Le prix du lait : mythes et réalités d’un défi économique (2)

Les solutions proposées pour fixer le prix du lait, telles que l’imposition de prix planchers en grande surface ou la rémunération des facteurs de production à leur coût, sont inefficaces et risquent d’aggraver la crise agricole.

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Le prix du lait : mythes et réalités d’un défi économique (2)

Publié le 16 juillet 2023
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Première partie de cette série ici.

 

Quel devrait être le prix d’une bouteille de lait dans les grandes surfaces ?

Dans la première partie, nous avons vu que cette question est mal posée : la répartition de la part des différents acteurs dans le prix final du lait ne laisse presque aucune marge nette à aucun d’entre eux.

À part l’État lui-même – qui extrait visiblement plus de la moitié du prix du lait à son propre profit – la comptabilité des agriculteurs, des entreprises agro-alimentaires et des grandes surfaces sont, soit dans le rouge, soit à peine à l’équilibre.

Dans ce contexte, les syndicats de producteurs de lait proposent pourtant deux solutions qui consistent respectivement

  • soit à fixer les prix en grande surface,
  • soit à rémunérer les facteurs de production à leur coût.

 

Solution à la française

Dans un système d’économie centralisée où les prix sont décidés par un bureaucrate, il est d’usage de déclarer que le prix à la consommation est le coût total de production – y compris les intermédiaires – auquel s’ajouterait une marge « juste ».

Comme la France est pétrie de marxisme, la question est donc ainsi abordée. TF1 envoie un reporteur qui pose la question : « Lait : quel est le juste prix ? »

On apprend alors que le juste prix est de un euro le litre.

C’est une excellente nouvelle pour tous ceux qui n’ont pas passé une partie de leur vie à apprendre puis à enseigner la micro-économie : ça ne servait à rien. Pour régler un problème sociétal sérieux, né d’une gestion publique calamiteuse, il suffit d’aller faire un peu de journalisme et de se trouver un job de stagiaire à TF1…

Il « suffirait » donc que le gouvernement décrète des prix planchers de 550 euros les 1000 litres à la production, et de 1000 euros à la consommation, et tout le monde serait content.

Tout le monde ? Non, évidemment le consommateur verrait le prix du lait augmenter au supermarché du coin de sa rue.

Certains agriculteurs pensent sérieusement que si les grandes surfaces avaient interdiction de vendre le lait à moins de un euro le litre, la situation s’améliorerait.

 

Élasticité-prix

C’est faire l’impasse complète sur la notion d’élasticité-prix : lorsqu’un prix augmente, les consommateurs achètent moins d’un produit.

En supposant que l’élasticité-prix avoisinerait la valeur de -1,00, une hausse de 20 % du prix du lait en grande surface conduirait à une baisse équivalente de la consommation. Les producteurs ne verraient pas la forte hausse des prix qu’ils espèrent. En fait, ils se retrouveraient au contraire avec des milliers de litres sur les bras.

On dit généralement que les produits de première nécessité sont inélastiques par rapport aux produits de luxe. En particulier, le lait liquide a longtemps été considéré comme l’une des matières premières les plus inélastiques par rapport aux prix.

Dans les années 1990, j’enseignais que la plupart des estimations économétriques de l’élasticité-prix de la demande de produits de première nécessité étaient nettement inférieures à l’unité ; comme l’avaient, par exemple, montré le professeur Brian Gould et alii dans « The Demand for Fluid Milk Products in the U.S. » dans le Western Journal of Agricultural Economics (15(1): 1-12) en 1990.

Dans une compilation de 160 études américaines antérieures à 2010, la professeur Tatiana Andreïeva et alii avaient d’ailleurs dérivé la valeur absolue de la moyenne l’élasticité-prix des catégories aliments et boissons. La valeur de la catégorie lait était de -0,59, ce qui est relativement inélastique, selon leurs recherches publiées dans l’American Journal of Public Health (100(2): 216–222) en 2010.

Mais, même à ce faible niveau, il n’y a aucune chance que l’imposition d’un prix du lait à un euro dans les grandes surfaces n’aboutisse pas à une catastrophe pour les producteurs au lieu d’être la mesure miracle.

À ce niveau d’élasticité de la demande, la hausse du prix du lait de près de 20 % résulterait en une baisse de la consommation d’environ 12 %. Peut-être que de rares exploitants bénéficieraient de quelques euros en plus mais, globalement, de nombreuses fermes disparaîtraient.

