11 septembre 2001 : comment s’expliquent les surprises stratégiques ?

Effondrement de l’URSS, 11 septembre, révolution iranienne… autant d’évènements que la CIA n’a pas su prédire et éviter. Pourquoi ?

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11 septembre 2001 : comment s’expliquent les surprises stratégiques ?

Publié le 12 septembre 2023
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Il y a 22 ans, le 11 septembre 2001, le monde regardait stupéfait deux avions se précipiter dans les tours du World Trade Center à New York dans l’une des plus spectaculaires attaques terroristes jamais vues. Derrière l’immense drame aux conséquences géopolitiques qui se font encore sentir aujourd’hui se cache un échec de l’appareil de renseignement américain, et au premier chef de la CIA. Malgré les informations dont elle disposait, elle n’a pas su anticiper l’attaque.

Qu’est-ce qui explique cet échec ?

Créée en 1947 avec la mission explicite d’empêcher un nouveau Pearl Harbor – surprise stratégique par excellence – la CIA a failli dans cette mission en au moins quatre occasions majeures : lors de crise des missiles à Cuba en 1962, lors de la révolution iranienne, lors de l’effondrement de l’URSS et le 11 septembre 2001.

Comprendre comment ces surprises surviennent malgré les moyens exceptionnels dont dispose l’agence est l’objet de mon ouvrage Constructing Cassandra, publié en 2013.

 

Explications traditionnelles

La surprise stratégique occupe depuis longtemps une place centrale dans le domaine du renseignement, des relations internationales et de la guerre.

Plusieurs types d’explications sont proposées.

La première est celle d’un problème de communication entre un service et le décideur.

L’éventualité d’un événement peut être évoquée dans un rapport sans qu’elle ne soit prise en compte par ce dernier. Par exemple, la CIA conteste avoir été surprise par l’effondrement de l’URSS car des doutes concernant la santé économique du pays avaient été émis dans l’un de ses rapports. Or, on sait que l’art bureaucratique consiste toujours à assurer ses arrières en évoquant toutes les possibilités. Ce qui compte est donc l’hypothèse que pousse un service, pas celles qu’il évoque. Pourquoi en pousse-t-il certaines et pas d’autres ?

La seconde explication est celle des dysfonctionnements de l’organisation.

Le cloisonnement entre les services, leurs relations difficiles, voire leur concurrence, la culture du secret ou encore la lenteur de la décision peuvent compliquer la transmission d’informations cruciales. Cette analyse s’est imposée notamment dans le cas du dossier irakien des armes de destruction massive en 2002/2003. Mais si le problème est organisationnel, pourquoi n’a-t-il pas été possible de concevoir une forme organisationnelle optimale au cours du temps ? Si l’on en juge par les nombreuses réformes du renseignement américain, surtout après un échec majeur, ce n’est pas faute d’avoir essayé.

D’autres explications se focalisent sur les dimensions psychologiques de la décision, en soulignant l’importance de biais cognitifs ou émotionnels. Mais si le problème est d’ordre psychologique, pourquoi sont-ce certaines surprises qui surviennent et pas d’autres ? Pourquoi y aurait-il des catégories d’erreurs que des processus et des méthodes améliorés n’arriveraient pas à identifier ?

À ces explications s’ajoutent une approche cybernétique et une approche contingente.

Selon la première, la surprise provient de l’incapacité de distinguer la bonne de la mauvaise information, notamment du fait d’un volume d’informations toujours croissant. Il s’agit de détecter des signaux faibles (avant-coureurs d’un phénomène à venir).

Selon la deuxième, une surprise stratégique est un événement imprévisible, inévitable, qui n’a pas de cause sur laquelle nous pouvons agir.

Mais si le problème relève de la détection de signaux faibles, comment extraire les informations et les trier ? Dans son étude pionnière sur Pearl Harbor, Roberta Wohlstetter a ainsi montré que les informations sur la flotte japonaise ne manquaient aucunement. Les analystes américains ne savaient cependant pas comment les exploiter (voir mon billet plus détaillé au sujet des limites des signaux faibles). De même, pourquoi les hypothèses erronées persistent-elles si longtemps malgré des preuves contraires et parfois facilement accessibles ?

 

Une approche alternative: l’angle identitaire

Dans l’ouvrage, nous avons procédé à un examen détaillé de l’identité et de la culture analytique de l’organisation, et notamment de la façon dont ses hypothèses sont créées et maintenues au cours du temps.

Nous avons trouvé quatre caractéristiques fondamentales et persistantes :

1- Un corps homogène d’analystes qui empêche une diversité d’hypothèses d’être considérée ;

2- Une attitude scientiste, qui privilégie une approche purement analytique et détachée d’une réalité pourtant sociale ;

3- Une préférence pour l’information secrète qui conditionne aussi bien la sélection des priorités que la nature de l’information recherchée (tout ce qui n’est pas secret n’est pas digne d’intérêt) ;

4- Une primauté du consensus qui fait que ce qui est transmis au décideur est le résultat d’un compromis politiquement acceptable par toutes les parties prenantes, ce qui rend aveugle aux extrêmes.

