Les animaux, ces inventeurs de génie

L’émergence de comportements inventifs chez les animaux remet en question notre conception de l’animalité et soulève de véritables enjeux philosophiques et scientifiques.

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Les animaux, ces inventeurs de génie

Publié le 17 juin 2023
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Par Mathilde Tahar.

 

Les animaux ne cessent de nous étonner pour le meilleur ou pour le pire, comme on l’a vu récemment avec ces attaques d’orques contre des bateaux en Espagne dont on ne connaît pas encore les causes. Ce qui est certain c’est que les animaux sont capables de développer des comportements inhabituels, voire réellement nouveaux.

Depuis plusieurs décennies, les biologistes observent de nouveaux comportements extraordinaires. Ces comportements ne sont explicables ni seulement par la génétique ni seulement par l’interaction avec l’environnement. Il semble que les animaux les aient inventés.

Cette faculté d’invention vient donc bouleverser notre conception de l’animalité, non seulement sur le plan scientifique, mais aussi philosophique. Si la philosophie a accordé, au cours des siècles, sensibilité, faculté de choix, capacité de signifier, et même d’apprendre aux animaux, la créativité a toujours été considérée comme l’apanage de l’être humain. Pourtant, les animaux inventent. Et c’est sur ce phénomène fascinant que portent mes recherches depuis 2022. Dans un travail à la croisée entre philosophie et biologie du comportement animal, je cherche à comprendre comment les animaux inventent, ce que cela change pour eux, mais aussi pour notre compréhension du monde vivant.

 

Mésanges, macaques ou hérons : des animaux inventeurs

Depuis un siècle, les éthologues s’intéressent aux inventions et innovations animales. On parle d’invention quand les animaux manifestent un comportement nouveau. Une innovation est une invention qui s’est répandue et stabilisée dans la population.

Le premier cas d’innovation identifié est celui des mésanges et des bouteilles de lait, dans le sud de l’Angleterre. Dans les années 1920, les bouteilles de lait étaient livrées devant les maisons, scellées par des opercules. Mais bien souvent, lorsque les gens récupéraient leur bouteille, ils découvraient l’opercule percé et le lait entamé. On a fini par découvrir que des mésanges charbonnières et des mésanges bleues étaient responsables de ce méfait. Cette innovation, observée pour la première fois à Swaythling en 1921, s’est répandue sur plus de trente sites vingt ans plus tard.

Le lavage des patates douces par les macaques de l’île de Kōshima/Issekinicho.

Un autre exemple connu est celui du lavage de patates douces par les macaques de l’île de Kōshima au Japon. Pour faire sortir les macaques, les chercheurs laissaient des patates douces sur la plage. Les singes les récupéraient, enlevaient le sable, et les mangeaient. Cependant, en 1953, une jeune femelle, Imo, a été observée en train de laver ses patates dans la rivière. Ce comportement inédit s’est rapidement répandu au sein de la communauté. Et Imo ne s’est pas arrêtée là : elle a ensuite commencé à emmener ses patates à l’océan et à les plonger dans l’eau salée avant chaque bouchée (pour le goût ?), transformant ainsi sa première invention.

Depuis, les exemples se sont multipliés. On pourrait citer les hérons qui font tomber des objets dans l’eau pour attirer les poissons.

Parce que certaines inventions se répandent et se stabilisent dans la population et que quelques-unes sont adaptatives, elles jouent un rôle dans les dynamiques écologiques et transforment parfois les pressions sélectives. Ainsi, ces découvertes complexifient considérablement notre compréhension de l’évolution. Mais mes travaux cherchent également à comprendre comment elles bouleversent notre approche philosophique de l’animalité.

 

L’animal, l’invention et le jeu

Cela fait longtemps que l’on ne pense plus l’animal sur le modèle cartésien de l’animal-machine. On sait que l’animal peut sentir, signifier, et même choisir son action. On reconnaît volontiers qu’il y a bien un machiniste dans la machine. Cependant, l’animal ne saurait inventer.

La tradition philosophique veut, en effet, que l’invention soit le privilège de l’être humain. Ce privilège repose sur notre capacité à prendre de la distance et à jouer avec les éléments de notre environnement. L’invention ne peut survenir que s’il y a un décalage entre la perception et l’action, si les comportements typiques ne sont pas automatiquement déclenchés par le milieu. C’est ce décalage qui nous permet de détourner et de réinventer la relation habituelle avec l’environnement. Or, ce n’est possible que si le rapport avec le monde est ambigu, si les objets du monde n’ont pas un sens univoque, nous imposant une action unique. C’est cette non-univocité qui nous permet de faire preuve d’invention en détournant les objets de leur sens premier (par exemple lorsqu’on utilise une loupe pour faire du feu).

Et c’est justement ce que la tradition philosophique refuse aux animaux. L’animal se déplacerait dans un milieu non ambigu, sans virtualité, toujours dans le présent de son action concrète.