Cependant, au sein du groupe de produits essentiels à la vie, il est difficile de différencier les produits laitiers à l’aide de facteurs autres que le prix et de nombreux détaillants alimentaires affirment que la demande de lait liquide est beaucoup plus sensible aux prix qu’auparavant.

Je n’ai aucune idée de quelle pourrait être l’élasticité-prix du lait en France, car ce n’est pas le genre de questions pratiques sur lesquelles se jettent les experts de l’INSEE, bien trop occupés avec les grands équilibres macro-économiques keynésiens. En ce moment, ils sont sûrement accaparés par le chiffrage de la micro-baisse d’impôts annoncée le 15 mai (et dont nous sommes toujours, hélas, sans aucune nouvelle malgré les recherches des secours, qui craignent le pire.)

L’absence d’études françaises sérieuses est déplorable. À quoi paie-t-on les fonctionnaires de l’INSEE et des universités ? Les seules études en langue française sont soit canadiennes (ici) soit franchement anciennes ().

À défaut, nous pouvons nous référer aux études américaines du Département de l’agriculture qui donne des élasticités comprises entre -1,26 et -1,65 pour les différents types de lait, selon le bulletin 1928 de l’Economic Research Service de décembre 2010.

Ces chiffres sont comparables à ceux trouvés par Natsuki Sano et alii dans leur article « Evaluation of Price Elasticity and Brand Loyalty in Milk Products » sur les élasticités-prix des produits laitiers au Japon dans Procedia Computer Science (35: 1482-1487) de 2014.

En Slovaquie, la demande de lait entier serait très élastique (-1,42) et celle de lait écrémé serait plus inélastique (-0,53) selon les professeurs Lucia Vargová et Martin Jamrich, dans les comptes rendus d’une conférence ITEMA de 2018.

À de tels niveaux, les espoirs des syndicalistes de l’agriculture seraient parfaitement vains… Ils ne sauveront pas les exploitations agricoles en difficulté avec une imposition des prix au niveau des grandes surfaces.

 

Une loi pour le lait ?

Mais qu’à cela ne tienne, dans la république du président le plus crasse en économie depuis, disons, messieurs Chirac, Hollande et Sarkozy, pour compenser les effets d’un prix minimum en grande surface, un énarque serait en charge d’inventer un « chèque lait » de 23,17 euros par an, obtenu sous condition de ressources (évidemment), qui « aiderait » les « familles les plus démunies » au nom de la « fraternité » et de la « solidarité » (bien sûr).

La « loi lait » contiendrait un volet sur la « concurrence » et « fixerait des règles du jeu équitables », c’est-à-dire contraindrait de façon absolument ridicule les marges des différents acteurs.

N’oublions pas l’inévitable subvention « bio » pour une filière qui aura tellement de producteurs qu’il sera bientôt impossible de trouver des débouchés.

Je plaisante, mais c’est exactement l’esprit de la stupide loi Egalim dont on se demande comment il est possible de trouver une majorité pour adopter une telle ineptie.

Comme le claironne Philippe Clément, président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitation agricoles des Vosges : « il y a un contexte législatif aujourd’hui qui s’appelle la loi Egalim. Cette loi doit permettre la rémunération des productions agricoles à partir de leurs coûts de production » (nos italiques).

À aucun moment cet individu ne songe que tous ses problèmes proviennent précisément de l’idée absurde de rémunérer la production à partir d’un coût de production. C’est absolument benêt !

Dans une économie libre, les entrepreneurs découvrent qu’il existe une opportunité de profit pur car les coûts sont plus bas que les prix de vente : ils se lancent alors dans l’activité en question.

La théorie de l’entrepreneur d’Israel Kirzner s’articule autour de la notion essentielle selon laquelle les entrepreneurs jouent un rôle crucial sur le marché en découvrant et en exploitant ces opportunités de profit.

Selon le professeur Kirzner, les entrepreneurs ne sont pas seulement des preneurs de risques, mais plutôt des individus alertes et vigilants, qui possèdent une capacité unique à identifier les lacunes du marché où des bénéfices peuvent être réalisés parce que la structure des prix est telle qu’il existe un écart entre la somme des coûts et les prix de vente d’un produit donné.

Les entrepreneurs sont ceux qui mobilisent des ressources pour saisir ces opportunités de « profit pur », qui fait référence aux revenus supplémentaires que les entrepreneurs peuvent capter en exploitant avec succès les opportunités du marché.

