Censure croissante sur Internet : Russie et Europe, même combat ?

Alors que la Russie intensifie ses efforts pour contrôler Internet et réprimer la dissidence en ligne, l’Europe emprunte une voie similaire en cherchant à réguler les réseaux sociaux et à censurer les contenus jugés problématiques. Yannick Chatelain s’interroge sur la protection des droits fondamentaux et de la démocratie.

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Censure croissante sur Internet : Russie et Europe, même combat ?

Publié le 21 juillet 2023
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Ici le Kremlin

Déjà en 2019, le Kremlin annonçait le succès des premier pas de son projet Runet visant à contrôler les données transitant par la Russie, et tendre vers l’efficience d’un « Internet National », rejoignant les pays engagés dans ce qui a été nommé le « splinternet » (contraction de « splintering of the Internet », ou « cyberbalkinisation » de l’Internet), à savoir, un éclatement et une division progressive de l’Internet par certains pays comme l’inde, la Chine, l’Iran, la Corée du Nord, etc.

Chaque pays engagé dans ce phénomène de fragmentation de l’Internet originel le fait en raison de divers facteurs : technologie, commerce, politique, nationalisme, religion, intérêts nationaux divergents.

En Russie, sous couvert de « souveraineté numérique, autant dire que le projet de création du Runet ne va pas véritablement dans le sens de la liberté d’expression et d’opinion.

Si le sénateur Andreï Klichas évoquait une « loi sur la sécurité et la résilience d’Internet en Russie », elle n’était pas perçue de la même façon, ni par les observateurs ni par les opposants à la gouvernance de Poutine. Ces derniers évoquaient de leur côté une « loi de l’isolation d’Internet », l’édification programmée d’un « rideau de fer numérique » équivalent au Grand Firewall de Chine (GFC).

La même année amenant une nouvelle pierre à ce projet, une loi russe promulguée par le président Vladimir Poutine sanctionnait « toute offense faite à l’État ».

 

Accélération du projet Runet

Le projet Runet s’est encore accéléré avec la guerre en Ukraine.

Depuis le 4 mars 2022, une loi adoptée par les députés russes prévoit jusqu’à quinze années de prison pour la publication « d’informations mensongères » sur l’armée russe. L’objectif de cette loi est clair : empêchez toute diffusion non conforme à la version officielle.

Elle avait alors provoqué une réaction forte de l’ONG Reporters sans frontières. Pour son secrétaire général, Vladimir Poutine était  « en train de mettre son pays sous cloche ». L’ONG s’inquiétait de voir resurgir « une forme de contrôle des médias presque totalitaire, comme au temps du stalinisme ».

Pour corroborer ses propos, si des doutes subsistaient encore, le 22 mars 2022, toujours plus avant dans la censure, les députés russes validaient une nouvelle loi venant renforcer la précédente, une loi prévoyant de lourdes sanctions pour punir les « informations mensongères » sur l’action de Moscou à l’étranger. Autrement dit, toutes les informations ne coïncidant pas avec les informations officielles.

 

Ici l’Europe

À trop observer les agissements de la Russie relatifs à un contrôle et une censure de plus en plus poussés des réseaux sociaux, et en s’en inquiétant, il serait raisonnable que nous nous intéressions aux pratiques de l’Europe qui, de mon point de vue, s’engage sur un terrain bien hasardeux concernant internet.

Demain, ces initiatives pourraient ne rien avoir à envier aux pratiques du pouvoir russe actuel pour contrôler et maitriser totalement son cyberespace.

Le 10 juillet 2023, faisant référence aux émeutes urbaines en France, Thierry Breton déclarait :

« Non, les réseaux sociaux n’ont pas fait assez pendant ce moment […] Lorsqu’il y aura des contenus haineux, des contenus qui appellent par exemple à la révolte, qui appellent également à tuer ou à brûler des voitures, elles auront l’obligation dans l’instant de les effacer. Si elles ne le font pas, elles seront immédiatement sanctionnées ».

Pour ce qui est des sanctions : 

« Les réseaux sociaux pourraient être coupés, dès le 25 août prochain, si les plateformes ne suppriment pas rapidement les contenus jugés problématiques publiés sur leur interface » ; et ce conformément  à un nouveau règlement sur les services numériques en date du 19 octobre 2022 : le digital service act (DSA) qui entrera en vigueur à cette date !

À cette déclaration, trois remarques :

• La mise à l’arrêt total d’un réseau social est techniquement impossible puisque, dissimulé derrière un VPN permettant de modifier votre localisation en changeant votre adresse IP, il demeurera accessible pour une partie de la population disposant d’un certain savoir, simple à acquérir. Il serait souhaitable que, sous couvert de protéger la démocratie, l’Europe n’inflige pas aux Européens un copié-collé des méthodes qui relèvent des régimes autoritaires, voire totalitaires. D’autant plus que l’expression d’une colère se devrait être (hors cyber haine, appel à l’émeute naturellement) une source de réflexion et d’amélioration des gouvernements démocratiques.

