En Russie, la littérature pour enfants devient une arme de propagande

Lorsque la littérature pour enfants devient une arme de propagande, le pouvoir utilise la censure pour restreindre l’accès des lecteurs aux textes qui, de son point de vue, menacent l’idéologie dominante.

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En Russie, la littérature pour enfants devient une arme de propagande

Publié le 12 février 2023
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Par Laure Thibonnier-Limpek et Svetlana Maslinskaia.

 

En Russie, l’offre culturelle se transforme sous l’effet indirect des lois adoptées par les députés depuis le 24 février 2022. C’est notamment le cas dans le domaine de la littérature jeunesse, où des activistes et des spécialistes des questions culturelles favorables au régime ont appelé à restreindre l’accès des jeunes lecteurs à certains livres, voire à les interdire, visant surtout les ouvrages qui diffuseraient les «valeurs occidentales », comme ceux de J. K. Rowling.

Le 13 décembre 2022, Vladimir Poutine a appelé le gouvernement à adopter des mesures susceptibles de populariser parmi la jeunesse « les héros de l’histoire et du folklore russe conformes aux valeurs traditionnelles ». Un objectif immédiatement soutenu par une partie des spécialistes des politiques culturelles.

Il existe en Europe une tradition de régulation de la lecture enfantine par les adultes afin de transmettre à la jeune génération des connaissances et des valeurs communes. Généralement, les États optent pour la voie de la recommandation : ils font élaborer et diffusent des listes d’œuvres dont la lecture est recommandée aux enfants. Mais lorsque la littérature pour enfants devient une arme de propagande, le pouvoir utilise la censure pour restreindre l’accès des lecteurs aux textes qui, de son point de vue, menacent l’idéologie dominante. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Russie.

 

La doctrine patriotique et les livres pour enfants dans la Russie actuelle

Désormais, la politique russe en matière de littérature jeunesse repose principalement sur l’idée que celle-ci doit transmettre des « valeurs spirituelles et morales traditionnelles » qui seraient propres à la Russie. Plusieurs lois fédérales encadrent l’édition jeunesse :

 

Ce dernier document définit ainsi les « valeurs spirituelles et morales traditionnelles » :

«La vie, la dignité, les droits et libertés de l’Homme, le patriotisme, le sens civique, le service de la Patrie et la responsabilité envers son destin, de hauts idéaux moraux, une famille solide, un travail créatif, la priorité du spirituel sur le matériel, l’humanisme, la charité, la justice, l’esprit collectif, l’entraide et le respect mutuel, la mémoire historique et la continuité des générations, l’unité des peuples de Russie. »

Le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, Nikolaï Patrouchev, a déclaré le 30 mai 2022 que l’État devait commander plus de produits culturels susceptibles de « préserver la mémoire historique, susciter la fierté nationale et la formation d’une société civile mature consciente du rôle qu’elle a à jouer dans son développement et sa prospérité ».

Selon la vision conservatrice du gouvernement, la Russie aurait été tout au long de son histoire encerclée par des ennemis déterminés à la détruire. Cette volonté de démantèlement de la Russie aurait culminé avec la Seconde Guerre mondiale, laquelle est largement ramenée, dans le récit déployé par les autorités russes, au triomphe de l’URSS sur le nazisme allemand, triomphe dont la Russie actuelle serait la seule héritière.

L’art et l’éducation doivent donc inculquer aux jeunes cette idée que la Russie d’aujourd’hui est avant tout le pays qui a sauvé le monde du nazisme en un effort héroïque dont aucun aspect ne saurait être remis en question. Les évocations de faits historiques susceptibles d’assombrir cette vision irénique (rappel du pacte Molotov-Ribbentrop, des erreurs des dirigeants, de la quantité colossale des pertes humaines dont une partie au moins aurait probablement pu être évitée, etc.) sont considérées comme des falsifications de l’histoire et sont poursuivies en vertu de la loi fédérale n°278-FZ du 01.07.2021 Sur les modifications de la loi fédérale « Sur la commémoration de la victoire du peuple soviétique dans la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 ».

