Le prix du lait : les défis de la filière laitière française (3)

La question du prix du lait dans les grandes surfaces soulève des enjeux économiques et politiques complexes. Philippe Lacoude examine les distorsions causées par les quotas laitiers européens et propose des solutions pour revitaliser la filière laitière française.

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Le prix du lait : les défis de la filière laitière française (3)

Publié le 19 juillet 2023
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Première partie de cette série ici.
Seconde partie de cette série ici.

 

Quel devrait être le prix d’une bouteille de lait dans les grandes surfaces ?

Dans les deux premières parties de ce billet, nous avons vu que la question est mal formulée, et que l’analyse économique de la répartition du prix final d’un litre de lait est presque toujours biaisée.

De plus, nous avons montré que les deux principales propositions du monde syndical agricole sont, non seulement anti-économiques, mais vont profondément à l’encontre des intérêts de la profession.

Que faire ? Nous ne pouvons pas répondre à cette question sans faire un diagnostic correct de la situation économique et de son évolution récente au cours des sept ou huit dernières années.

 

Solution économique

Les difficultés de la filière tiennent essentiellement à ce que ceux qui avaient vu un moyen de faire un peu d’argent en investissant dans du cheptel ont été trompé sur l’état réel du marché à cause de l’existence des quotas européens.

Ces quotas ont créé une illusion de profits potentiels dans la filière.

L’entrepreneuriat tel qu’il est décrit par le professeur Kirzner ne peut fonctionner correctement que si les prix sont vrais, et si les quantités ne sont pas manipulées par des quotas.

Comme un quota douanier, les quotas européens ont distordu le marché et ont rendu possible, puis perpétué des activités qui n’avaient pas de sens économique, compte tenu de la vraie structure des prix.

L’abandon des quotas européens en 2015 est à la source des difficultés des agriculteurs aujourd’hui.

Un quota n’est qu’une aide temporaire et maladroite qui ne bénéficie jamais au consommateur et qui ne profite aux producteurs que l’espace d’un instant.

Comme l’expliquent les professeurs Doris Läpple, Colin A. Carter et Cathal Buckley dans un article de Agricultural Economics (2022 ; 53:125-142) :

« Lorsque les quotas laitiers ont été supprimés en avril 2015 dans la plupart des États membres de l’UE, le cheptel laitier a commencé à diminuer en raison de la baisse des prix du lait, sauf en Belgique, en Irlande et aux Pays-Bas. Une partie de l’empressement à supprimer les quotas était de permettre aux exploitations laitières européennes les plus efficaces d’augmenter leur production et de participer à la demande mondiale croissante de produits laitiers. En Irlande, la croissance de la production était principalement due à l’expansion du cheptel laitier et à l’augmentation des rendements par vache dans les exploitations existantes, avec la création de nouvelles exploitations laitières, soutenues par des mesures politiques spécifiques ».

En d’autres termes, les exploitants français se sont trouvés opposés à la concurrence de producteurs irlandais qui bénéficient du fait incontournable que leur pays est troisième au classement mondial de la liberté économique, alors que la France fait encore et toujours pâle figure à la 57e place, – entre la Macédoine, 56e, et la Serbie, 58e –, grevée qu’elle est par le poids des impôts, des réglementations, de son droit du travail, et de la taille de son gouvernement, en général.

Soyons clairs : comme nous l’avons vu dans la première partie, dans le prix d’un litre de lait français, il y a certainement plus de 60 % d’impôt foncier, de droits, d’accises, de timbres fiscaux, de charges sociales, de TVA, d’impôt sur le revenu, de CSG, d’impôt sur les sociétés, de TIPP, et autres inventions dont la France garde jalousement le secret pour ne pas allécher l’État irlandais.

Si le gouvernement voulait sérieusement sauver la filière laitière – ce dont nous pouvons douter au regard du contenu insensé de la loi Egalim – il faudrait immédiatement et massivement défiscaliser le secteur, comme, du reste, le reste de l’économie…

Les agriculteurs sont en butte aux industriels laitiers et aux grandes surfaces. Mais ni les uns ni les autres n’ont les marges suffisantes pour éventuellement donner satisfaction aux demandes farfelues du monde agricole en matière de prix.

Si le consommateur n’est prêt à payer que 90 centimes le litre, il est parfaitement impossible de donner aux agriculteurs les 55 centimes dont ils ont besoin.