• La notion « de contenu qui appelle à la révolte » interroge et met extrêmement mal à l’aise toute personne attachée à la liberté d’expression et d’opinion, et préoccupée par une censure de masse qui pourrait voir le jour et se révéler très subjective, et ce d’autant plus que c’est une notion qui n’apparait pas dans le règlement, tout du moins pas clairement. Quant à la notion de rapidement…

• Dans le cadre des tristes événements vécus en France, il s’agissait « d’appel à émeute », et de tristes faits d’armes d’individus décérébrés qui, vantant leurs exploits sur les réseaux sociaux, seront tracés et mis hors d’état de nuire par les cybergendarmes).

 

Les Gilets jaunes seraient-ils considérés le 25 août comme  un mouvement de révolte ?

Déjà le 30 janvier 2020 j’alertais et m’interrogeais sur la difficulté à définir la fake news de la désinformation,  au regard des lois successives votées, sur la possibilité future d’organiser un mouvement du type Gilets jaunes, lequel a naturellement utilisé les réseaux sociaux pour se structurer afin de faire valoir ses contestations et opposition à la politique gouvernementale.

À travers le discours de Thierry Breton, si les propos ne sont pas clarifiés, il semblerait que mon alarmisme n’ait pas été pas infondé.

Pour rappel, je disais la chose suivante en évoquant cette loi :

« Les termes séditieux et subversifs ont été régulièrement utilisés par le pouvoir, et par le ministre de l’Intérieur lui-même pour disqualifier des Gilets jaunes. On pourrait penser que le hashtag #GiletJaunes, sous une telle loi, aurait rapidement pu faire l’objet d’une censure. Il aurait été facile, sous le Digital Act, d’invoquer la naissance d’un mouvement de sédition, et d’exiger des réseaux sociaux la censure proactive de ce hashtag afin d’empêcher les citoyens se revendiquant de ce dernier de pouvoir s’organiser sur les plateformes ».

Un mouvement citoyen contestataire de type Gilets jaunes serait-il aujourd’hui qualifié par le pouvoir alors en place de « mouvement de révolte ? » Pourrait-il se structurer facilement via les réseaux sociaux, comme cela a été le cas ? Ou tomberait-il immédiatement sous l’appellation « appel à la révolte » ? Telle est la question !

 

« Inefficacité » de la coupure des réseaux sociaux. Quid de demain ?

Pour ce qui concerne la France, quid de demain ?

La lecture que donne Thierry Breton du digital service act (DSA) interroge pour partie.

Une chose est certaine : à en croire les propos tenus, et sous couvert de protéger les citoyens, une nouvelle étape a été franchie, à savoir prétendre éventuellement sanctionner tout un quartier, une région, une ville… pour lutter contre des délinquants devenus hors contrôle. Ce type d’approche ouvre la porte à des abus potentiels qui n’auraient alors rien à envier à ceux constatés dans certains pays où la censure est une approche coutumière.

La France, ou d’autres pays européens, passeront-ils un jour à l’échelon supérieur ? Comment useront-ils de l’arsenal juridique européen de contrôle d’internet de plus en plus étoffé ? Le pouvoir français, considérera-t-il qu’une contestation populaire de type Gilets jaunes (non pas des émeutes) n’aura pas lieu d’être sur le territoire national ? Devant l’inanité des coupures des réseaux sociaux, en cas de « difficulté » et de mobilisation forte de la population, l’étape suivante pourrait alors être la tentation d’une coupure totale d’internet comme le pratiquent régulièrement l’Inde, la Turquie, etc.

 

Pour conclure…

La censure peut freiner une révolte, mais n’arrête aucun désespoir !

Enfin, si nous observons de véritables révoltes populaires, comme le souligne Mounir Bensalah, militant et blogueur marocain auteur de Réseaux sociaux et révolutions arabes ? :

« Le rôle des réseaux sociaux dans le Printemps arabe en 2013 a été très exagéré, notamment par les médias occidentaux […] s’ils ont servi à mobiliser, à informer et à s’informer. Voire à attiser la colère. Ils ont en outre permis d’attirer l’attention des médias étrangers, empêchés de travailler librement dans les pays fermés, et de les alimenter en images… »

Et d’ajouter :

« Les populations des pays arabes ne sont pas descendues dans les rues grâce aux réseaux sociaux, mais elles ont plutôt été poussées à se révolter pour des raisons sociales et politiques. D’ailleurs, peu de gens étaient réellement connectés, et beaucoup d’entre eux n’avaient même pas accès à un ordinateur. »

Dix années plus tard….