 

« L’Arbre de Noël d’armoise »

Les mésaventures que subit actuellement le roman d’Olga Kolpakova L’Arbre de Noël d’armoise illustrent parfaitement les conséquences du durcissement du régime sur ces questions.

Le livre, sorti en 2014 chez la maison d’édition Kompas Guide, a remporté en 2019 le prix Piotr Erchov, attribué à des ouvrages destinés à la jeunesse, dans la catégorie « meilleure œuvre patriotique pour la jeunesse ».

Cependant, à l’été 2022, le département de politique intérieure de la région de Sverdlovsk (Oural) a donné aux bibliothèques la consigne orale de retirer le livre du libre-accès. Les bibliothèques ne peuvent plus prêter ce livre aux mineurs, ni l’utiliser dans leurs manifestations à destination du jeune public. Comment un livre jusque là salué par les enseignants et les fonctionnaires a-t-il pu faire l’objet d’une telle interdiction ?

La protagoniste du roman, qui se déroule durant la Seconde Guerre mondiale, est une fillette de cinq ans, Marihe, du diminutif allemand Mariechen (petite Marie). Elle vit près de Rostov-sur-le-Don avec sa famille qui parle allemand et ne connaît que quelques rudiments de russe car elle appartient au groupe des Allemands de Russie.

De même que les Allemands de la Volga, dont le sort tragique est plus connu, ces Soviétiques descendent des populations germaniques installées dans l’Empire de Russie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Catherine II les avait invitées pour peupler et cultiver les terres nouvellement rattachées à l’Empire de Russie dans les régions de la Volga, du sud de la Russie et de l’est de l’Ukraine actuelles. Dans les quelque 150 années suivantes, il n’y a pas eu, les concernant, de politique de russification ni d’assimilation massive. Les communautés allemandes formaient des villages entiers. La pénétration de la langue russe s’est faite de manière hétérogène, au gré des trajectoires sociales. La différence de religion a joué un rôle, limitant les mariages interconfessionnels dans lesquels le russe aurait pu devenir la langue commune. L’école n’a pas non plus pu imposer la langue russe puisqu’elle n’était pas obligatoire.

En 1941, lorsque l’avancée des troupes nazies menace ces régions, les hommes valides sont envoyés au front et leurs familles, dont celle de Marihe, sont déportées en Oural et en Sibérie.

La narration est menée du point de vue de la fillette. Ainsi, l’auteure décrit les événements historiques des années 1941-1942 tels qu’ils ont pu être perçus par un jeune enfant. Ce texte écrit « en se mettant à genoux », selon l’expression d’Erich Kästner, ce regard enfantin, construit une voix narrative sincère et chargée d’émotions exprimant une nette position antifasciste.

Kolpakova puise aussi dans la tradition littéraire des XIXe et XXe siècles pour décrire l’enfance malheureuse de Marihe. L’intrigue reprend les événements majeurs de cette représentation : la séparation avec un des parents, l’errance, la vie chez des étrangers, la mort d’un proche (frère, sœur, mère ou père), l’éloignement puis la rencontre fortuite avec des amis ou des parents, la faim, le dénuement, la maladie, l’aide providentielle d’étrangers, le travail physique éprouvant…

La fillette décrit ainsi la faim :

Au printemps, ma grand-mère s’est mise à faire de la soupe avec des orties, des pissenlits et de l’aneth. Parfois, Lilia allait chercher de l’oseille dans la montagne. De l’eau et des orties, ce n’est vraiment pas bon, surtout sans sel ni pommes de terre. Je pleurais, je ne voulais pas manger cette mixture.

Ces privations matérielles sont présentées comme des épreuves qui font grandir.

