Choisir l’anglais pour relancer l’Europe ? Ça va faire fuir !

Adopter une seule langue c’est tomber dans l’uniformisation. Vive le multilinguisme ! Il faut vite s’y mettre si on ne veut pas que les peuples s’écartent encore plus du projet européen !

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Choisir l’anglais pour relancer l’Europe ? Ça va faire fuir !

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 5 août 2016
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Par Yves Montenay.

Choisir l’anglais pour relancer l’Europe ? Ça va faire fuir !
By: Logan IngallsCC BY 2.0

L’idée de réduire le rôle de l’anglais à Bruxelles à l’occasion du départ des Britanniques a un certain fondement juridique et d’équité, mais heurte des intérêts en place et surtout un état de fait et des habitudes. À tel point que l’idée inverse a été lancée de prendre officiellement l’anglais comme unique langue commune de l’Europe pour la relancer. À l’examen, ce n’est pas une bonne idée.

Commençons par des exemples concrets

anglais rené le honzecL’Europe n’est pas le seul endroit rassemblant plusieurs langues. On peut donc commencer par profiter de l’expérience des autres.

L’expérience la plus proche de nous est celle de la Suisse : une forte identité nationale, quatre langues officielles plus une langue majoritairement parlée, le suisse allemand incompréhensible par leur voisin du nord. Chaque langue a son domaine bien délimité pour qu’aucune n’empiète sur l’autre. Et l’on sait que l’économie suisse, malgré une géographie très montagneuse et aucun accès à la mer, est l’une des plus riches et peut-être la plus moderne du monde.

L’expérience indienne est l’échec de l’inverse : l’anglais chapeaute la pyramide sociale et l’administration des 1,4 milliard d’Indiens. Se superpose aussi à de très nombreuses langues dont beaucoup ont des dizaines de millions de locuteurs et une littérature ancienne. Le moins qu’on puisse dire est que ça n’a mené ni à l’unité du pays, coupé en cinq, chacune des parties (Inde, Pakistan, Bangladesh, Birmanie, Ceylan), étant elle-même subdivisée en parties farouchement identitaires, tandis que l’anglais n’a en rien favorisé leur développement.

De même, l’éclatement de l’URSS est largement une révolte contre le russe imposé comme langue commune par-dessus les langues nationales pourtant officielles à leur niveau.

Ces deux derniers exemples ressemblent à ce qui est évoqué pour l’Europe.

Et n’oublions pas qu’en Belgique, le français était la langue commune par-dessus les dialectes romands et germaniques. Cela a amené une révolte de la Flandre majoritaire, le rejet du français jusqu’en haut de la pyramide sociale dans les parties flamandes et la paralysie du pays.

Jusqu’à présent l’anglais n’a pas réussi à l’Europe

Après avoir été plurilingue, l’Union fonctionne maintenant en anglais. Parallèlement les peuples s’y sentent de moins en moins bien représentés. Ah, dira-t-on, si les peuples parlaient anglais il n’y aurait plus de problème. Quelle langue parlaient donc les Anglais qui viennent de partir ?

En fait, l’anglais à Bruxelles a bénéficié d’abord à l’élite anglaise de la finance, de l’administration, des sciences et des entreprises, ce que la majorité des électeurs anglais ne savait pas au moment du vote. Pour les entreprises au sens large, intermédiation comprise, voir le rapport GRIN. Pour les sciences, le Royaume-Uni touche 135 % de ce qu’il a versé à la caisse commune pour le financement de la recherche scientifique, ce qui lui apporte les deux tiers du financement de cette recherche, cela grâce à l’emploi de l’anglais dans ces disciplines. Bravo !

L’anglais à Bruxelles a également bénéficié aux cadres européens ayant fait des études supérieures en pays anglophone et notamment aux États-Unis. Encore bravo !

Mais ce n’est pas cela qui va enraciner le désir d’Europe dans le quotidien des peuples. En particulier lorsque les dossiers locaux sont dénaturés pour entrer dans les habitudes mentales et linguistiques de l’Union. Je pense notamment à un dossier croate dont j’ai eu connaissance par hasard à Bruxelles.

Le monolinguisme, c’est simple mais inefficace

Rappelons d’abord que le problème n’est pas celui du petit nombre de hauts fonctionnaires européens qui se sont habitués à parler anglais entre eux, mais de tout un monde car il y a autour de la Commission d’innombrables organisations, des fournisseurs, des intermédiaires et des clients au sens politique du terme c’est-à-dire des activités subventionnées, donc des dossiers, des négociations etc. Comme l’Union est censée s’occuper aussi de politique étrangère et de défense, on voit bien que c’est l’affaire de tous, donc chacun dans sa langue maternelle, celle dans laquelle on pense.