 

Ces caractéristiques ont un impact considérable sur les quatre phases de l’activité d’un service :

  1. La définition de la mission
  2. Le recueil d’information, son analyse
  3. La production du résultat de l’analyse
  4. La diffusion du résultat de l’analyse aux décideurs

 

Elle explique pourquoi certains problèmes sont ignorés, pourquoi certaines données sont privilégiées, pourquoi certaines hypothèses sont écartées, et pourquoi certaines possibilités ne sont pas évoquées avec les décideurs. Chacune de ces phases est perturbée de façon significative par l’identité de la CIA, et l’impact de ces perturbations dans la genèse des quatre surprises est significatif.

 

Où étaient les Cassandre ?

Pour chacune de ces surprises, nous avons pu identifier des Cassandre, c’est-à-dire un ou plusieurs individus qui ont anticipé, à des degrés divers, les événements.

Dans la crise des missiles, le Cassandre était le directeur général de la CIA lui-même, John McCone. Dans le cas de la révolution iranienne, c’étaient des journalistes, des hommes d’affaires et les services israéliens. Dans le cas de l’URSS, c’étaient des économistes comme Igor Birman. Dans le cas des attentats du 11 septembre, c’était le directeur de l’unité Ben Laden, Michael Scheuer.

Qu’avaient en commun ces Cassandre ?

Ils étaient mal intégrés à leur organisation, et avaient la réputation d’être des personnes difficiles.

John McCone était récent dans son poste, et n’était pas issu du moule de l’organisation. Bien que convaincu de la présence de missiles, il n’a pas été suivi par ses équipes, qui n’ont rien fait alors qu’il était absent (voir mon article sur l’épisode ici).

Le journal Le Monde publiait au printemps 1978 une série d’articles alarmistes sur le régime du Shah.

Igor Birman dénonçait sans succès les calculs de la CIA qui surévaluaient le PIB soviétique et donc la solidité du régime.

Michael Scheuer a tenté durant des mois, sans succès, d’alerter ses supérieurs à propos de Ben Laden, qui n’était vu que comme un acteur mineur. En dernier recours, il écrit directement au directeur de l’agence, sautant six niveaux hiérarchiques. Il est immédiatement démis de ses fonctions et devient… bibliothécaire. On est à quelques semaines du 11 septembre.

L’étude de ces exemples réfute en outre l’idée qu’il était impossible d’imaginer leur survenance.

Des individus intelligents et informés ont formulé des hypothèses les concernant, mais l’identité et la culture de la CIA ont empêché ces hypothèses d’être étudiées et acceptées. Les hypothèses alternatives qu’ils défendaient sont mort-nées, et la vaste machine de l’organisation pour recueillir, analyser, produire et distribuer une vision plus exacte du champ des possibles s’est grippée à toutes les étapes de sa chaîne.

 

Conclusion

Une compréhension des surprises stratégiques fondée sur l’identité de l’organisation est indispensable en préalable à l’utilisation d’autres explications – psychologiques, organisationnelles, signaux faibles entre autres – parce que l’identité et la culture établissent les conditions dans lesquelles ces dernières opèrent.

En substance, la leçon de Constructing Cassandra est la suivante : ce par quoi nous sommes surpris dépend de qui nous sommes.

Ce qui joue pour la CIA joue également pour les autres organisations, notamment les entreprises.

Le champ de l’innovation a observé depuis longtemps le paradoxe qu’il y a pour des entreprises leader dans leur domaine de se faire dépasser à l’occasion d’une rupture dans leur environnement. Là encore, le paradoxe s’explique plus par ce qui fait l’identité de ces entreprises – leur modèle d’affaires historique dans lequel elles s’enferment – que par ce qu’elles veulent de manière explicite.

Ainsi, lorsqu’elles s’interrogeront sur leur approche des surprises stratégiques, les organisations, quelle que soit leur nature, feront mieux de s’intéresser à leur identité qu’à leurs outils analytiques.

 

Sur le web

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  • Il y a les cassandres et les paranoïaques. Avant que l’événement survienne, à laquelle de ces 2 catégories appartiennent les individus qui doivent anticiper les événements ? Et pour 1 événement qui se réalise, combien échouent. Si un service de renseignement pouvait prédire l’avenir avec 100% d’efficacité, ça se saurait.
    À part la Pythie de la mythologie grecque, je n’en connais pas.

  • Très intéressant.
    « L’habituel défaut de l’homme est de ne pas prévoir l’orage par beau temps » (Machiavel)

  • Les commentaires sont fermés.

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Cette difficulté est très bien illustrée par la réaction de deux journalistes qui commentaient en direct les attentats du 11 septembre 2001.

https://www.youtube.com/watch?v=58TpAXMk2bI

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