Le regard naïf porté par Marihe sur le contexte politique est contrebalancé par la prise de position tranchée de l’auteur contre le fascisme. L’enfant donne sa tonalité éthique au récit :

« Dans toute nation, il y a des gentils et des méchants, des personnes bonnes et mauvaises, cupides et généreuses. Ceux qu’on appelait désormais « nazis”, c’étaient les Allemands méchants. Voilà ce que papa avait dit. »

 

Censure et harcèlement

Mais en juin 2022, dans le cadre de ses charges administratives, Ivan Popp, maître de conférences à l’Université pédagogique de l’Oural, expertise le livre à la demande du gouvernement de la région de Sverdlovsk.

Selon ses conclusions, le roman « déforme les faits historiques, spécule et invente des légendes » et « suivant la tendance libérale européenne, compare l’Union soviétique avec l’Allemagne fasciste […], falsifie les faits historiques et discrédite les dirigeants et l’histoire » russes. Svetlana Outchaïkina, ministre de la Culture de la région de Sverdlovsk, s’est appuyée sur cette analyse pour exiger, à travers une circulaire confidentielle, le retrait du livre des bibliothèques pour enfants.

À la mi-juillet 2022, Olga Kolpakova met en ligne le texte de Popp et rapporte des cas de retrait de l’ouvrage du libre accès de certaines bibliothèques. Cette annonce émeut les écrivains pour la jeunesse et les spécialistes de la lecture enfantine qui publient sur les réseaux sociaux des textes soutenant le roman et critiquant l’analyse qu’en a faite Popp, et qui continuent de relayer les annonces relatives à sa situation. Des écrivains ont aussi lancé un mouvement pour soutenir financièrement l’auteur et son éditeur. Le Moskauer Deutsche Zeitung, revue bihebdomadaire rédigée en allemand et russe, a pris position en faveur du livre et des écrivains pour enfants ont écrit au gouvernement de la région de Sverdlovsk pour défendre l’ouvrage et son auteure. Evguéni Roïzman, ancien maire d’Ekaterinbourg (la plus grande ville de l’Oural) aujourd’hui prisonnier politique, a également soutenu le livre. L’éditeur a demandé à l’Institut de littérature de l’Académie des sciences russe, la Maison Pouchkine, de procéder à une analyse littéraire du roman.

Ce rapport d’expertise, rédigé par le Centre de recherche sur la littérature pour enfants, souligne la qualité littéraire et didactique du roman de Kolpakova. Après l’avoir lu, le gouverneur de la région de Sverdlovsk, Evguéni Kouïvachev, a déclaré en août 2022 que l’interdiction du livre était inadmissible.

Aucune décision officielle n’a suivi, si bien que les bibliothèques continuent de retirer le roman de leurs rayons.

Malgré la chape de plomb qui pèse sur la Russie aujourd’hui, ce soutien multiforme, y compris de la part d’un responsable haut placé comme Kouïvachev, montre qu’il existe quand même encore un petit espace de débat dans la Russie d’aujourd’hui. Pour autant, à l’instar du sort réservé au livre Un Été en cravate de pionnier, d’Elena Silvanova et Katerina Malisova, faisant l’objet de poursuites pour propagande LGBT+, la censure de L’Arbre de Noël d’armoise fait peser de sérieuses inquiétudes sur le climat intellectuel dans lequel grandissent les enfants russes. Cet épisode révèle des mécanismes de contrôle des esprits dont l’impact sur la société russe risque de se faire sentir encore longtemps.The Conversation

 

 

Laure Thibonnier-Limpek, Enseignant-Chercheur à l’Institut des Langues et Cultures d’Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie (ILCEA4), membre du Centre d’Etudes Slaves Contemporaines, Université Grenoble Alpes (UGA) et Svetlana Maslinskaia, Professeur de littérature russe invitée à l’ILCEA, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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  • En France, ça fait longtemps que les lectures des enfants et que l’Éducation Nationale sont une arme de propagande de l’État.
    Une propagande socialiste et écologiste qui bourre le mou des enfants de théories non démontrées. L’éducation devrait leur donner des armes pour se faire eux-mêmes leurs opinions mais en pratique on leur dicte la «Vérité»