Le grand argument faveur de l’anglais est : « une langue commune, c’est tellement plus simple ». Oui, quand on a éliminé les autres et notamment les compétences qui n’ont pas le bon niveau linguistique : l’immense majorité des Européens ne parle pas un anglais d’un niveau suffisant pour avoir sa chance dans le système, ou s’en sentir proche. Qu’ils l’apprennent, dira-t-on ! En vieux praticien d’entreprises internationales, je répondrai que les adultes suent sang et eau pour essayer, que cela coûte cher et n’est pas efficace, d’autant que pendant ce temps-là ils cessent de mettre à jour leur compétence principale. Les capacités linguistiques ne se décrètent pas !

Mais dit-on, les jeunes le parlent mieux. C’est vrai, mais voulez-vous dire qu’il faudra mettre leurs aînés à la poubelle ? Quel est « l’avenir radieux » qui justifierait un tel sacrifice ?

Il est certes compliqué de travailler en plusieurs langues, mais on regagne 10 fois cette complication en cessant de perdre des idées originales et de démotiver les gens compétents. Les interprètes de Bruxelles, que l’on voit bailler faute d’occupation dans leurs petites cellules vitrées, rappellent sans cesse que les Européens négligent leurs services pour échanger directement en mauvais anglais, d’où des discussions pénibles et des textes vaseux. Bruxelles est équipée pour fonctionner en 24 langues dont trois langues de travail, l’anglais, le français et l’allemand. Pourquoi négliger cet outil qui permettrait d’éviter le gâchis de compétences ?

Plus généralement, adopter une seule langue c’est tomber dans l’uniformisation dont on a vu les inconvénients dans le jacobinisme français, le communisme, la direction d’entreprise exclusivement entre polytechniciens puis énarques ou autres personnes formatées, quelles que soit leurs brillantes qualités par ailleurs. Vive le multilinguisme ! Il faut vite s’y mettre si on ne veut pas que les peuples s’écartent encore plus du projet européen !

Paru dans Le Cercle les Échos le 30 juillet 2016

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  • je travail en Belgique et je peux vous dire que de devoir être trilingue met de côté beaucoup de gens (français. néerlandais et anglais pour travailler avec les indien qui à vous lire n’en profite pas ) de plus avec un peu d’expérience on se rend compte qu’on ne dit pas la même chose selon les langues (malgré les talents des interprètes tous n’aurait pas la même info) et qu’il serait facile de faire de la préférence national…

  • Les langues naturelles sont bourrées d’exceptions, difficiles à apprendre pour les étrangers, quand ce n’est pas pour les indigènes dont c’est la langue maternelle. Alors qu’il existe des langues artificielles (esperanto, ido, interlingua) qui ont fait la preuve que la régularité et la simplicité de leur grammaire les rend très faciles à apprendre. L’anglais, qui plus est, est farci de verbes irréguliers, d’expressions idiomatiques dont la construction (verbe plus postposition) ne fait aucun sens : maîtriser l’anglais est à ce point impossible à qui n’a pas vécu plusieurs années dans un pays anglophone que la plupart des utilisateurs de cette langue dans un contexte international se limitent à un « pidgin » qui les fait passer pour des demeurés par rapport à des anglophones natifs. Donc oui il est urgent d’oublier l’anglais pour l’Europe, et il est urgent de choisir une langue artificielle, ou de la créer si on estime que les candidats existants ne font pas l’affaire. J’ai été stupéfait, récemment, de lire un texte de quelques paragraphes en Interlingua, une langue que je n’ai jamais apprise, et de comprendre sans difficulté le sens et même la plupart des détails !

  • Tout européen devrait maitriser au moins 3 langues: sa langue maternelle, une autre langue européenne de son choix ( sauf l’anglais,) et la « lingua franca » du moment, l’anglais.

  • Evidemment qu’une langue unique (laquelle en 2050 ?) serait un appauvrissement.
    Hors tout parti-pris, cet article m’inspire quelques réflexions :

    1) ayant quitté le 19e siècle de nos grands classiques, quel est la langue « véhiculaire » la plus répandue au monde (diplomatique, de travail, du tourisme, documentaire) ?
    2) en une acquisition « accélérée » d’une forme de multiplinguisme, quelle complexité représentent p.ex. celles : FR ? EN ? DE ? etc…
    3) quel est le taux de bi-tri-linguisme parmi lesdites « classes moyennes » d’E-M dans l’U.E. ?
    4) comment les français se positionnent-ils dans ce classement ?
    5) les mesures « politiciennes » de France remédient-elles à nos faiblesses ???

    Examen des opinions hors Contrepoints.org , un échantillon à consulter :
    – problématique du sujet abordé ici =
    http://blog.atenao.com/bibliotheque/bilinguisme-multilinguisme-plurilinguisme-690
    – commentaires divers =
    http://www.taurillon.org/L-Union-europeenne-et-le-multilinguisme
    – article d’enseignants =
    http://portail-du-fle.info/glossaire/Plurilinguisme.html

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