Il faudrait donc drastiquement diminuer les coûts des facteurs de production des agriculteurs, des entreprises agro-alimentaires et des grandes surfaces d’au moins 10 à 15 centimes.

Il n’existe que deux recettes économiques éprouvées en la matière.

La première est l’augmentation de l’intensité en capital (automatisation la plus complète possible de la production), ce qui prend des décennies et réclame énormément de capital.

La seconde est une baisse massive des impôts en tous genres payés par tous les acteurs de la filière. L’État ne fait pas grand-chose pour aider à produire du lait. En fait, à part pour l’existence de routes – qui ne représentent quasiment rien en pourcentage de son énorme budget – la production de produits laitiers se fait malgré l’État plutôt que grâce à l’État.

L’État est le seul acteur de la filière à pouvoir radicalement réduire les coûts des facteurs de production pour les ramener à ceux de l’Irlande.

Sans cela, la taille du cheptel continuera lentement mais sûrement de diminuer.

Ceci prend du temps et sera très douloureux parce, selon une étude des professeurs Roel Jongeneel et Ana Rosa Gonzalez-Martinez dans Economic Analysis and Policy (2022 ; 73:194-209) :

« Un résultat important […] est que l’offre de lait au niveau national est inélastique, avec des élasticités (à court terme) du rendement des troupeaux et du prix du lait respectivement de 0,2 et 0,1. […] Les deux tiers de l’impact d’un changement du prix du lait résultent des changements de rendement des vaches laitières, tandis qu’un tiers résulte des changements du nombre de vaches laitières. »

 

L’exploitant face à l’État

Dans un tel contexte, l’exploitant est seul face aux forces de marché et face à l’État.

Il a été trompé jusqu’en 2015 sur l’état réel de la demande de lait par l’existence des iniques quotas de l’Union européenne.

À moins de prendre ses vaches et de partir en Irlande, il ne peut pas espérer qu’un problème créé par l’État avec les quotas européens sera réglé miraculeusement par ceux qui ont laissé la situation dégénérer.

Comme il ne faut pas compter sur un président socialiste ou un ministre des Finances qui ne sait même pas ce qu’est un hectare, il ne reste que peu de choix individuels car, comme à l’accoutumée, si la science économique nous dit exactement comment régler le problème dans un minimum de douleurs, sa pratique est si peu répandue en France qu’il n’y a aucune chance que le problème soit résolu.

Il existe cependant un espoir qui est de transformer le lait en un autre produit à forte valeur ajoutée.

Car, comme le rappelait Europe 1 en août 2016, à Beaufort, dans ma Savoie natale, le secteur laitier ne connaît pas la crise.

« Dans les Alpes du Nord, grâce à des filières fromagères de qualité, les producteurs bénéficient depuis plus de vingt ans d’un prix du lait nettement plus élevé que les autres producteurs français : en 2016, les producteurs gagnaient 840 euros la tonne. Pierre Simon possède une ferme dans le village de Villars-sur-Doron. Ses 30 vaches laitières sont en alpage, à 2000 mètres d’altitude, au col des Saisies. Tous les matins, il monte les traire et récupère environ 400 litres par jour qu’il vend à un prix qui ferait rêver tous les producteurs laitiers : « Aujourd’hui, on avoisine les 840 euros la tonne » quand Lactalis achète 260 euros les mille litres. C’est vrai qu’au niveau du litre de lait, il y a un énorme écart, concède l’éleveur. Aujourd’hui, on est quasiment à trois fois leur prix. »

Si l’on remonte 20 ans en arrière, sous le régime des quotas laitiers européens, alors que « la moyenne nationale se situait à 308 euros pour 1000 litres, le prix payé aux éleveurs en zone de production de l’Emmental et de la tomme de Savoie s’élevait à 387 euros. Il frôlait les 450 euros en zone du Reblochon et de l’Abondance, et atteignait les 542 euros en zone de Beaufort ! » (ici)

 

Kolkhoze ou marques ?

Selon Europe 1, le « secret est un fonctionnement en coopératives ».

Pourquoi pas en kolkhoze, tant qu’on y est ? Il n’y a rien de plus faux.

