Il y a 250 ans, la suppression des jésuites

Il y a 250 ans, le 21 juillet 1773, la Compagnie de Jésus, ordre des jésuites, était supprimée par le bref pontifical Dominus ac redemptor. Les jésuites ont nourri des théories du complot bien avant les réseaux sociaux actuels.

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Il y a 250 ans, la suppression des jésuites

Publié le 21 juillet 2023
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Il y a 250 ans, le 21 juillet 1773, la Compagnie de Jésus, ordre des jésuites, était supprimée par le bref pontifical Dominus ac redemptor. Rarement ordre religieux aura suscité autant de passions, de haines et de calomnies. Les jésuites ont nourri des théories du complot bien avant les réseaux sociaux actuels.

Il est vrai aussi qu’ils ont peut-être constitué dès l’origine un réseau mondial, jusqu’en Chine et au Japon. D’ailleurs, l’activité missionnaire a inspiré deux films célèbres : Mission (1986) de Roland Joffé sur les réductions guaranis du Paraguay et Silence (2016) de Martin Scorsese sur la persécution des chrétiens au Japon.

Nombre d’enseignants « laïcards » de notre pays seraient sans doute surpris d’apprendre que le système éducatif, tel qu’il fonctionne aujourd’hui en France, est largement l’héritage des collèges jésuites.

Un ouvrage récent sous la direction de Pierre Antoine Fabre et Benoist Pierre, offre sous le titre Les Jésuites, à la fois une histoire et un dictionnaire. Cette somme passionnante a nourri cet article.

 

Le siècle des Lumières est celui du despotisme éclairé

En ce siècle des Lumières, la Compagnie de Jésus incarnait aux yeux de beaucoup une Église romaine conservatrice et antimoderne.

Pourtant, elle est morte (provisoirement), moins de l’hostilité des philosophes, chez qui l’anti-jésuitisme n’était qu’une des facettes de l’anticléricalisme, que de l’évolution des États catholiques où l’État prenait de plus en plus ses distances vis-à-vis du pouvoir spirituel.

À l’heure du despotisme éclairé, les monarques avaient le souci de mettre au pas l’Église et de refuser toute ingérence du Saint-Siège. L’ordre jésuite reposait sur son indéfectible fidélité au Pape qui le rendait suspect. L’enseignement, longtemps abandonné à l’Église, était désormais l’objet de la sollicitude des gouvernements.

La littérature antijésuite mettait également l’accent sur la théorie du tyrannicide. On accusait, à tort, les jésuites d’enseigner qu’il était légitime d’attenter à la vie du souverain s’il se comportait en tyran.

 

Offensives contre les jésuites au Portugal et en France

L’offensive, en tout cas, commence au Portugal. Elle est menée par l’homme fort du pays, le marquis de Pombal, soucieux de prendre le contrôle de l’éducation et de mettre fin à la résistance des Guaranis au Paraguay, imputée aux jésuites. Un attentat manqué contre le roi Joseph Ier (1758) permet d’en accuser la Compagnie dont les biens sont confisqués, ouvrant la voie à la première expulsion. Divers libelles les rendent responsables de la décadence de la puissance portugaise.

En France, l’attentat perpétré par Damiens, ancien domestique du collège Louis-le-Grand, contre Louis XV (1757) ravive le vieux thème du tyrannicide. Les déboires commerciaux d’un jésuite aux Antilles débouchent sur un procès devant le Parlement de Paris (1761) qui prend très vite une autre tournure : la légalité de l’existence de la Compagnie est désormais contestée. Un arrêt de cette éminente cour de justice décrète dès lors la fermeture des collèges. Dans la foulée, le Parlement de Rouen fait fermer tous les établissements relevant de son ressort.

 

Les ennemis des jésuites sont ceux de l’Église catholique

La plupart des autres Parlements vont se contenter de suivre le mouvement, exigeant des jésuites des serments de fidélité au roi et aux maximes du royaume.

Mais comme tous les Parlements ne sont pas d’accord sur les mesures exactes à prendre, l’édit royal de novembre 1764 décide de proscrire la Compagnie dans tout le royaume. Les anciens jésuites ne peuvent rester que comme « simples particuliers ».

Louis XV avait eu la main forcée par la magistrature :

« Pour la paix du royaume si je les renvoie contre mon gré, du moins je ne veux pas qu’on croie que j’ai adhéré à tout ce que les Parlements ont fait et dit contre eux. »

L’épiscopat français, qui sentait bien que les ennemis des jésuites étaient aussi ceux de l’Église, en avait en vain appelé au roi contre les Parlements.

 

Vers la suppression générale de l’Ordre

En Espagne, la « révolte des chapeaux », émeute populaire qui oblige le roi à quitter Madrid, va servir de prétexte.

Certains pères avaient soutenu le droit du peuple à protester contre l’inflation. Les jésuites sont expulsés sans ménagement en 1767. Le roi de Naples, fils du roi d’Espagne, ne tarde pas à suivre l’exemple de son père. Seule Marie-Thérèse s’oppose à l’anti-jésuitisme général. La négociation du mariage de Marie-Antoinette avec le dauphin Louis modifie sa position. Elle ne saurait désormais s’opposer au programme des Bourbons qui règnent en France, en Espagne et à Naples.

