« Anti-fragile » : Comment vivre dans un monde que l’on ne comprend pas ?

Le monde est trop aléatoire et incertain pour baser une politique sur une prévisibilité du futur ou pour traiter notre univers comme une machine hyper-sophistiquée.

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« Anti-fragile » : Comment vivre dans un monde que l’on ne comprend pas ?

Publié le 18 juin 2013
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Le monde est trop aléatoire et incertain pour baser une politique sur une prévisibilité du futur ou pour traiter notre univers comme une machine hyper-sophistiquée.

Par Thierry Godefridi.

Professeur à l’Institut polytechnique de l’université de New York, Nassim Taleb s’affiche comme mathématicien autodidacte. Une courte carrière de courtier en produits dérivés le convainquit de la futilité des modèles mathématiques utilisés par les prévisionnistes et l’amena à se focaliser sur la problématique des probabilités, du hasard et de l’incertitude. Il atteignit la notoriété mondiale avec son livre The Black Swan : The Impact of the Highly Improbable (publié en français sous le titre Le Cygne Noir : la Puissance de l’Imprévisible), vendu à plusieurs millions d’exemplaires et traduit dans plusieurs dizaines de langues. Le Sunday Times éleva le livre au rang de l’un des douze ouvrages les plus influents depuis la Seconde Guerre mondiale et Daniel Kahneman, Prix Nobel d’économie en 2002, estima que son auteur était l’un des plus grands esprits de notre temps.

Dans la terminologie de Taleb, un « cygne noir » se définit comme un événement dont la survenance est imprévisible et l’impact, extrême (par exemple, les attaques du 11 septembre à New York). Dans son nouvel ouvrage, Antifragile : How to Live in a World We Don’t Understand ?, Taleb soutient que l’histoire et la vie économique subirent leurs évolutions les plus marquantes à la suite d’événements rares aux conséquences considérables et il s’assigne comme mission d’expliquer comment vivre dans un monde que l’on ne comprend pas et comment domestiquer l’invisible, l’opaque et l’inexplicable.

Pour nous protéger d’événements du type « cygne noir », il ne suffit pas de nous prémunir de la « fragilité » de notre monde, à savoir de ses aspects les plus vulnérables à un événement aléatoire de grande magnitude, ni de le rendre plus robuste ou plus résistant, encore faut-il nous appuyer sur ce qui profite de l’instabilité, de la variabilité, des tensions et du désordre. Le vent, écrit-il, éteint une bougie mais il attise le feu. De même, certaines choses (dans la société et l’économie et sur un plan humain) prospèrent quand elles sont exposées aux facteurs de stress. Ce sont ces choses qu’à défaut d’un vocable existant approprié, Taleb qualifie d’« anti-fragiles ».

Nous vivons dans un univers naturellement complexe. Qu’il suffise de songer aux spéculations sur son origine ou sa fin, voire, plus prosaïquement, à la fiabilité des prévisions météorologiques ! L’univers est rempli d’interdépendances et d’interactivités non-linéaires auxquelles l’homme et la modernité ajoutent artificiellement des couches supplémentaires de complexité. Que l’on réfléchisse ici à la catastrophe nucléaire de Fukushima ou à la crise économique résultant des titrisations à outrance pratiquées dans certains milieux financiers.

Seule une compréhension des mécanismes de fragilité, de robustesse et d’« anti-fragilité » propres aux organismes vivants nous permettrait, écrit Taleb, de faire face à des situations où prédominent les inconnues inconnues (« the unknown unknowns ») et que nos connaissances sont insuffisantes à appréhender. Le philosophe anglais du XVIIIème siècle Adam Smith ne faisait-il pas d’ailleurs déjà allusion à ces notions de complexité et d’opacité en parlant de « main invisible » de l’économie dans La Richesse des Nations ?

Le monde est trop aléatoire et incertain pour baser une politique sur une prévisibilité du futur ou pour traiter notre univers comme une machine hyper-sophistiquée dont quelques génies assureraient la maintenance en suivant une quelconque notice explicative. Voyez, fait remarquer Taleb, où nous a conduit la politique monétaire laxiste de M. Greenspan (l’ancien chef de la Fed américaine) qui, en injectant de l’argent bon marché dans le système économique pour en réduire les fluctuations, a abouti à créer un endettement monstrueux et une bulle immobilière sans précédent !

