Jules et Léonce Chagot : les limites du paternalisme patronal

Portrait de ces entrepreneurs parisiens qui ont fait carrière en province.

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Jules et Léonce Chagot : les limites du paternalisme patronal

Publié le 6 mars 2016
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Par Gérard-Michel Thermeau

Jules Chagot
Jules Chagot

 

S’il est fréquent de voir des provinciaux monter faire carrière à Paris, il est plus rare de voir un Parisien effectuer le trajet inverse. Jules Chagot (Paris 29 mars 1801 – 30 avril 1877) et son neveu Léonce Chagot (Le Creusot, 30 août 1822 – Saint-Vallier, 18 août 1893) illustrent deux moments de l’âge industriel : l’ère triomphale des grandes exploitations minières sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire puis les remises en question avec la montée des revendications ouvrières sous la IIIe République. La politique paternaliste menée par les Chagot à Montceau-les-Mines, proche de celles de leurs voisins, les Schneider au Creusot, mais aussi influencée par le catholicisme social, va être de plus en plus contestée à la fin du XIXe siècle.

Des Parisiens en Bourgogne

Jules Chagot appartenait à une famille de la bourgeoisie parisienne d’Ancien Régime. Son grand-père paternel Claude Chagot était un des douze marchands de vins du roi et son grand-père maternel, Henri Michel Larcher, marchand papetier des fermes du roi. Son père, Jean-François, juriste de formation, était devenu marchand papetier après son mariage l’associant avec son beau-père. Le commerce des papiers devait être prospère : le père Chagot achète en 1796 le château de Villebouzin, un bien d’émigré devenu bien national et un domaine agricole. L’achat de biens fonciers était le signe de la réussite en ce temps là. Administrateur de l’ancienne Manufacture royale du Creusot en Saône-et-Loire, il en assure la liquidation et s’en rend adjudicataire en 1818. C’est ainsi que le jeune Jules, qui a fait d’excellentes études secondaires au lycée Charlemagne, vient avec ses frères et sœurs apporter son concours à l’entreprise familiale devenue la société Chagot frères et Cie en 1823. Co-directeur de l’ancienne Manufacture de cristaux, il obtient plusieurs médailles d’or à l’occasion des expositions industrielles de la Restauration pour ses procédés de « taille à l’anglaise ».

Mais en 1826, deux industriels anglais, Manby et Wilson, offrent la somme colossale de 3 millions de francs à la famille Chagot pour racheter la vieille fonderie qu’ils souhaitent unir à leur établissement métallurgique de Charenton. La famille conserve néanmoins, pour un temps, la cristallerie, et surtout les mines de houille de Blanzy.

La société Chagot dissoute en 1829, Jules se préoccupe d’obtenir une concession royale pour Blanzy qui intéresse d’autres notables.

Jules Chagot, exploitant de mines à Blanzy

En 1833 la société Jules Chagot, Eugène de Bassano & Perret frères est constituée. Selon la coutume du temps, la société est en nom collectif pour les deux premiers et en commandite pour le reste. Eugène de Bassano, cousin par alliance de Jules, est le fils du duc de Bassano, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Napoléon. En effet, Jules avait épousé Marie Lejéas, nièce de la duchesse et petite-fille d’un sénateur bourguignon de l’Empire.

Dès 1838, une nouvelle société lui succède, Jules Chagot, Perret-Morin & Cie sur une base financière plus large, pour une durée de 40 ans, avec un fonds social de 4 600 000 francs. Son nouvel associé est un négociant de Chalon-sur-Saône, qui a depuis longtemps des intérêts dans les mines de Blanzy. La réussite de l’entreprise va beaucoup reposer sur le caractère complémentaire des deux gérants : Chagot s’occupe des questions industrielles et Perret des aspects commerciaux. Après le décès de son associé, Jules s’adjoint son frère Hippolyte sous la raison Jules Chagot & Cie. Dès les origines de l’exploitation des mines de Blanzy, il avait fondé une entreprise de batellerie qui comprend des remorqueurs à vapeur et plusieurs centaines de bateaux pour expédier le charbon à Paris, Lyon, Nantes ou Mulhouse.

S’il s’était formé lui-même sur le tas, il va vite s’adjoindre des techniciens et des ingénieurs qu’il envoie en mission d’étude en Belgique, en Allemagne et en Angleterre pour pouvoir adopter les méthodes et les techniques d’exploitation les plus modernes du temps. Il fait ainsi l’étude comparative des divers perforateurs à air comprimé avant de faire réaliser dans ses ateliers le perforateur qui sera désormais connu comme le Darlington-Blanzy.