Élu en 1769, le pape Clément XIV, ancien élève des jésuites, leur est peu favorable. Il cède bientôt à la pression de l’ambassadeur d’Espagne. La suppression de l’ordre se fait au nom de la défense de la paix dont le pape est le garant.

En réalité, isolé, le Saint-Siège n’avait guère le choix. Il avait dû sacrifier l’ordre pour conserver à la hiérarchie catholique une place dans l’Europe absolutiste. Le dernier général de l’Ordre, Lorenzo Ricci meurt en prison au château Saint-Ange en 1775 après avoir signé une protestation solennelle.

 

Les jésuites, maîtres de la pédagogie

Seule la Russie orthodoxe de Catherine II s’opposera à la suppression de la Compagnie et le foyer russe jésuite contribuera beaucoup à la restauration de l’ordre après les bouleversements de la révolution et de l’Empire.

L’attitude de Catherine II, et dans une moindre mesure de Frédéric II de Prusse, souverains non catholiques, s’explique largement par l’efficacité pédagogique des jésuites. Si l’ordre, né dans le contexte de la contre-Réforme, n’avait pas été conçu comme un ordre enseignant, il va très vite être identifié à ses collèges.

Les jésuites ont rempli en quelque sorte un vide entre les petites écoles, où l’on apprenait des rudiments, et les universités créées au Moyen Âge. Leurs collèges reposaient sur la gratuité, pour qu’ils puissent être accessibles à des enfants pauvres, et la volonté de donner l’enseignement sous une forme attrayante et ludique.

 

De la sixième à la terminale

Surtout, les jésuites répartissaient les élèves par classe. Dans les collèges d’humanités on distingue trois classes de grammaire et une classe d’humanités : cinquième, quatrième, troisième et seconde. Dans les grands collèges de plein exercice s’ajoutait une sixième, classe préparatoire donnant des rudiments. Ils proposaient aussi l’enseignement de la philosophie en deux ans après la seconde, nos actuelles première et terminale.

Peu à peu, ces classes vont correspondre à des tranches d’âge, avec la mise en œuvre d’un programme cohérent de leçons et d’exercices évalués en fin d’année. L’année scolaire s’achevait avec la distribution des prix, pratique qui devait perdurer dans les établissements scolaires laïques jusqu’en 1968. Pour les jésuites, outre évidemment la dimension religieuse fondamentale de leur enseignement, ils s’agissaient de donner une culture générale, de former les élèves à l’analyse et leur apprendre à s’exprimer. Les collèges jésuites pratiquaient nombre des prétendues innovations pédagogiques contemporaines : enseignement explicite, travail autonome, méthode active, tutorat…

 

Mort et renaissance

Mais le succès même des établissements jésuites a contribué à sonner le glas de la Compagnie.

Les États modernes étaient désormais soucieux de contrôler la formation des futures élites selon le principe d’une Éducation nationale. L’omniprésence du latin était également pointée du doigt. D’Alembert proposait de développer l’enseignement de la langue vernaculaire, des langues vivantes, de l’histoire et des sciences. Pourtant, le règne du latin devait largement perdurer au XIXe siècle dans  les lycées, héritiers des collèges jésuites.

Comme l’avait écrit d’Alembert à Paolo Frisi, le 20 novembre 1778 à propos des jésuites :

« On n’a jamais vu des hommes plus aisés à tuer et plus difficiles à mourir ».

Après les bouleversements de la Révolution, les souverains jugent désormais nécessaire la restauration de la Compagnie face aux idées nouvelles. Pie VII devait céder aux « vœux unanimes de presque tout l’univers chrétien » par la bulle Sollicitudo omnium ecclesiarum du 7 août 1814. Une nouvelle page de l’histoire de la Compagnie s’écrivait.

À lire :

Pierre-Antoine Fabre, Benoist Pierre, Les Jésuites. Histoire et dictionnaire, Éditions Bouquins, coll. « La Collection », octobre 2022, 1376 p.

Voir les commentaires (5)

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  • Avatar
    hecosphere@gmai.com
    21 juillet 2023 at 7 h 50 min

    Excellente synthèse qui met bien en valeur la contribution de l’ordre à la formation d’un système éducatif aujourd’hui dévoyé par l’État

  • merci beaucoup pour cette leçon d’Histoire !

    • j’ajouterais que l’on veut bien la même leçon sur les autres congrégations enseignantes (Frères des écoles chrétiennes par exemple…).

  • Ad Majorem Dei Gloriam

  • «  »Nombre d’enseignants « laïcards » de notre pays seraient sans doute surpris d’apprendre que le système éducatif, tel qu’il fonctionne aujourd’hui en France, est largement l’héritage des collèges jésuites. » »
    J’ai du mal à comprendre la définition de « laïcards », on leur reproche quoi aux enseignants qualifiés de ce terme qui sert de paravent à la haine recuite et revancharde de l’auteur ??

  • Les commentaires sont fermés.

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