merdeuse. À la lueur d’une bougie, au crépitement de la pluie sur le nylon du baraquement, il commençait par pleurer. Son père assassiné sous ses yeux par les talibans dans la province de Baghlân, sa fuite avec son frère perdu en route, la faim, la guerre, la prison puis les milliers de kilomètres à pied pour parvenir jusqu’à Calais. Cela fait trois mois qu’il est là et prend des forces pour rejoindre l’Angleterre par tout moyen. Il a 16 ans. Il a tout vu. Et il n’a pas peur.
Disparition du camp
Parce que je n’arrive pas encore à croire que ce camp ait existé à deux heures de Paris et quinze minutes d’une gare SNCF, et qu’il va bientôt complètement disparaître dans les incendies prenant de toute part, mêlant l’odeur du bois brûlé au sable des dunes.
Parce que j’y ai vécu de longues semaines à sentir l’impuissance, l’injustice et par-dessus tout, la honte de voir s’immobiliser des mois entiers l’ombre de corps bouleversés, de regards vaincus, de destins transis.
Parce que j’y ai été habillé en réfugié, j’y ai mangé en réfugié, j’y ai été insulté en réfugié ; et parce que j’y ai finalement été du fond du cœur convaincu de l’égalité des hommes, de l’absence de hiérarchie malgré tout ce que la logique dominante pousse à croire des diplômes, des revenus et des grandes écoles.
Parce que je ne supporte plus le visage d’une France pleine du mot Progrès qui enterre les tentes de ces migrants au bulldozer dans ce refrain d’appel d’air ; cette théorie selon laquelle une politique trop généreuse de régularisation pousserait les migrants à venir en masse quémander notre hospitalité, en sachant que le risque de mourir en mer dans l’enfer de la traversée leur paraît moins terrible que de retourner chez eux.
Maintenant à Lampedusa
Parce qu’après cet engagement à Calais, me voilà à Lampedusa ; ce morceau de terre de 20 km2 à 70 milles des côtes d’Afrique et 120 milles des côtes de Sicile où 400 000 migrants ont atterri en 20 ans ; ce morceau d’Italie d’en bas où le pays se repose mais où continue d’échouer quotidiennement un peu par hasard et de nulle part des suppliciés kurdes, nigériens, somaliens, soudanais, libyens et érythréens ; et le drame est à peu près le même qu’à Calais sous un soleil d’Afrique.
Parce qu’à l’heure où l’Occident court après les Pokémon Go et leur « Professeur Saul qui a passé sa vie à s’intéresser à leur migration », des migrants bien réels continuent de s’échouer d’Orient.
Parce que cet antagonisme entre le virtuel et le réel s’illustre, à quelques encablures de bateau, dans la misère libyenne contemplant la richesse de Pantelleria ; de Carole Bouquet dans l’eau turquoise sicilienne (sifflant le vin à 12 degrés qu’elle vient de vous vendre), aux côtes pouilleuses libyennes que submerge le flot de réfugiés (sifflant à l’aide de leur gilet de sauvetage dans une eau à peu près à la même température).
Parce que l’arrivée massive des derniers jours à Lampedusa a fini de me convaincre que ce flux de migrants n’est pas prêt de tarir le nouveau camp qui remplacera bientôt celui en train d’être démantelé à Calais.
Drame quotidien
Parce que je ne supporte plus de voir ces bateaux nous immerger dans le drame quotidien des migrants, entassés jusqu’à 250 alors que nous ne monterions pas à plus de 20 ; échappés du désert et de l’ISIS par les rives libyennes, le visage émacié, le corps chétif, déshydraté, à bout de force, aux vêtements puant l’essence et aux gilets de sauvetage cisaillant la peau.
Parce que l’UNHCR estime qu’au moins 275 000 personnes attendent d’embarquer de l’autre côté, en proie au nouveau trafic d’esclaves et aux mafias de passeurs à Sabratha, port du Nord libyen, aussi familier des milices que des salafistes.
Parce que ces bateaux à la dérive symbolisent la dérive même de l’Europe qui a abandonné la Grèce en 2015, puis l’Italie en 2016 face à la crise migratoire.
Parce que cette Italie que l’on appelait la Grande Grèce, la Magna Grecia, plus grecque qu’italienne, est aussi aujourd’hui l’Italie perdue de Matteo Renzi, l’actuel président du Conseil italien, du comique Beppe Grillo, et de ses amis du M5S.
Délitement des fondements européens
Parce que je ne supporte plus de voir l’Europe se déliter de ses fondements ; d’Athènes et de Rome, ces deux berceaux d’une humanité première à l’origine de l’expression idéale de justice et de liberté entraînant le respect des lois, le civisme et le sens du courage.
Parce que dans ces conditions, la perspective d’une solution politique en France à Calais, ou en Italie à Lampedusa, forgée dans cette Union européenne ou autour de cette Méditerranée est plus éloignée que jamais.
Cette Méditerranée par laquelle notre histoire a commencé ;
Cette Méditerranée où les Anciens ne voyaient qu’une civilisation des deux côtés de la rive et des trois continents ;
Cette Méditerranée appelée par les Grecs et les Romains « Notre Mer », cette mer de proximité, avec ses côtes rassurantes et ses morceaux d’îles illuminées de promontoires en promontoires, de l’Égée à la mer Ionienne ;
Mer monstrueuse
Cette Méditerranée, qui revient en force de la pire façon : en quelques années, Mare nostrum s’est transformée en mer monstrueuse, charriant les cadavres et la haine religieuse ;
Cette Méditerranée, tombeau oublié, où les passeurs des deux rives ont plus de contacts que nos intellectuels engagés, et pas forcément de gauche.