À l’inverse, la spécificité de notre conscience serait d’ouvrir un monde chargé d’imaginaire, de virtuel. Preuve en est : l’être humain est capable de faire semblant, c’est-à-dire de jouer avec le réel, de détourner les objets, les mots, les situations pour leur donner une signification nouvelle. Selon la logique de cette tradition philosophique, qui semble avoir oublié les pages émouvantes que Montaigne consacrait au jeu avec sa chatte, les animaux devraient être incapables de jouer.

Et pourtant ils jouent. Ou du moins la plupart d’entre eux jouent : les mammifères terrestres et marin, les oiseaux ou les reptiles, aussi bien les animaux domestiques que les animaux sauvages. Le jeu donne ainsi à voir chez des animaux cette faculté de se détacher du rapport immédiat avec l’environnement que les philosophes ont identifiée comme condition de l’inventivité et qui était censée être l’apanage de l’être humain.

 

Le jeu, terrain de recherches privilégié

Ainsi, mes recherches sur l’invention animale m’ont amenée à étudier le jeu.

Il est une activité motrice qui ne semble pas avoir de bénéfices adaptatifs à court terme, qui est initiée de façon spontanée, et dans laquelle des schémas moteurs provenant d’autres contextes sont utilisés sous des formes modifiées (les mouvements prennent une forme différente, souvent exagérée) et/ou selon une séquence temporelle altérée (les mouvements ne sont pas effectués selon l’ordre habituel). Compte tenu de son inutilité, le jeu se produit lorsque les animaux se sentent en sécurité.

Dans le jeu, les animaux se meuvent dans une situation fictive : le chat joue comme si la balle était une souris, les louveteaux jouent comme s’ils étaient en train de chasser, les hyènes jouent comme si elles étaient en train de se battre.

Ce comme si ne résulte pas d’une erreur de jugement de la part des animaux, puisque certains sont capables de communiquer la dimension fictive de la situation. C’est le cas notamment chez les hyènes : par un ensemble de signaux, notamment en présentant à leur partenaire une bouche ouverte, un peu relâchée, la hyène peut communiquer à son partenaire qu’il ne s’agit pas d’un combat réel, mais ludique.

Le jeu manifeste donc bien la création active d’un virtuel, une prise de distance avec le concret qui est la condition de possibilité de l’invention. Et en effet, dans le jeu, non seulement les comportements sont détournés de leurs fonctions, mais ils sont très flexibles, et prennent parfois des formes réellement nouvelles. Le jeu est ainsi un terrain de recherche privilégié pour étudier l’invention non humaine. Mais c’est aussi certainement un terrain de recherche privilégié pour l’animal lui-même. Étant donné que le jeu ne se produit que dans des situations non dangereuses, il permet aux animaux de tester de nouveaux comportements sans courir de risques.

 

Perspectives de recherche

Des chercheurs ont fait l’hypothèse que le jeu permettrait à l’animal d’accroître sa flexibilité comportementale, et de s’entraîner à répondre de manière innovante à des situations imprévisibles. Sans aller jusqu’à dire que le jeu a évolué pour cette fonction, mon hypothèse est qu’il est en effet probable que les activités ludiques favorisent l’adaptabilité de l’individu en développant sa capacité d’invention. Le jeu pourrait ainsi faciliter l’apparition d’innovations qui n’auraient peut-être pas vu le jour autrement.

La chasse coopérative des baleines à bosse/National Geographic Wild France.

Un exemple pour l’instant hypothétique est celui du filet de bulles utilisé par les baleines à bosse lorsqu’elles chassent en groupe. Une baleine forme un tube de bulles, à l’intérieur duquel elle piège les poissons qui ne peuvent passer au travers des bulles épaisses. Pendant ce temps, les autres baleines nagent vers la surface à l’intérieur du filet, engloutissant au passage leurs proies. Cet ingénieux piège peut prendre des formes plus ou moins sophistiquées. Si on sait que ce comportement n’est pas inné, nous n’avons pas encore identifié son origine. Mais étant donné que de nombreux cétacés utilisent des bulles pour jouer, il est vraisemblable que ce comportement prédateur ait été inventé au cours du jeu.

Si l’hypothèse se vérifiait, cela signifierait que le jeu pourrait faciliter l’apparition de nouveaux comportements adaptatifs. Ainsi, les individus (et/ou les espèces) les plus joueurs seraient aussi les plus susceptibles d’envahir de nouvelles niches. L’étude du jeu animal nous permettrait à la fois de mieux comprendre le processus d’invention chez les animaux, et d’enrichir notre compréhension des processus adaptatifs.

 

 

Mathilde Tahar, Docteure en philosophie de la biologie, ATER, Université de Lille

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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  • Mes chiens sont très joueurs, mais n’ont manifestement pas du tout envie d’envahir de nouvelles niches.

