Trappe à bas salaires : l’employeur doit payer jusqu’à 450 euros de plus pour augmenter un salarié au smic de 100 euros

La trappe à bas salaires en France est un effet pervers du système fiscal, décourageant l’augmentation des salaires et impactant négativement l’économie.

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Source : Markus Spiske sur Unsplash.

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Trappe à bas salaires : l’employeur doit payer jusqu’à 450 euros de plus pour augmenter un salarié au smic de 100 euros

Publié le 18 novembre 2023
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Un article de Bertrand Nouel

Qu’est-ce que la « trappe à bas salaires » ? C’est le fait d’encourager l’embauche de salariés peu productifs (peu compétents, peu expérimentés…) en abaissant, jusqu’à les supprimer, les cotisations et charges patronales qui seraient normalement prélevées sur le salaire brut. On a « en même temps » complété la rémunération des mêmes salariés avec la « prime d’activité », qui est à la charge de la CAF. Ces exonérations et ce complément n’existent que pour les bas salaires : au niveau du smic et en dégressivité jusqu’à 1,6 smic pour les exonérations, jusqu’à 1,5 smic dans le meilleur des cas pour la prime d’activité[1].

Le problème, c’est que ces avantages considérables sont accordés sous condition de ressources, créant de la sorte un effet de seuil. L’employeur qui désire rémunérer son salarié au-delà du smic subira une très forte hausse du coût du travail. Et le salarié, perdant ses divers avantages, se retrouve avec une baisse de salaire net. Ni l’un ni l’autre n’ont donc intérêt à ce que le salaire brut augmente. Perdant-perdant : c’est la trappe à bas salaires.

Dans cet article nous allons nous pencher un peu plus en détail sur le phénomène et ses fâcheuses conséquences. Dans un article ultérieur nous examinerons les solutions envisageables.

 

Combien cela coûte-t-il d’augmenter de 100 euros le salaire net mensuel ?

Supposons qu’un employeur veuille augmenter de 100 euros net un salarié célibataire sans enfant payé au smic (montant actuel : 1747 euros brut pour un plein temps de 35 heures hebdomadaires).

Les calculs officiels montrent que le coût du travail se trouve alors majoré d’au moins 286 euros, voire 450 ! [2] Comment cela est-il possible ?

Les chiffres, obtenus sur le simulateur de l’URSSAF, sont les suivants :

Mensuel en € Salaire brut SMIC Salaire net après impôts augmente de 100 € Salaire net après impôts augmente de 100 € + 55 €
Salaire brut     1747       1899       1986
Coût employeur     1820       2106       2270
Salaire net après impôts    1361       1461       1516
Net perçu avec prime activité (55 €)    1416       1461       1516

Lecture du tableau :

La première colonne concerne un salarié payé au smic. L’employeur n’aura à acquitter que 73 euros de charges patronales, et le salarié percevra 1361 euros net après cotisations et impôts (inexistants).

La seconde colonne suppose que l’employeur veuille augmenter son salarié de façon qu’il perçoive en net, après cotisations et impôts (ici 20 euros), 100 euros de plus que lorsqu’il était au smic (donc 1461 euros). Les charges patronales de l’employeur passeront brusquement à 286 euros, soit 213 euros de plus.

La troisième colonne tient compte du fait que le salarié ne perçoit plus aucune prime d’activité (c’est pourquoi, malgré l’augmentation du salaire net, son revenu disponible n’a augmenté que de 45 euros). Si son employeur veut compenser cette perte afin que le salaire net augmente de 100 + 55, soit 155 euros, il devra augmenter le salaire brut de plus que 55 euros, car l’augmentation génère un surplus de cotisations et d’impôt (rappelons que la prime d’activité n’est, elle, pas imposable). Au total, le salarié recevra bien 1461+100 + 55, soit 1516 euros, mais alors, l’employeur verra le coût du travail augmenter de 450 euros.

Finalement, dans la troisième hypothèse, le salarié n’aura gagné que 155 euros, et l’employeur devra acquitter en charges 2,9 fois plus que le gain perçu par son employé.

 

Pourquoi une telle situation ?

Tout se tient. À l’origine, la France a adopté un modèle social très généreux et coûteux, financé par des prélèvements sur le travail selon le système bismarckien (contrairement par exemple au Royaume-Uni ou surtout au Danemark où le financement se fait par l’impôt). Ce financement est principalement à la charge de l’employeur. De plus le taux horaire du smic est l’un des plus élevés d’Europe (actuellement 11,52 euros, contre 11,14 en Irlande, 11,85 en Belgique, 11,75 aux Pays-Bas, 12,00 en Allemagne ; seul le Luxembourg se détache avec 13,80 euros).