D’un point de vue méthodologique, il conviendrait, selon Taleb, d’appliquer un modèle décisionnel de type non-prédictif à l’incertitude dans les domaines économique et politique ainsi que dans la vie en général, partout où prévalent le hasard, l’imprévisibilité, l’opacité, une compréhension incomplète des choses. En outre, il faudrait s’abstenir de priver les systèmes complexes des propriétés d’anti-fragilité qui leur ont permis de survivre aux aléas et facteurs de stress si l’on veut éviter de fragiliser lesdits systèmes, de les atrophier ou de les asphyxier par une approche « top down » mal avisée et inopportune.

D’un point de vue pratique, Taleb préconise en quelque sorte d’extraire le « systémique » des systèmes et de construire des environnements dans lesquels la chute de l’un ne met pas en danger ni ne touche tout le monde comme ce fut le cas de la crise financière où la cupidité et les machinations de quelques-uns (dénoncées par le financier américain Warren Buffett comme « armes de destruction massive ») ont fini par ébranler tout l’édifice mondial, à charge pour les épargnants et contribuables d’en supporter les frais de restauration.

Sa diatribe la plus virulente, Taleb la réserve d’ailleurs à ce qu’il considère comme l’élément le plus fragilisant du monde actuel et responsable du plus grand nombre de crises, à savoir que, à aucun moment de l’histoire, autant d’acteurs économiques, sociaux et politiques « irresponsables » (en ce qu’ils ne sont exposés à aucun risque personnel par rapport aux décisions qu’ils prennent) n’ont exercé autant d’influence dans les affaires de la société et du monde. Faisant remarquer que les Romains forçaient leurs ingénieurs à dormir sous les ponts qu’ils avaient construits, Taleb prône que les dirigeants des banques et grandes entreprises publiques qui tombent en déliquescence et dont ces dirigeants ne sont pas propriétaires devraient être punis lorsqu’ils en ont sciemment dissimulés les difficultés et devraient être obligés de restituer les avantages financiers qu’ils ont indûment empochés, a fortiori lorsque la communauté doit supporter les conséquences de leurs manquements.

Dans le même ordre d’idées, il est recommandable de réduire l’endettement et les effets de levier dans l’économie. En ce qui touche les entreprises par exemple (mais elles ne sont clairement pas seules à être concernées !), il faudrait en encourager le financement par capitaux propres plutôt que par l’emprunt. C’est parce que le secteur technologique était largement financé par l’investissement privé que l’éclatement de la bulle technologique en 2000 n’eut que de faibles répercussions sur l’économie générale et ledit secteur en est ressorti plus fort, estime Taleb.

Un autre aspect auquel il faudrait prêter attention est celui de la dimension. Grandir ne constitue pas une garantie d’efficacité. Au-delà d’un certain seuil, les économies d’échelle s’inversent et s’insinuent des éléments de fragilité susceptibles d’avoir des effets dévastateurs.

« Small is beautiful ! » s’applique aussi à l’État. Taleb se pose en défenseur d’une décentralisation des pouvoirs comme facteur de contrôle et de réduction des déficits publics. En outre, compte-tenu des nombreuses « inconnues inconnues » du monde actuel, un certain degré d’humilité épistémologique devrait inciter les gouvernements à un interventionnisme moins naïf et à meilleur escient. Dans le but d’éviter qu’un événement imprévisible n’ait un impact extrême (sur le plan de l’emploi, des finances publiques, de l’économie ou du bien-être en général), l’État serait avisé de contrôler et de limiter, par exemple, la taille des entreprises, la dimension des aéroports, les concentrations, les niveaux de pollution, la vitesse ainsi que, en tout premier lieu, le poids de l’appareil étatique lui-même dont l’obésité ne constitue aucunement une garantie d’efficacité. Taleb indique qu’il n’existe pas nécessairement d’antinomie entre la libre-entreprise et une écologie responsable et il rejoint l’économiste Vito Tanzi qui, dans son dernier ouvrage en date, Government versus Markets : The Changing Economic Role of the State, démontrait, dans une perspective historique et comparative, que l’État n’avait nul besoin de se montrer aussi gargantuesque pour faire face aux besoins les plus impérieux de notre société.