Le secret est le bénéfice du label Beaufort. Le « prince des gruyères » est produit sur un territoire circonscrit à 410 000 hectares – soit 4100 km2 (si Bruno me lit), et cette « marque » garantit que la concurrence est limitée à cette zone. La transformation est d’autant plus limitante qu’il faut environ 10 kilogrammes de lait cru pour élaborer un kilogramme de fromage.

Encore plus confidentiel, le Tamié n’est produit qu’avec le lait de six fermes, et en quantité limitée à moins de 200 tonnes par an. L’abbaye du même nom possède la marque.

À Rungis, le Beaufort et le Reblochon se vendent à pratiquement 10 fois le prix du lait ordinaire (ici et ), compte tenu de la quantité de lait qu’il faut pour produire un kilogramme de fromage.

Les AOC, AOP et IGP jouent le même rôle qu’une marque de luxe en restreignant la production potentielle. L’idée n’est pas nouvelle. Les Grecs et les Romains utilisaient déjà un tel stratagème pour vendre leurs produits à des prix plus élevés que leurs concurrents (ici et ).

Pour l’État, établir des AOC ne coûte quasiment rien, et la défense des droits de propriété intellectuelle est dans ses prérogatives régaliennes.

Autant il est illusoire d’espérer rapidement transformer l’économie française pour la ramener au niveau de l’Irlande, autant il serait probablement relativement politiquement expédiant de convaincre la puissance publique de créer – ou de simplement reconnaître – des zones nouvelles – ou déjà existantes – et de donner aux producteurs un moyen de rentabiliser leurs produits en intégrant verticalement leurs productions.

Le fromage n’est évidemment qu’un exemple parmi d’autres dérivés possibles, et de très nombreux agriculteurs font déjà d’énormes efforts pour essayer d’écouler leurs produits à travers des coopératives.

Mais contrairement à ce qu’en pense Europe 1, ce n’est pas la panacée, à moins que la coopérative en question bénéficie d’une marque reconnue : il est illusoire de vouloir faire mieux que Lactalis ou Danone. Le « secret » n’est pas dans l’industrialisation, mais dans la différentiation des produits : personne ne peut faire du Beaufort en dehors de la zone.

Ce ne serait pas une solution instantanée – il a fallu des décennies pour que Beaufort établisse sa suprématie économique – mais elle aurait le mérite de ne pas distordre le marché une fois de plus en créant de faux droits, tout en flouant le consommateur et le contribuable.

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  • « A part pour l’existence de routes »…
    Prenez un camion de lait, et regardez combien ronds-points, rétrécissements à l’entrée et à la sortie de chaque village, chemins trop étroits et accotements instables, compliquent le trajet de la ferme à la laiterie.

  • Sujet complexe. C’est sur que les AOC… sont des solutions de niche efficaces, notamment pour sauver les productions de qualité mais est ce suffisant? Seule les clients à revenu conséquents peuvent se permettre de payer plus cher. Qu’en sera t il avec la disparition de la classe moyenne. Qu’on soit riche ou pauvre, on ne mange qu’une fois par repas… C’est une bonne solution, mais a mon avis ne réglera pas tout.
    En sus de la production, les agriculteurs ont un rôle important dans l’entretient de la nature et de nos paysages. La stricte application de la loi du marché conduit à la disparition de races, de types de culture dans certaines régions… De plus les fermes énormes ne sont peut être pas la panacée des paysans, ils brassent des chiffres d’affaire colossaux et deviennent esclaves de leur exploitations. Enfin le rôle de « certaines banques » a pu conduire (au moins a une époque) à des exagérations sur l’offre vis à vis de la demande qui ont conduit beaucoup de paysans à la faillite.

    Sans parler des impôts et autres entraves générées par le gouvernement (interdiction d’arrosage, interdiction de phyto autorisés chez les voisins par ex.), il y a aussi une forte dispersion liée à la diversité des terres, du climat… On voit que les diverses actions des politiques ont généralement des effets pervers, les subventions conduisent certains paysans à cultiver des primes plutôt que des produits alimentaires… C’est pas simple!

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Dans la première partie, nous avons vu que cette question est mal posée : la répartition de la part des différents acteurs dans le prix final du lait ne laisse presque aucune marge nette à aucun d’entre eux.

À part l’État lui-même – qui extrait visiblement plus de la moitié du prix du lait à son propre profit – la comptabilité des agriculteurs, des entreprises agro-alimentaires et des grandes sur... Poursuivre la lecture

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