Faut-il exclure certains biens et services de l’économie de marché au nom de la morale ?
Le débat passionne les économistes, mais aussi les philosophes depuis l’invention du capitalisme, autant dire depuis quelques siècles. Si en France, l’affaire semble entendue, le débat public étant dominé par les critiques socialistes et conservatrices du marché, aux États-Unis, les défenseurs du marché libre continuent de répondre point par point aux anti-libéraux qui ont le vent en poupe.
En 2012, le philosophe Michael Sandel, enseignant à Harvard, publiait un petit essai tonique intitulé What Money can’t buy sur les limites morales du marché. Véritable succès d’édition, traduit en français deux ans plus tard, