À quelques jours des huitièmes élections européennes depuis 1979, le scrutin n’a peut-être jamais autant cristallisé les attentes des citoyens, tant les enjeux qu’il porte semblent concerner à nouveau le dessein européen lui-même et la capacité des peuples des vingt-huit États-membres à le réorienter par leur vote du 22 au 25 mai prochain.
Par Florent Ly-Machabert.
Bien qu’Adenauer, De Gasperi, Monnet ou encore Schuman, les pères fondateurs d’un projet européen d’abord censé garantir la paix et la prospérité économique, fussent de conviction démocrate chrétienne, la préoccupation de bâtir une Europe sociale est longtemps demeurée singulièrement marginale, le Traité de Rome (rebaptisé depuis Traité sur le fonctionnement de l’UE) se contentant d’évoquer la dimension sociale de l’Europe comme l’un des fruits de la croissance économique.
Aussi faudra-t-il attendre la rupture de croissance de 1974 pour qu’émerge vraiment la demande d’un État social européen, une attente qui n’a eu de cesse de se renforcer depuis, culminant, en France, avec le rejet en 2005 du projet de Traité instituant une Constitution pour l’Union Européenne.
Cela fait plus de vingt ans qu’en réponse à l’interdépendance accrue des économies européennes, l’UE s’est engagée, d’abord pour les candidats à la monnaie unique, sur la voie de la convergence économique, initiée par le Traité de Maastricht (1992) et élargie aujourd’hui à tous les États-membres dans le cadre du Pacte de Stabilité et de Croissance énoncé dans le Traité d’Amsterdam (1997) qui dote le projet économique européen d’une ligne politique, sinon consensuelle, pour le moins affirmée dans le sens de la rigueur budgétaire. Mais qu’en est-il des politiques sociales ? Un modèle social européen, c’est-à-dire un État-providence post-national a-t-il vu le jour ? L’Union Européenne parvient-elle déjà à parler d’une seule voix en termes d’éducation, de santé, d’emploi, de logement ou de conditions de travail ? Quels outils de convergence sociale le projet européen s’est-il d’ores et déjà donnés et avec quels résultats ? Quels défis l’Europe sociale doit-elle encore relever pour répondre aux exigences des citoyens du continent ? Y a-t-il d’ailleurs unanimité des vingt-huit sur les enjeux, les objectifs et les moyens d’un État-providence unifié, à l’heure où semblent prédominer la diversité voire l’hétérogénéité des modèles sociaux des États-membres et la logique de l’élargissement sur celle de l’approfondissement de la construction européenne ?
Si un État-providence est bel et bien en cours de construction à l’échelle européenne, compte tenu des outils mis en place au fil des traités et qui d’ores et déjà contribuent à faire de l’Europe sociale une réalité, cet état de fait ne doit cependant pas nous conduire à faire abstraction des nombreux défis qu’un tel projet doit encore relever aujourd’hui et notamment la nécessité de s’accorder sur les enjeux, les moyens et les fins de l’avènement d’un modèle social européen.
Bien que la préoccupation sociale, nous l’avons vu, n’ait pas été première dans le projet européen et qu’elle ait été réactivée lors du premier choc pétrolier en 1974, l’Europe s’est toutefois dotée d’importants outils décisionnels en matière sociale, au fil des traités et ce à compter de l’Acte Unique Européen (1986), qui confie à la Commission la tâche de développer et d’animer le dialogue social à l’échelle européenne. C’est le cas du Traité de Maastricht (1992) également qui inclut un Protocole social ou du Traité d’Amsterdam (1997) qui prévoit des modalités dites de « coopération renforcée » favorisant la participation plus active et plus directe des États-membres à la définition des objectifs des politiques, notamment sociales, de l’Union.
