Kant soutenait que si la nature peut atteindre au sublime (l’océan en furie), l’art en est incapable.
On lui préférera la conception d’Edmund Burke, car Venise, ville d’art procédant de l’esprit des siècles, jusque dans la puanteur de ses arrière-cours, la liqueur frelatée de ses rios, ses façades ocres, jaunes, lapis-lazuli, roussies, indigos et pelées, le décati des calle éloignées du quartier San Marco et le surréalisme de ses installations militaires…
… Venise, cette cacophonie architecturale zébrée d’eau, ce résidu d’empire qui a su concentrer ses beautés à mesure que s’amenuisaient ses possessions, est sublime de part en part.
La Bruges du Sud (défense de rire !) s’impose, en outre, dans le domaine de l’art moderne, comme l’alter ego continental, encore que sur un mode moins directement marchand, ce qui n’est pas sans ironie s’agissant de la cité qui lança une OPA en forme de croisade sur les lieux saints il y a mille ans, de New York (Paris ayant disparu de la carte de l’Art pour gagner celle des musées en plein air), la patrie de l’artiste industriel Jeff Koons.
Cet été, Venise héberge ainsi la Biennale, sorte d’exposition universelle d’une centaine de pays (autant d’artistes, et même de marques) qui viennent « installer » dans le giardini des doges leurs dernières merveilles.
Parmi les permanents, juste devant l’entrée, après l’Espagne, la Belgique, qui présente des images N/B au format cinémascope surimprimées de crachats de peinture, dont le fracassement du visage de Silvio Berlusconi, dans une boucle exquise bien qu’un tantinet bruyante.
Le pavillon serbe s’orne d’une touche taquine : une gigantesque swastika rouge et rutilante ; il s’agit évidemment de dénoncer.
Tel ces débiteurs qui se dépossèdent frénétiquement dans la crainte des huissiers, la Grèce propose un pavillon vide (la guide est charmante), Louis Vuitton une symphonie réussie sur le mode phallique de gondoles tendues vers Dieu.
On ne sort pas indemne de la Biennale (10 euros) et hop, le vaporetto vers la collection Pinault. En exposant sa collection à la Douane de Mer, qui pointe fièrement, lestée de yachts aux proportions démentes, entre la Salute et la place Saint-Marc, le milliardaire français François Pinault, qui ne se décida pour Venise qu’après que les lourdeurs administratives du pays du coq l’aient fait renoncer au site de Billancourt (ex-Renault), l’ami des Chirac aurait pu se résoudre à play it safe, en se cantonnant à des formes aseptisées d’art suggestif. Il a choisi d’exposer son épatante collection de visages sculptés en forme d’organes génitaux masculins, dont le nez s’abat sur la face non pas comme, mais sous la stricte forme d’une cascade de pénis mous, parfois avec des testicules en guise de bajoues.
Il s’agit de montrer l’obscénité du pouvoir. En réalité, ce que montre Pinault est l’obscénité de son propre pouvoir, celui de créer des valeurs inestimables — dix mille, cinquante mille, cent mille euros pour un pénis sculpté qui hier ne valait pas le matériau dont il est fait , le million, le million ! — par le seul effet de sa volonté arbitraire (en art contemporain, il n’y a pas de règles).
Maîtrisant chacun des chaînons de la création artistique : collections, galeries d’art, ouvrages de références, réputation et salles de ventes (Christie’s), François Pinault est un alchimiste de l’art contemporain, qui transforme n’importe quoi (car tout est art) en or.
Ainsi Venise incarne-t-elle tout à la fois l’apothéose de l’art humain, et sa mort.
Il est étonnant de comparer ce qu’un milliardaire français fait de son argent comparé avec ce que fait un anglo-saxon.
Pineau bloque son capital dans l’art (avantages fiscaux, dation lors de la succession, conservation du patrimoine, s’offre une image s’esthète, intérêt social et technologique zero, investissement en capital, etc.)
Branson lui envoie des gens dans l’espace avec ses fusées Virgin.
Bill Gate sauve le monde avec sa fondation.
Mark Zuckerberg accepte de destiner la moitié de sa fortune à des projets sociaux.
Les fondateurs de Google multiplient les projets sociaux.