Contrairement au profit normal, qui rémunère les entrepreneurs pour leur temps et leur capital investis, le profit pur représente les rendements excédentaires qui découlent de la découverte et de l’exploitation entrepreneuriales d’opportunités jusque-là passées inaperçues : dans un tel contexte, les coûts de production ne jouent absolument aucun rôle sur la fixation des prix de vente.

Si un agriculteur découvrait une façon de produire le lait à 250 euros les mille litres, il n’y aurait aucune raison qu’il le vende à 255 euros si Lactalis l’achète à 483 euros en février 2023.

Le professeur Kirzner soutient que ces bénéfices résultent de la capacité de l’entrepreneur à identifier et à agir sur des informations que d’autres ont négligées, éliminant ainsi le potentiel d’arbitrage sur le marché. En identifiant les ressources sous-évaluées ou les demandes non satisfaites des consommateurs, les entrepreneurs peuvent créer de la valeur et réaliser des bénéfices purs en alignant les ressources de manière plus productive et efficace, bénéficiant ainsi à la société dans son ensemble.

Ces opportunités de profits purs potentiels créent une incitation permanente à la découverte de nouvelles techniques de production qui en retour augmentent la productivité et diminuent les coûts.

C’est à travers l’augmentation subséquente de la production, et donc de l’offre, que les prix baissent, et non par la baisse des coûts, qui, encore une fois, n’ont aucun rôle économique dans la fixation des prix sur les marchés libres, contrairement à ce que pense le ponctionnaire lambda de la DGCCRF.

Il est bien évident que c’est le type d’économie dans laquelle nous voulons vivre, plutôt que dans celle où les prix suivent un script écrit par un petit personnage gris, insipide et rigide du Directorat des Produits Laitiers du Commissariat Général des Plans Quinquennaux.

Si l’entrepreunariat consistait à démarrer une activité puis à demander à l’État d’imposer un prix supérieur au marché au motif que les coûts sont trop hauts, tous les secteurs de l’économie seraient en déficit.

Non seulement ces déficits s’accumuleraient un peu partout dans l’économie mais, rapidement, les coûts augmenteraient car il n’y aurait aucune incitation kirznérienne à trouver un moyen de mieux faire usage des ressources rares.

C’est exactement comme ceci que l’URSS essayait de fonctionner jusqu’à son effondrement, dont nous payons collectivement les pots cassés, aujourd’hui, en Ukraine, trente ans plus tard…

 

Conclusion

Les syndicats d’exploitants agricoles proposent donc de fausses solutions.

L’idée de fixer les prix en grande surface serait absolument catastrophique si les élasticités-prix en France étaient similaires à ce qu’elles sont partout ailleurs : les agriculteurs se retrouveraient avec des milliers de litres invendus du fait de la baisse de la consommation.

L’idée de rémunérer les facteurs de production à leur coût est anti-économique : elle empêcherait toute amélioration des techniques de production. À une époque où les fermes sont un lieu d’innovation technologique majeure, l’idée est simplement le meilleur moyen de se retrouver à la traîne face au reste de la zone économique européenne à brève échéance.

Dans la première partie, nous avons vu que la répartition du prix final d’un litre de lait n’est pas inique.

Dans cette partie, nous venons de voir que les deux principales propositions du monde syndical agricole sont le meilleur moyen pour les agriculteurs de se suicider économiquement.

Mais que faire alors ?

Avant de nous poser cette question, nous devrons prendre le temps de trouver pourquoi la situation a autant dégénéré au cours des 7 ou 8 dernières années. Après tout, pourquoi les prix du lait, qui étaient objectivement plus bas il y a dix ans, ne suffisent-ils plus à seulement couvrir les coûts des exploitations ?

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  • « C’est exactement comme ceci que l’URSS essayait de fonctionner jusqu’à son effondrement, dont nous payons collectivement les pots cassés, aujourd’hui, en Ukraine, trente ans plus tard… »
    Raccourci tout à fait saisissant qui, si il était pris au sérieux, dévaloriserait cet excellent article. Faisons comme si cette phrase n’avait pas été écrite…

    -4
  • Les agriculteurs, comme de nombreux français en général, portent une responsabilité dans leur problèmes, ils en appellent à l’état pour les favoriser …

    • Sans doute mais il suffit de discuter un peu avec l’un d’eux pour comprendre que l’agriculture est sans doute le second secteur d’activité le plus réglementé * qui soit. Paperasserie, temps perdu, fonctionnaires en pagaille, voilà où sont les coûts cachés qui crament les marges des agriculteurs.*
      A furore fonctionnarorum libera nos Domine !
      * J’écris le second car la banque est certainement en tête de ce triste palmarès.

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