Ce soir, après cette semaine de démantèlement à Calais, et sur cette île entre les bords de l’Orient et de l’Occident, tout semble irréel, presque beau malgré le drame qui entoure. La nuit n’est pas encore close, mais l’obscurité l’emporte, de minute en minute, sur les rivages bleus et roses de cette fin d’été, et de ce thé vert au goût sucré d’éternité. Dans cette ambiance de camp de réfugiés, je m’allonge et cherche le sommeil à même le sol. Ce sol que des milliers de migrants ont piétiné toute la journée à la recherche d’un nouveau départ ; où maintenant ils fument et jouent aux cartes non loin de moi ; où une partie de football improvisée se tient à quelques pas entre la Somalie et la Libye ; et où dès demain ils reprendront la folle course vers un nouveau départ pour un « Habitat durable ».
Merci. Merci de faire résonner la vérité.
Que dire à ce récit tragique ?
Où le bas blesse, est que la plupart de ces réfugiés ou migrants – de guerre ou de misère – portent par leur culture le malheur qu’ils fuient. Ils ne s’en rendent pas compte car leur culture leur est imposée dès leur naissance par leur croyance. Elle leur tient lieu d’identité et d’appartenance communautaire. Peu parviennent à s’en défaire à travers une remise en question. Ils entendent la poursuivre où qu’ils aillent et confusément (les européens ne connaissent pas les fondements de ces cultures et les conséquences inéluctables qu’elles portent, mêmes pour bien de prétendus spécialistes, incapables de changer de paradigme dans leurs analyses) les populations des pays « d’accueil » (sic) n’en veulent pas et – toujours confusément – réagissent à ce qu’ils en perçoivent, les signes extérieurs, résumés parfois par le terme « faciès » : des marqueurs ethniques, vestimentaires, de pilosité, la couleur de peau, les noms et prénoms, les comportements, … ce qui est au final aussi choquant… que compréhensible, et sans doute salutaire.
La vrai question est donc, comment venir en aide sur le long terme à cet exode sans nous – les pays investis – mettre également en grande difficultés, voire en péril.
La seule solution est d’évidence d’agir en amont dans les pays d’origine et passer des accords avec ces pays qui ne parviennent pas à prendre en charge décemment leur propre ressortissants. Pour y créer des zones où ils seraient protégés d’abord, éduqués ensuite dans les limites que leur propre culture – lois, mœurs – permet, formés enfin à des métiers utiles au contexte local. L’objectif étant d’arriver à leur proposer à court ou moyen terme des alternatives de vie chez eux, c’est-à-dire la possibilité de subvenir à leurs besoins et de s’organiser en société. Avec la garantie d’un suivi politique (contenu dans les accords)….
Vaste programme mais que faire d’autres ?!
Cela ne pourra se faire en un seul jour. Aussi des solutions provisoires, inscrites dans ce projet plus large, sont donc nécessaires.
En effet, devant l’ampleur du mouvement migratoire, je ne crois pas que nous pourrons faire l’économie de construire et organiser des camps de regroupement où les nouveaux arrivants seront systématiquement pris en charge. Une prise en charge qui ne doit pas être unilatérale, c’est-à-dire que ces camps doivent être participatifs et organisés dans ce sens (distribution des tâches de logistiques et de maintenance.
Les modalités de ces camps ne sont pas l’objet de mon propos ici.
Toutefois ces plateformes doivent permettre de donner un avenir à ces personnes. Pour quelques uns en Europe et pour les autres, largement, par un retour dans le cadre des projets mis en place dans leurs pays d’origine.
Il n’est pas nécessaire d’attendre que les pays de l’UE se mettent d’accord pour agir à l’échelle national. L’urgence aujourd’hui commande.
@ Jean-MIchel
« Que dire à ce récit tragique ? »
Politiquement:
http://www.lefigaro.fr/international/2016/09/14/01003-20160914ARTFIG00259-royaume-uni-un-rapport-parlementaire-ereinte-sarkozy-et-cameron-pour-l-intervention-en-libye.php
Individuellement:
https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2016/05/look-refugees-in-the-eye/
Accessoirement:
http://www.bfmtv.com/international/quelle-est-la-presence-de-l-armee-francaise-dans-le-monde-918599.html
Du très bon dans cet article, merci
Et du moins bon:
Ouch ! Des civilisations à l’économie fondée sur l’esclavage…
L’esclavage a été une composante essentielle du développement du monde grec antique pendant toute son histoire. Il est considéré par les Anciens non seulement comme indispensable, mais encore comme naturel
https://fr.wikipedia.org/wiki/Esclavage_en_Gr%C3%A8ce_antique
Libye bombardée entre autres par la France et dont la population aurait pu se réfugier sur le même continent.. Si ce n’était un des pires pour tout ce qui concerne la liberté et les droits de l’homme. ISIS n’est que la minuscule pointe d’un énorme iceberg.
Vous avez parfaitement raison de blâmer ceux qui accueillent très mal comme l’état français (qui laisse aussi tomber les pauvres qu’il fabrique). Mais il ne faudrait pas perdre de vu ce que ces gens fuient : des dictatures corrompues et des cultures qui stagnent depuis des décennies.
La pauvreté mondiale se réduit partout sauf dans ces régions:
http://www.inegalites.fr/spip.php?article381
La population du continent africain va tripler d’ici 60 ans pour atteindre 3 milliards pile au moment ou la manne pétrolière va fortement se réduire, il serait temps de ce poser la question de la responsabilité de la gestion à long terme d’un continent qui fabrique de la misère et de l’oppression en quantités exponentielle, impossible à absorber même mondialement.