    • Tout à fait d’accord. Et ça ne s’arrange pas. Il suffit de lire les livres d’histoire ou d’économie pour comprendre à quel point les esprits sont manipulés par notre état qui se dit démocrate. Nous sommes un peuple de sales colonialistes exploiteurs. Mes grands parents en faisaient partie. Ma grand-mère était issue d’une fraterie de 9 enfants à Oran. Ses parents étaient tellement riches et exploiteurs qu’ils n’avaient pas d’argent pour se nourrir et ont donné ma grand mère comme bonne à tout faire à l’âge de 12 ans à un couple de diplomates qu’elle a du suivre au gré de leurs mutations jusqu’à sa majorité. Et mon grand-père était chauffeur routier pour la Mobil oil Company au Maroc. Quand il y est arrivé par bateau pour son service militaire, Casablanca était un petit port de pêche où les cargos ne pouvaient pas mouiller, et était un marais infesté par le typhus et la malaria. 50% de son contingent y est mort. Quand il est parti à la retraite, Casablanca était une ville moderne avec un port en eau profonde, des hôpitaux, etc.
      Il est vrai qu’il y a eu aux Antilles des transferts d’esclaves depuis l’Afrique. Mais leurs descendants actuels, 100 ans plus tard, sont éduqués, soignés, assistés comme tout autre français : combien sont prêts à retourner définitivement dans leur chère Afrique même dans un voyage tout frais payé en 1iere classe ? Aucun, sinon ils l’auraient déjà fait.
      Il faut culpabiliser l’homme blanc. C’est vrai qu’il n’a pas inventé l’électricité, les vaccins, la médecine moderne, le téléphone, la confection de vêtements, le train, les avions et voitures, les toilettes, l’hygiène, le traitement de l’eau, l’agriculture pour nourrir la planète, la démocratie, le vote, etc.
      Qu’on serait bien sans cette civilisation d’hommes blancs esclavagistes, exploiteurs, racistes, tueurs, etc ! Ce que, bien sûr, ne sont pas les autres races.

    • pas de l’etat mais des ideologies du système éducatif..
      ce qui est remarquable en france est que les personnels de led nat..sont en lutte idéologiques avec les gouvernements.. et ne s’accordentavec ceux ci que sur un point;.. que l’état s’coccupe d’education.. malheureusement ceci est peu mis en doute par la majorité des française ..

      on a toujours et encore des personnes qui…en appellent à l’action de « l’état » et qui sans outer refuse avec violence l’ action des gouvernements et peuvent à juste titre rappeler la somme des erreurs commises…
      culte de l’état..culte de le démocratie.et culte du pouvoir la rue…c’est selon…

  • Vous avez peut-être raison d’avoir « de sérieuses inquiétudes sur le climat intellectuel dans lequel grandissent les enfants russes » mais, avant de voir la paille qu’il y a dans l’œil du voisin, il serait bon de voir la poutre qu’il y a dans le nôtre. Les Russes font ce qu’ils veulent chez eux. En matière de traficotage idéologique de l’Histoire à la limite de falsification, du climat intellectuel dans lesquels grandissent nos enfants et de l’effondrement du niveau scolaire, de l’interdiction de parole de personnalités dans certaines universités, de propagande LGBTXYZ+!* et d’apocalypse écologique dont on se demande ce que cela fait dans un cadre d’enseignement mais assumées par le ministre lui-même, de décapitation de professeurs, de disparition de l’autorité, je crois que l’Education Nationale n’a de leçon à donner à personne et qu’un tout petit peu de patriotisme, de fierté nationale, et de « valeurs traditionnelles », oh les vilains mots issus du ventre encore fécond de la bête immonde à l’odeur nauséabonde des heures des plus sombres de notre Histoire, à la place de gloubi-boulgas globalisants et de cucuteries inclusives ne seraient pas de trop.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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