Enfin, les 35 heures ont eu pour effet d’une part de diminuer le montant du smic mensuel pour le salarié, d’autre part de contraindre l’État à compenser pour les employeurs l’augmentation de ce smic par des exonérations de charges.

Lorsque dans la dernière décade du siècle dernier, le chômage a fortement augmenté, il est devenu prioritaire pour l’État de le combattre, et il a estimé que les exonérations de cotisations n’étaient efficaces pour l’emploi que dans le cas des bas salaires. Dans ces conditions, l’État a dû aussi, progressivement, augmenter les exonérations de cotisations patronales. Il est maintenant presque au taquet puisque ces cotisations ne représentent plus que 2,8 % du salaire brut au niveau du smic (4 % pour l’URSSAF).

Bien entendu, cela s’est accompagné d’une perte substantielle de ressources pour la Sécurité sociale, qui l’a compensée en augmentant les cotisations pour les salariés payés au-delà de 1,6 smic.

C’est ainsi que pour un salaire brut de 2795 euros (1,6 smic), l’employeur doit débourser 1000 euros de cotisations, soit 35,8 % du salaire brut, à comparer aux 73 euros (4 %) pour un salaire brut au smic.

 

Conséquences

Sur la compétitivité de la France

L’écart entre le coût du travail au niveau des bas salaires (jusqu’à 1,6 smic) et celui des hauts salaires devient vertigineux. D’autant plus que la France calcule les cotisations sur la totalité du salaire ou avec un plafonnement très élevé (8 x 3666 euros pour les cotisations retraite Agirc-Arrco), contrairement au Royaume-Uni ou à l’Allemagne par exemple. C’est une réalité technique, que ceux qui fustigent les écarts de salaire en France ont tendance à oublier. Les employeurs sont malgré tout contraints de l’accepter, en raison du fort pouvoir de négociation de l’élite salariale française et de la concurrence internationale.

Graphique  1. Comparaison France/Allemagne des coûts employeur et salaires net après impôts en fonction du salaire brut

Source : site EuroRekruter et calculs de l’auteur

 

Salaire brut annuel (€) FRANCE ALLEMAGNE
Coût employeur Salaire net après impôts Coût employeur Salaire net après impôts
    20 964 (SMIC France)     21 840     16 332      24 947     15 430
    25 000     30 911     19 143      26 693     17 832
    50 000     70 835     34 805      59 387     31 755
    75 000   107 464     49 444      87 677     44 526
  100 000   143 193     64 082     113 385      57 144

 Lecture

Pour un salaire brut correspondant au smic français, le coût employeur annuel est de 3107 euros supérieur en Allemagne par rapport à la France.

Pour un salaire brut de 100 000 euros, c’est l’inverse : le coût est inférieur (de 29 808 euros) en Allemagne. Dès la barre de 25 000 euros franchie en brut, l’employeur français paie plus que l’employeur allemand.

Pour un salaire brut de 100 000 euros, les cotisations employeur sont en France de 43 % du salaire brut, et de 14 % en Allemagne.

Pour un salaire de 113 000 euros, l’employeur allemand paie seulement 12 % (en raison du plafonnement), alors que selon l’Insee, l’employeur français paie 43,1 %.

 

Sur la situation française

Au final, la pyramide des salaires se révèle aberrante.

  • On observe un tassement des salariés aux niveaux proches du smic. Des statistiques plus récentes ne sont pas disponibles, mais en 2021, on sait que 18,6 % des salariés percevaient un salaire mensuel net inférieur à 1500 euros, et 30,8 %, entre 1500 et 2000 euros – soit près de la moitié des salariés français en dessous de 2000 euros.[3]
  • Au niveau des salaires moyens, seuls 19 % des salariés disposent d’un salaire compris entre 2000 et 2500 euros. Il est difficile pour eux de négocier des augmentations, en raison de l’effet de seuil que constitue la brutale hausse des charges patronales au-delà de 1,6 smic.
  • Ne pas oublier que le smic est indexé sur le coût de la vie, mais non les salaires supérieurs. Bien qu’il soit difficile de trouver un consensus sur le montant actuel du salaire médian (50 % gagnent moins, 50 % gagnent plus), il semble qu’on soit aux environs de 2100 euros, ce qui induit un rapport de 65,8 % entre smic et salaire médian. Mieux, si l’on ajoute la prime d’activité, le rapport passe à 80 %, ce qui n’incite guère les salariés à se former ni à tenter d’améliorer leur rémunération. On en voit d’ailleurs refuser des augmentations, voire la conversion de leur CDD en CDI.
  • Au niveau des hauts salaires, le coût du travail pour l’employeur devient prohibitif, engendrant notamment une « fuite des cerveaux ».