La mobilisation et la mise en œuvre progressives de ces outils décisionnels ont ainsi contribué à l’émergence et à la stimulation du dialogue social européen, dont le moment fondateur remonte aux entretiens de Val-Duchesse, en 1985, au cours desquels J. Delors, alors Président de la Commission, réunit les partenaires sociaux européens, dont la puissante Confédération européenne des syndicats (CES). Ces outils ouvrent également la voie à une convergence sociale, à travers une méthode plus ouverte de coordination, visant à harmoniser les politiques des États-membres, notamment dans le champ social. Des lignes directrices de long-terme sont alors élaborées, assorties d’objectifs plus court-termistes, le processus faisant l’objet d’une évaluation d’ensemble par les institutions européennes.
Mais l’Europe sociale n’est pas qu’une boîte-à-outils. Elle est déjà une réalité, à travers diverses composantes, dont l’élaboration de textes communautaires dans le domaine social n’est qu’un aspect.
L’Europe sociale repose en effet sur un corpus de valeurs et de principes auxquels adhèrent les vingt-huit, formalisés dans un texte à la portée symbolique : la Charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs ou Charte sociale européenne. Par ailleurs, des textes ont déjà été élaborés à l’échelle européenne en vue d’harmoniser les législations sociales des pays membres de l’UE, notamment en termes d’emploi et de protection sociale : des directives sont ainsi venues faciliter la reconnaissance des diplômes européens (procédures d’équivalence), tandis qu’un consensus autour de la nécessité d’abaisser le coût du travail a été établi, de même qu’une réorientation de la lutte contre le chômage vers des politiques dites d’activation (i.e. d’incitation à la reprise d’un emploi).
Si le budget de l’Union reste dérisoire (environ 1% de son PIB global, soit moins de 150 Mds d’euros), du fait de l’absence de ressources fiscales propres qui viendraient s’ajouter aux contributions des États, à la part communautaire de la TVA et aux droits de douane, une part est toutefois consacrée au « développement social » de l’Europe, sous la forme d’aides diverses et de subventions, à travers les fonds européens que sont le FSE (Fonds social européen), qui vise à promouvoir l’emploi et la cohésion sociale et économique de l’Union, le FEDER (Fonds européen de développement régional), qui prétend compenser les déséquilibres socio-économiques entre grandes régions européennes, ainsi que le Fonds de cohésion qui cible les États aux PNB les plus faibles.
Les bases d’un État-providence européen ont donc bel et bien été jetées, des outils décisionnels, de dialogue social et de convergence créés, des dispositions d’harmonisation législative prises et des fonds structurels mobilisés. Mais à en croire leur désarroi, le plus souvent relayé par le personnel politique, les citoyens attendent davantage d’Europe sociale et davantage de l’Europe sociale, ce qui suppose de relever les défis qui font encore obstacle à l’avènement d’un modèle social européen unifié.
Avec les vagues successives d’élargissement de l’Union européenne, il est d’abord fait le constat d’une très grande hétérogénéité des modèles sociaux des vingt-huit États-membres. En convoquant les analyses de Titmuss et surtout celle d’Esping-Andersen, dont la portée heuristique n’est plus à prouver, on distingue généralement trois types d’État social, en fonction de critères tels que le degré de démarchandisation (i.e. la plus ou moins grande possibilité de s’éloigner du marché du travail sans perte de revenus), le type de stratification sociale induit et la nature des relations entre l’État, la famille et le marché. Ainsi le modèle libéral ou résiduel, en vigueur dans les pays anglo-saxons, privilégie-t-il les plus démunis, la régulation par le marché du reste de la population étant réputée idéale. Deux autres modèles institutionnels cohabitent au sein de l’UE : le modèle conservateur ou corporatiste, hérité de Bismarck, en vigueur dans les États-membres d’Europe continentale et méditerranéenne, répond à une logique méritocratique, familialiste et assurantielle, la protection sociale étant adossée au travail, i.e. que les bénéficiaires des prestations contributives sont les seuls cotisants, ce système étant généralement complété par un volant de prestations non contributives financées par l’impôt ; à ses côtés, le modèle universaliste, hérité de Beveridge, pour lequel a opté la sociale-démocratie scandinave, laisse toute sa place à l’État qui lève l’impôt pour financer une solidarité de type assistanciel.