  • Passionnant . Oui bien sûr l’intelligence et l’innovation n’est pas qu’humaine . A ceux qui pensent que l homme a « domestiqué » certains animaux , je ne serais pas étonnée que certains animaux pensent l’inverse (les chats , certains chiens et mêmes chevaux) . Ce choix d’avoir fait confiance à l’homme , ce pari insensé , a été un choix majeur d’innovation (pour un herbivore qui fuit, faire confiance à son chasseur, le porter sur son dos ?!, ils ont même réussi à nous dégouter de les manger !) . Quand j’observe les animaux , la première chose que je regarde est la curiosité , les plus curieux sont souvent les plus intelligents , ils jouent beaucoup et emm*rdent leurs congénères, ils sont les plus difficiles à éduquer , ils testent plus , tirent au flanc, s’ennuient plus quand il y a répétition des apprentissages , bref de vrais HPI ! Un de mes chevaux savait défaire des noeuds , ouvrir des portes , ouvrir à ses copains et faire un casse dans la graineterie… un cauchemar pour les cavaliers débutants et pas facile pour les aguerris , de race l’anglo arabe , race française , comme par hasard … les chiens ne font pas des chats dit on …

  • L’invention n’est pas l’apanage de l’humain. Les animaux en sont capables aussi. Et Descartes était un imb.cile.
    Pareil pour le jeu. Pourquoi les animaux jouent-ils ? Pour la même raison que nous jouons.

    • @abon Comme tout spécialiste , il voulait tout expliquer en fonction de sa spécialité , faire entrer le monde dans sa bouteille , comme le génie qu’il était et qui en était sorti . Mais les philosophes de tout poils ne font ils pas ainsi ?

      • Tandis que certains, comme Montaigne ou Pascal, écrivirent les plus belles pages de la philosophie dans le silence de leur chambre, d’autres, comme Descartes, bien que voyageant, ne purent s’empêcher de sortir des fadaises.
        Un peu d’observation et d’humilité suffisent pourtant pour déterminer que les animaux ne sont pas plus bêtes que nous.

    • Descartes a eu tort de dire « je pense donc je suis ». Il aurait mieux fait et été plus avisé de dire « je suis donc je pense ». Ce n’est pas le fait de penser qui détermine celui d’être ou de ne pas être, c’est le fait d’être qui détermine celui de penser (il n’y a pas de « ne pas penser » à la fin). Dès ors que l’on est un être vivant l’on pense. Pas besoin de cerveau pour penser. Par exemple : les bactéries (organismes unicellulaires) n’ont pas de cerveau, les virus (simples assemblages d’ADN et d’ARN) n’ont pas de cerveau et ils sont suffisamment intelligents naturellement pour damer le pion aux supposés plus grands scientifiques humains qui sont obligés de recourir à la pharmacie et à la technologie pour batailler contre eux.

  • Il y a 6 ans, j’ai recueilli une petite chatte qui devait avoir 6 mois à l’époque. Elle a tout fait pour se faire adopter tout en gardant un petit côté indépendant. Cependant elle a développé un attrait tout particulier pour les personnes qui bricolent et elle se permet de sauter sur mes épaules pour voir ce que je bricole dans mon moteur par exemple. Si c’est le voisin qui bricole, elle va le voir et fait de même! Elle est parfaitement adaptée à la circulation, n’a absolument pas peur des voitures, mais sait les éviter quand elles présentent un danger. Aucune machine bruyante ne lui fait peur au contraire elle s’approche pour voir ce que je perce ou scie dans mon atelier. Quand elle veut jouer, elle va aller chercher des bonbons dans une coupe, les sortir habilement avec sa patte et se sauver avec dans une course endiablée!

  • On dit de la religion catholique que c’est « une secte qui a réussi ». Ne peut-on pas dire aussi de l’humain que c’est « un mammifère qui a réussi » ?

  • Avatar
    jacques lemiere
    17 juin 2023 at 20 h 25 min

    l’homme s’ets longtemps prétendu le seul intelligent.. tout en ayant un mal…de chien..à définir celle ci pour pouvoir souvent en exclure les animaux;.

  • les orques chassent en meute.. avec beaucoup d’intelligence ; j ai eu un Beauceron remarquable et assez tyrannique pour demander de jouer. à la balle .Un jour je regardais, à la TV. un match de tennis , le chien est arrivé il était comme un fou,il voulait attraper la balle qu il voyait sur l ‘écran je l’ai grondé en lui disant NON peu de temps après sur un service, il est allé voir derrière la TV pour attraper la balle,;rien… il est revenu devant l’écran, nouvelle balle il se précipite derrière l’écran rien..je lis dans son regard son incrédulité il revient à cote de moi et continue regarder le match, sans rien dire , apparemment il aimait bien ..il avait compris que ce qu il voyait etait factice .vous appelez cela comment ?

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