 

Inutile de préciser que le problème du financement des régimes sociaux devient de plus en plus aigu. Avec près de la moitié des salariés qui perçoivent en 2021 une rémunération ne dépassant pas 2000 euros, le poids des exonérations sur les bas salaires est en croissance continue.

Notes

1.On considère ici avec l’URSSAF que la CSG et la CRDS sont des cotisations et non des impôts, contrairement à la règle fiscale française, mais conformément à la nomenclature de la CEE.

2.Les salariés rémunérés autour du smic peuvent avoir droit à divers avantages sociaux en fonction de leurs ressources et de leur situation de famille. Nous n’en avons pris aucun en compte dans notre exemple de célibataire sans enfant, exception faite de la prime d’activité, non imposable et versée par l’État, qui n’impacte pas le coût pour l’employeur.


1] Le calcul est compliqué car il tient compte de la situation de famille, et la prime n’est due que si le salarié ne dispose que de revenus professionnels. Le montant de la prime est d’au minimum 595 euros.

[2] Exemple choisi par François Lenglet.

Sur le web.

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  • Un article un peu humoristique de Contrepoints du 26 décembre 2015 épinglait déjà les travers de notre réglementation de la rémunération du travail:
    « https://www.contrepoints.org/2015/12/26/196732-voila-pourquoi-je-nembaucherai-pas-marcel »
    C’est hautement pédagogique pour expliquer la paupérisation des travailleurs et la désindustrialisation galopante de notre pays! ( Et ça devrait être compréhensible par le premier député ou ministre du travail de base venu!)

  • J’ai mis le lien pour l’article de Contrepoints, mais la lecture des 318 commentaires est tout aussi instructive de l’état d’esprit de certains commentateurs! ( Et ça fait peur quand on craint que ce soit l’état d’esprit de nombreux français de cette époque pas si lointaine ( 8 ans), juste avant le passage ravageur du Covid!).

  • Quand, avec un collègue de travail, nous avons créé notre propre société commerciale, nous espérions nous mettre à l’abri des aléas du salariat en étant indépendants! Après quelques années de démarrage assez difficiles ( précisément à cause des contraintes réglementaires et fiscales) nous avons envisagé l’emploi d’une secrétaire et d’un commercial, mais nous avons vite compris que « l’embauche de deux Marcels » nous conduirait rapidement à la ruine ( c’était en 2006) vu que l’on voyait depuis longtemps se profiler la crise de 2007/2008!
    Il est bien regrettable qu’en 2023, rien n’ait changé ( sauf l’endettement astronomique de la France).

  • Personnellement, je suis parfaitement d’accord avec l’idée du salaire complet. Mais la question principale de cette réforme est la transition entre les deux modèle, que ce soit pour les chômeurs, les retraités et les assurés sociaux.

    J’aimerais même aller plus loin. Serait-il possible de supprimer toutes les taxes et impôts sur tous les revenus pour ne garder qu’une TVA à taux unique pour les recettes d’État? Et si oui, comment se repartirait le budget de l’État?

    • La transition est beaucoup plus facile qu’on le pense. Versement du salaire complet, chaque salarié garde la possibilité d’adhérer à l’assurance maladie (et les autres assurances) gérée par la sécu, ou bien à l’assurance de son choix. Vive la concurrence et le libre choix du prestataire.

      • Merci pour votre réponse. Cependant, imaginez qu’on fasse cela du jour au lendemain. Dans ce cas précis, il n’y a plus assez d’argent pour payer les chômeurs ni les retraités (puisque les cotisations paient directement les retraités).

    • Théoriquement, c’est probablement possible, en pratique il y aurait le risque d’une économie parallèle, surtout si les dépenses de l’Etat restaient à un niveau élevé et donc le taux de TVA aussi. Commençons par le salaire complet, et par le retour à la flat tax voulue par nos ancêtres sur les revenus.

      • Effectivement Michel0, chaque chose en son temps. Pourriez-vous, s’il vous plaît, me rappeler comment vous envisagez la transition d’une retraite par répartition à la capitalisation. Je crois que vous parliez d’utiliser l’immobilier, ou de faire comme les chiliens. Excusez moi, j’avais oublié de noter votre idée qui me paraissait très intéressante.

  • A chaque fois dans les tableaux sont indiqués les salaires bruts. Je ne vois vraiment pas à quoi cela sert? C’est une somme ni touché par l’employé, ni versée par l’employeur. La seule chose qui compte est ce qui est versé par l’employeur, et ce que touche l’employé (après tout impôts et aides diverses).
    Pour les augmentations, c’est l’imposition marginale qui compte (impôts ou cotisations, cela revient au même!).
    Là au niveau du smic, on en est donc à 1-100/455=78% d’imposition marginale.

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