Ainsi s’avère-t-il difficile, bien que décisif, de savoir lequel choisir à l’échelle européenne de ces trois modèles sociaux, d’autant que chaque État-membre défend tant le bien-fondé que la supériorité du sien : la France, par exemple, reste très attachée à son modèle social dont elle pense qu’il « fait exception » en Europe, son objectif historiquement beveridgien ayant été atteint par une méthode bismarckienne consistant à multiplier les dispositifs assurantiels ; les pays scandinaves plaident également pour leur modèle, au motif qu’il est le garant de leur compétitivité hors-prix, tandis que les PECO, plus récemment entrés dans l’UE, tentent de redorer le blason du modèle résiduel en arguant qu’il est le gage de leur compétitivité-prix.
Aussi, face au regain de tensions sur les négociations, tant entre États-membres qu’entre Conseils de l’Europe ou de l’Union et Parlement européen, est-il à se demander s’il existe une vraie volonté partagée d’instaurer un État-providence post-national harmonisant les pratiques nationales, notamment entre les pays du Nord de l’Europe et ceux du Sud, tous n’ayant pas, face aux menaces de dumping, le même intérêt à converger fiscalement et socialement, ce qu’ont en leur temps déjà révélé la crise de la dette grecque et les difficultés à trouver un terrain d’entente pour améliorer la compatibilité des politiques économiques entre pays de l’UE.
À défaut de trouver un consensus rapide sur les contours d’un État social européen, il apparaît cependant indispensable de s’accorder sur les objectifs et les moyens du projet social européen. Comme dans tout pays de l’Union, un État-providence européen doit pouvoir être en capacité de se mobiliser au service de la « justice sociale » (encore faut-il se mettre d’accord sur ce concept à géométrie variable et dangereuse), ce qui peut prendre la forme d’une fiscalité européenne, de dispositifs de lutte active contre les discriminations et autres inégalités à l’échelle de l’Europe, de services collectifs européens, ou encore de mécanismes européens de redistribution et de protection sociale. Cela suppose notamment d’engager le débat entre États-membres sur l’acceptabilité d’une socialisation européenne des risques (maladie, famille, vieillesse, chômage, voire dépendance), sur la légitimité d’un code du travail européen (voir le débat sur un SMIC européen, à l’heure où seuls cinq des États-membres n’ont pas de salaire minimum actuellement) ou bien sur les modalités de financement de ce modèle social. Le niveau moyen des prélèvements obligatoires de l’Union permet-il vraiment d’envisager l’instauration d’une fiscalité européenne pour rendre effective la promesse d’une solidarité interétatique plus grande, comme c’est le cas aux États-Unis ?
Enfin, la mise en œuvre d’un modèle social européen est l’occasion de redonner du sens à la marche européenne en répondant à la demande sociale des peuples. Aussi ne saurait-on faire l’impasse sur les questions de fond auxquelles ce chantier suppose de répondre. La dimension sociale doit-elle devenir la priorité des vingt-huit ou continue-t-on de réserver aux politiques sociales la portion congrue ? Une authentique politique européenne harmonisée en faveur de l’éducation et de la recherche ne peut-elle pas apparaître comme un levier de croissance prioritaire, grâce au développement du capital humain et au progrès technique qu’elle rendrait possible ? Le social est-il le problème ou la solution à la crise que traverse actuellement l’Union Européenne ? Il est bien évident qu’y répondre suppose d’interroger en profondeur le partage des compétences (exclusives ou partagées) entre États-membres et institutions européennes, et donc in fine le principe de subsidiarité qui y préside, les politiques sociales apparaissant encore aujourd’hui comme un sanctuaire de la souveraineté nationale, comme en ont attesté, il y maintenant déjà plus de quinze ans, les lois Aubry sur la réduction du temps de travail en France, décidées sans aucune concertation post-nationale.
La question de l’existence d’un modèle social européen renvoie donc directement à celle des différents États-providence en vigueur au sein des vingt-huit États-membres et caractérisés par une grande hétérogénéité qui, si elle ne rend pas aisé de trouver un consensus quant au modèle à adopter, ne doit pas en occulter pour autant la réalité d’une Europe sociale en lente construction à l’échelle du continent, et ce au fil des traités européens, depuis l’Acte Unique, qui ont contribué à doter l’Union d’outils décisionnels destinés à favoriser progressivement, à l’échelle européenne, le dialogue social et la convergence sociale, y compris à travers des textes fondateurs (Charte sociale européenne, directives…) et le recours à des fonds structurels, même si ces derniers restent modestes.