Léonce Chagot succède à son oncle

Les Chagot s’étaient alliés matrimonialement à des familles bourguignonnes. Le grand-père maternel de Léonce était un ancien membre du Parlement de Dijon, propriétaire d’une usine de produits chimiques à Couternon, en Côte d’Or. Le père de Léonce avait participé aussi bien à la gestion de l’usine de son beau-père qu’à celle de l’entreprise familiale du Creusot puis aux Mines, forges et fonderies du Creusot et de Charenton avant de devenir maitre de forges en Haute-Marne mais sans grand succès. Il vient donc travailler à Blanzy et seconder son frère Jules tout en s’occupant de la reconversion de l’usine de Couternon dans le raffinage du sucre et la distillation de l’alcool. On le voit, les Chagot sont avant tout des hommes d’affaires qui passent avec facilité d’une activité à l’autre en fonction des opportunités.

Les membres de la famille ont tous reçu une excellente éducation secondaire au collège oratorien de Juilly (Seine-et-Marne) qui, sous des noms divers, avait réussi à survivre aux orages révolutionnaires et aux changements de régime. Léonce témoigne d’une évolution vers une formation plus spécialisée que son oncle Jules : il entre à l’École centrale des arts et manufactures et en sort ingénieur en 1846.

Jules Chagot, dont les deux mariages ont été stériles, confie très vite à ce brillant neveu la direction des services intérieurs des mines de Blanzy. Léonce lui succède naturellement, Jules l’ayant fait désigner comme gérant successeur quelques mois avant son décès : un peu à l’image des premiers Capétiens faisant sacrer roi leur fils avant leur mort. Mais sa gérance (1877-1893) s’inscrit dans un contexte plus difficile, celui de la Grande dépression.

Dès l’époque de son oncle, il avait contribué à la modernisation de l’exploitation houillère, introduisant le premier l’utilisation de l’électricité dans les mines pour le trainage, le treuillage, l’exhaure, la ventilation et l’éclairage. Il adopte également les charpentes métalliques qui remplacent les anciens chevalements en bois. Un des gros problèmes qui se pose dans les mines est celui du grisou : le 12 décembre 1867 une explosion au puits Cinq-sous fait 89 morts, 17 brûlés graves et 28 blessés légers. Il restreint le tirage des coups de mine à la poudre et le remplace par des appareils à air comprimé plus sûrs, de nouvelles méthodes de remblais et l’introduction d’une lampe de sûreté spéciale dite lampe type Blanzy : ainsi les risques de grisou sont-ils largement diminués. Pour parer au danger des poussières, il fait arroser les galeries à l’aide de petites pompes et de conduites d’eau sous pression. Il fait aussi disposer des filets protecteurs contre la chute des ouvriers dans les puisards.

Une politique paternaliste : charbonnier est maitre chez lui

Jules Chagot est le type même du patron paternaliste : « nous ne formons tous ici qu’une grande famille de travailleurs dont je m’honore d’être le chef et le protecteur » déclare-t-il à l’occasion d’une catastrophe dans un de ses puits de mine. Le « père Jules » est soucieux de la paix sociale. En 1834, il organise une caisse de secours et de prévoyance en participation avec les ouvriers et en 1854 une « caisse de retraite » pour le personnel de fond qui suscite l’approbation enthousiaste de Napoléon III. Un service médical et pharmaceutique va se développer et se transformer en hôpital.

Un magasin de denrées alimentaires et une boulangerie doivent assurer aux ouvriers des prix fixes et réduits. Des écoles assurent une éducation, et notamment une éducation religieuse aux enfants des ouvriers, par l’intermédiaire des maristes et des sœurs de Saint-Joseph. Les curés de Montceau et de Bois-du-Verne se chargent de contrôler la bonne moralité des mineurs recrutés et en retour obtiennent de Léonce Chagot qu’il s’oppose à l’ouverture d’un oratoire protestant en 1882.

Le problème des houillères est le recrutement de la main d’œuvre aussi rare qu’instable pour un travail dur et dangereux. Il doit donc faire construire des cités ouvrières, de 120 à 130 unités, fondées soit sur le principe de la location soit sur l’accès à la propriété. Le loyer est de 4,50 F par mois dans des maisons semi-individuelles construites toutes sur le même type avec deux logements composés de deux pièces, puis de trois pièces à partir de 1867 avec cour devant et jardin derrière. Pour faciliter l’accession à la propriété, la Compagnie offre des terrains de 20 à 25 ares cédés au prix de revient à l’ouvrier qui désire construire.

Maison, Monteceau les Mines, source : ecomusée creusot-montceau
Maison, Monteceau les Mines, source : ecomusée creusot-montceau

Le système est développé par Léonce Chagot et en 1890 ; plus de 1000 ouvriers sur 6000, environ le quart des ouvriers chefs de famille, sont propriétaires de leur maison. Mais ces blocs austères, à la froide géométrie, sont un peu à l’image de la cité utopique imaginée par Jules Verne dans les Cinq Cent millions de la Begum.