En Occident, en France comme ailleurs, à l’instar du Printemps arabe, par-delà un accès Internet sans commune mesure, compte tenu des lois à vocation coercitive, la leçon ne semble pas avoir été retenue, ou du moins l’Occident a eu une mauvaise interprétation du rôle des réseaux sociaux, qu’il persiste à surestimer.

L’Europe tente d’infliger des mesures de plus en plus coercitives et floues pour une minorité d’individus qui ont un usage des réseaux pénalement répréhensible et qui, bis repetita placent, s’ils agissent sur le territoire national peuvent être rapidement mis hors d’état de nuire.

Quand l’analyse est biaisée, la réponse ne peut être pertinente. En cas de crise sociale et politique majeure, en cas de désarroi et de désespoir d’une population entière dont la souveraineté serait bafouée et qui serait maltraitée, il me semble que les choses ne seraient pas drastiquement différentes en Europe.

« Les peuples opprimés finissent toujours par se révolter. » Marilyne Tremblay Coutu

… Et nul besoin de réseaux sociaux.

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  • « L’objectif de cette loi est clair : empêchez toute diffusion non conforme à la version officielle. »
    L’avantage de l’Europe en général et de la France en particulier, par rapport à la Russie qui aurait cet objectif avec cette loi, c’est qu’il n’y a même pas besoin d’une loi. Force est de constater que depuis quelques années, avec un unanimisme remarquable depuis le Covid et tout aussi remarquable et parfois grotesque depuis la guerre d’Ukraine, les médias ne diffusent que la vérité officielle, bannissant eux-mêmes tout ce qui ne va pas dans le même sens. Les médias ne s’en cachent d’ailleurs même plus. On se souvient de cette directrice de l’information (de LCI ou BFM TV, je ne me souviens plus) qui disait clairement avoir fait le choix de ne pas s’écarter de la ligne gouvernementale afin « de ne pas entamer le consensus »…
    Si on était un brin provoquant, peut-être pourrait-on dire que si la Russie a besoin d’une loi, c’est qu’il y a peut-être encore là-bas des médias indépendants qui donnent une autre voix que la voix officielle ?

    • Je suis, hélas, tout à fait d’accord avec votre analyse.
      On assiste, en tout cas en France, à une désinformation et à une propagande qui dépassent l’entendement ; cela a pris naissance il y a déjà quelques années mais la tendance s’est particulièrement renforcée ces derniers mois. Qu’il s’agisse de la crise COVID, du climat ou du conflit ukrainien, on assiste dans tous les médias ou presque à une surenchère d’articles, la plupart du temps largement mis en musique par leurs auteurs avec l’AFP, et de déclarations qui souvent défient l’imagination et le bon sens commun.
      Parfois, mais rarement, il est possible de lire ou d’écouter de timides remises en cause de certaines informations rabâchées avec délectation, mais très vite l’origine de ces déviations inadmissibles est révélée au grand jour et permet au grand public de retrouver la voie du droit chemin et de la vérité: il s’agit toujours d’articles ou de paroles venant de personnes hautement méprisables et issus sans exception de l’extrême droite la plus réactionnaire et la plus stupide (d’ailleurs, ils ne pensent souvent même pas à leurs enfants et encore moins à leurs petits enfants: c’est vous dire!)
      Il y a aussi parfois du laisser-aller, comme ce ministre de l’agriculture qui, sans doute après une journée trop chargée ou une soirée trop arrosée a osé déclarer que les températures du mois de juillet en France ne lui semblaient pas vraiment anormales! heureusement très vite de nombreuses voix de tout bord se sont élevées pour dénoncer ce mensonge éhonté et l’inconséquence de ces paroles; on se demande d’ailleurs comment un tel personnage ait pu un jour entrer au gouvernement : erreur de casting ou effraction?
      Encore quelques efforts et on devrait voir renaître quelques joyeux goulags que beaucoup appellent de leurs vœux les plus humanistes pour faire cesser définitivement le travail de sape des derniers récalcitrants et des derniers irréductibles. Peut-être d’ailleurs que quelques buchers ne seraient pas de trop dans les cas les plus désespérés!

  • Dans notre belle démocratie communiste, les réseaux sociaux, les médias, Internet et l’éducation nationale doivent parler à l’unisson et formater le citoyen de demain. C’est pourtant simple. Tonton Mitterrand a initié le processus en mettant des communistes à tous ces points stratégiques (sauf Internet et réseaux sociaux qui n’existaient pas encore). Et depuis, la France ne s’est jamais aussi bien portée ! N’oublions jamais : la gauche sensure pour notre bien.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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