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  • Au passage, NNT régulièrement Bastiat et Hayek.

  • En fait, l’être humain ne vit pas dans un contexte momifié.L’économie est un corps vivant, qui se dilate et se rétracte sans cesse, et la vie est faite d’aléas.

    La seule attitude individuelle intelligente est de travailler à élargir ses possibilités et aptitudes sur le long terme, sachant que c’est la seule manière d’être apte à cueillir les opportunités lorsqu’elles se présentent.

    Multiplier les talents, être mobile et à l’écoute, et saisir sa chance lorsqu’elle passe, cela s’appelle l’adaptabilité, et c’est la condition de survie de toute espèce.

  • « il conviendrait, selon Taleb, d’appliquer un modèle décisionnel de type non-prédictif à l’incertitude dans les domaines économique et politique ainsi que dans la vie en général »

    J’avoue rester assez perplexe devant ce concept. Dans mon idée, un modèle décisionnel est par essence prédictif. Faire un choix A plutôt qu’on choix B dérive forcément, in fine, de l’anticipation/la prédiction du résultat de A et B respectivement, et du choix de la meilleure alternative. Même si on envisage un modèle décisionnel basé sur une grille indiquant un choix décisionnel en fonction de l’état présent, et non de l’anticipation de l’état futur, on retrouve nécessairement des prédictions (sur l’évolution du système) dans la construction de la grille elle même.

    Les seuls modèles décisionnels non prédictifs que je peux envisager sont des modèles triviaux du genre « quoi qu’il arrive, ne rien faire » ou « quoi qu’il arrive, ne rien changer ».

    Quelqu’un pour me sortir de l’ornière ?

    • En bref, si l’on considère une fonction y = f(x), mieux vaut travailler sur le f que d’essayer de prévoir le x. Par exemple, si vous devez prendre l’avion (y), partez plus tôt (f) plutôt que d’estimer votre temps de trajet (x) en fonction de l’heure de la journée, du trafic routier, de la ponctualité des transports publics, de l’éventualité d’un imprévu etc.

    • C’est tout le sujet du livre, donc le résumer est assez difficile, j’essaie quand même 🙂
      Taleb constate que la réalité est largement imprévisible, donc toute décision basée sur un quelconque modèle est risquée, surtout en ce qui concerne les pertes maximales.
      Il propose ensuite une approche en haltère (‘barbell’): 1) limiter largement son exposition aux risques ‘modèlisés’ 2) mais aussi de prendre quelques risques maximaux. Cette prise de risque n’est pas basée sur un modèle prédictif, mais consiste à tenter (intuition, mais pourquoi pas au hasard), puis d’observer après coup si cela marche.
      Ainsi, les pertes maximales sont connues (et faibles) et les gains inconnus, donc potentiellement importants.
      Un exemple est les ‘options’ financières, et l’anecdote des pressoirs de Thalès.
      Ceci n’est rentable que si la prise de risque à un cout faible (si l’option n’est pas trop chère). Or, il prétend que cela est possible, par exemple en technologie.
      Il déplore que la plupart des gens font l’inverse: peu de risques délibérés et mesurés, mais bcp de fausse sécurité qui les expose à des pertes maximales et à des gains modérés.

      • A vrai dire, je tique rien qu’au niveau de cette phrase : »toute décision basée sur un quelconque modèle est risquée, surtout en ce qui concerne les pertes maximale »

        Je dirais plutôt que toute décision est risquée et que toute décision se base sur un modèle, aussi faux soit il, de la réalité, puisque la seule alternative (que je vois) à la modélisation, c’est l’action purement chaotique, qui mène inévitablement à la mort de l’organisme qui la pratique. Utiliser une stratégie d’essai et d’erreur, à mon sens, c’est déjà utiliser un processus de modélisation. Puisque mettre en œuvre cette stratégie suppose déjà que dans une certaine mesure, les mêmes actions mèneront aux mêmes conséquences, d’où une forme d’apprentissage.

        Je pourrais envisager un modèle d’apprentissage où, périodiquement, on prend au hasard un acquis présumé, on le suppose faux, et on tente une action sur cette base, de telle manière qu’on puisse limiter les pertes à un niveau choisit et acceptable, pour voir ce que ça donne.

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