De cette activité de construction nait une commune qui prend le nom de Montceau-les-Mines en 1856 : Léonce Chagot devait en être le maire de 1856 à 1878, à une brève interruption près. C’est, à l’image du Creusot, une ville champignon dont la population passe de 2 300 habitants à 15 000 en 1890. C’est la compagnie qui trace les rues et places et construit les édifices publics : une église d’abord en 1862, un hôtel de ville en 1877 et une caserne de gendarmerie. Léonce est promu chevalier de la légion d’honneur à l’occasion de l’Exposition universelle pour l’ensemble de son action qui reflétait les vues de Frédéric Le Play, commissaire général des expositions impériales.

Ce paternalisme patronal, qui mêle des considérations pratiques visant à fidéliser une main d’œuvre volage, à des convictions morales et religieuses, pour préserver les ouvriers de l’immoralité et de la débauche, se veut bienveillant et paternel mais vise à contrôler tous les aspects de la vie du personnel. Comme l’écrit Léonce Chagot : « La Compagnie prend soin de l’ouvrier depuis la naissance jusqu’à sa mort. Des aumôniers, des frères et des sœurs sont chargés de l’élever, de le marier, de le soigner. Enfin, lorsqu’il ne peut plus travailler, une retraite élevée le met à l’abri du besoin ».

En 1893, les « sacrifices » faits par la Compagnie en faveur de son personnel représente la moitié des dividendes distribués aux actionnaires.

Paix sociale et concorde ?

Mais cette tutelle pesante va être remise en question après la mort de Jules Chagot. Aux élections municipales de 1878 la liste républicaine l’emporte et Léonce doit abandonner la mairie. Le renvoi de 15 ouvriers provoque par ailleurs un mouvement de grève. Les mineurs réclament, outre la réintégration de leurs camarades renvoyés, une revalorisation des salaires et une réduction du temps de travail, revendications classiques, mais aussi une participation accrue dans la gestion de la Caisse de secours. La grève aboutit à un échec avec intervention de la troupe mais c’est une victoire à la Pyrrhus pour Léonce. Le mouvement syndicaliste se développe. Les anarchistes mettent en application entre 1882 et 1884 leur principe de la propagande par le fait, la « Bande noire » semant désordres et violences.

Ces contestations amènent Léonce à infléchir sa politique sous l’influence d’un catholicisme social, dont Léon Harmel est le promoteur, visant à associer les ouvriers à la gestion des œuvres sociales. Léonce Chagot va dès lors encourager la création et le développement de nombreuses associations : « La Prudence » société ouvrière de crédit à la fois caisse d’épargne, caisse de secours et banque ; l’Union sportive groupant en 1889 les diverses sociétés sportives (tir, gymnastique, escrime, véloclub, etc). C’est donc un nouvel ensemble institutionnel patronal et associatif qui est distingué à l’Exposition universelle de 1889 et couronné par l’Académie des Sciences morales et politiques en 1893. Aux yeux de l’évêque d’Autun, Mgr Perraud, Léonce est l’incarnation du patron idéal selon l’encyclique Rerum Novarum : « Si j’étais agenouillé aux pieds du vicaire de Jésus-Christ, j’oserais lui dire : Très Saint-Père, regardez ce qui vient de se passer à Montceau, voilà votre pensée réalisée ».1

En août 1891 une statue de Jules Chagot est érigée grâce à la souscription des travailleurs. En retour, la Compagnie fait élever au pied de la statue, un monument à la mémoire des ouvriers morts dans les travaux2.

Mais derrière cette image paisible de paix sociale et de concorde, la grande majorité des associations ouvrières est placée sous l’autorité d’un comité de coordination composé des principaux employés de la Compagnie subventionnés par la Compagnie. Dans le même temps un service de renseignement vise à écarter de l’embauche tout meneur ou instigateur de troubles. En fait Léonce Chagot n’a pas vraiment été converti par Harmel et continue de considérer les ouvriers trop immatures pour gérer eux-mêmes les organes associatifs. Il n’imagine même pas que l’on puisse discuter des questions de salaires avec les ouvriers.

Léon Harmel, auteur du Catéchisme du patron, d’ailleurs souligne les raisons de l’échec de Monceau : la population ouvrière y est « accablée de bienfaits ». Il devait préciser sa pensée : « le bien de l’ouvrier par l’ouvrier et avec lui, jamais sans lui, et à plus forte raison jamais malgré lui. »3

Quelques années après la mort de Léonce, le système allait voler en éclats, poussant à la démission Lionel de Gournay, neveu et successeur des Chagot.

À lire : Philippe Jobert (dir.), Les Patrons du Second Empire, vol. 2 : Bourgogne, Picard/ed. Cenomane 1991, 259 p.

La semaine prochaine : Les Japy

  1. Jean-Dominique Durand, Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes : la postérité de Rerum Novarum, p. 264-267, ed. de l’Atelier 1992, 566 p.
  2. le monument est détruit en 1970, seules subsistent les deux statues conservées au musée de la mine de Blanzy
  3. Yvon Tranvouez, Catholiques d’abord, p. 65-66, Ed. de l’Atelier 1988, 264 p.
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