La nécessité de s’accorder sur les contours d’un État social post-national reste donc impérieuse si l’on veut doter l’UE d’un authentique modèle social, d’autant que les relations interétatiques, ainsi qu’entre Parlement et Conseils européen ou de l’Union, demeurent complexes, voire tendues, tous les pays ne partageant pas le même intérêt à l’harmonisation de leurs pratiques sociales, dont certaines, considérées par d’autres comme relevant du dumping social ou fiscal, fondent la stratégie de compétitivité-prix ou hors-prix de ces pays. La crise des dettes souveraines a encore bien montré récemment combien l’Union Européenne se retrouve à chaque épisode douloureux de son histoire à la croisée de deux chemins : soit un éclatement pur et simple qui serait très coûteux, tant socialement qu’économiquement, pour les peuples européens ; soit un fédéralisme accru, non seulement au plan économique et budgétaire comme cela commence à être le cas (notamment à travers le Semestre européen), mais également au plan social, les politiques sociales devant alors cesser de constituer le noyau dur de la souveraineté nationale.
L’un de ces carrefours pourrait bien être, en France, le 25 mai prochain.
Entre éclatement et fédéralisme, il existe le modèle confédéral unissant les Etats européens : pas d’Etat fédéral à proprement parler mais des organismes communs de coordination faisant consensus. La citoyenneté européenne est une réussite à cet égard, malgré çà et là quelques accrocs fiscaux scandaleux et inadmissibles (exit tax). L’euro est un autre exemple de réussite de ce modèle, mais une réussite limitée, non parce que l’euro serait sous-optimal du fait de l’absence de budget commun, mais parce que l’euro demeure un monopole monétaire. Compte tenu du rejet des projets d’harmonisation à marche forcée par la majorité des citoyens européens d’une part et par les politiciens de chaque pays malgré les discours convenus affirmant le contraire d’autre part, c’est probablement le modèle confédéral qui prévaudra en Europe pour longtemps encore, quand bien même un embryon d’Etat fédéral verrait le jour prochainement, incarnant l’Union mais sans pouvoir effectif.
Le système confédéral permet la concurrence entre Etats, notamment la concurrence entre modèles sociaux nationaux. C’est précisément ce que nous observons actuellement, avec l’échec patent de certains d’entre eux. Il ne faut pas le regretter ou interrompre le processus. Que les mauvais modèles fassent faillite et disparaissent au profit d’autres plus pertinents doit au contraire satisfaire l’honnête citoyen, car c’est ainsi que nous nous progressons collectivement.
Maintenir une union de type confédéral est la meilleure solution pour construire une Europe harmonieuse, respectant l’extraordinaire atout de la diversité de ses populations, loin de la tentation fédéraliste extrémiste parfois nourrie par la bureaucratie européenne, source de conflits potentiellement meurtriers comme l’histoire l’a amplement démontré.
Faut pas se leurrer : la confédération est un modèle instable, qu’on ne peut « maintenir ».
la forme « libérale » idéale c’est un simple marché commun avec parfaite libre circulation, ce qui implique une reconnaissance réciproques des diplômes et autres licences (brevets, noms commerciaux, etc.). Le reste est non seulement superflu mais même carrément nuisible, d’où mon vote « non » en 2005
Instable ? Peut-être, c’est une des caractéristiques de l’adaptabilité, de la souplesse. Dans la tempête, le roseau ploie, le chêne rompt.
C’est un modèle bureaucratique. Je ne suis pas certain qu’il faille s’aventurer à lui accoler un théoricien. La bureaucratie n’a été inventée par personne : elle est le développement instinctif de l’État, quand sa tendance à l’expansion ne rencontre pas d’obstacles politiques.
L’Europe social, c’était la tarte à la crème de Mitterrand dans les années 80? elle est totalement impossible et pas souhaitable.