Par Francis Richard.
« Ni la culture française ni la culture arabe ne sont les miennes. Je ne peux définir mon rapport au monde qu’en termes d’illégitimité.«
Voilà comment se définit Abel Ifflissen, le héros d’Allegra, le dernier livre de Philippe Rahmy. Il n’est pas le seul à se trouver ainsi entre deux cultures parmi les fils et les filles d’immigrés. Son patronyme pourrait pourtant être scandinave et son prénom, Abel, est celui d’un personnage de la Genèse et du Coran. Un heureux compromis, en quelque sorte.
Né en France, Abel, « musulman fragmenté » ne parle pas arabe, la langue de ses parents : « Je ne porte pas le poids de leurs traditions. Je ne connais pas une seule des prières, pas une seule des personnes qu’ils ont laissées derrière eux en venant s’installer en France, ni grands-parents, ni oncles, ni tantes, ni cousins. »
Ses parents, d’origine algérienne, Bouziane et Sofines, ont une boucherie à Arles, à proximité des halles et des abattoirs de la ville. Ils en sont chassés par un plan d’aménagement, alors qu’il a douze ans, en 1990. La boucherie est partie en fumée à la suite d’une explosion annoncée. Ils s’installent à Nîmes. Leur vie n’est plus comme avant.
Abel garde le souvenir de l’obsession du sang qu’avaient ses parents, avant : « Le sang sur les mains, les vêtements, les draps et le sol, le sang qui infiltre la terre derrière la maison, année après année. Tout ce sang versé qu’il faut nettoyer, dit ma mère, versé pour nous faire vivre, répond mon père. »
Abel garde aussi le souvenir du film Paris brûle-t-il ?, qu’il a vu avec son père le jour de l’anniversaire de ses quinze ans, le 5 juillet 1998. Ce film l’a comblé. Il se souvient surtout du moment où « Alain Delon incarnant Chaban-Delmas, a prononcé le nom de Londres avec du feu dans la voix » : « À cet instant et pour toujours, Londres est devenue ma ville et l’Angleterre mon pays. »
Abel monte à Paris. Il fait des études au Centre de mathématiques appliquées de Palaiseau, y passe un doctorat sous la direction de Firouz, professeur invité. C’est ce dernier qui, par la suite, le présente à des gens importants à Londres. Et il est engagé là-bas par la Banque Islamique d’Investissement et de Solidarité, dont l’acronyme en anglais est IBIS.
Devenu trader, il fait merveille à la salle des marchés grâce à un algorithme qu’il a développé. Il fait la connaissance de Lizzie. Ils s’aiment. Il arrête de boire. Ils attendent un enfant. Ce sera une enfant. Et elle s’appellera Allegra. Comme le salut échangé, quand ils se croisent, par les habitants de la vallée des Grisons où Liz a été jeune fille au pair.
Tout est pour le mieux, semble-t-il, dans son existence. Mais quelque chose se casse. Il est viré de l’IBIS. Son algorithme ne fonctionne plus après le remplacement du système informatique de la banque et il ne trouve pas comment y remédier. On croit qu’il l’a saboté. Il est viré de chez lui par Lizzie, avec laquelle il s’est disputé une fois de plus, depuis le retour de la maternité. Il se remet à boire.
En ce mois de juillet 2012, Londres se prépare à l’ouverture des Jeux Olympiques. Et le lecteur suit Abel dans ses déambulations londoniennes, transportant avec lui un carton, logeant au Salaam Hotel, immeuble surpeuplé dont la terrasse est occupée par des réfugiés, se rendant à des studios de Twickenham où il est envoyé par Firouz ou assistant à une réunion de l’AAA, Association des alcooliques anonymes.
Peu à peu les morceaux éparpillés du puzzle s’assemblent sous la plume du romancier en verve. Le lecteur apprend ce qui s’est réellement passé, comprend ce qui se passe dans la tête d’Abel, appréhende ce qui se passera, se prépare au pire qui, comme on dit, n’est jamais sûr et peut fort bien se dissoudre dans la banalité des jours. Encore faut-il, pour redevenir soi-même, ne pas être dans le déni de la réalité.
- Philippe Rahmy, Allegra, La Table Ronde, 192 pages.
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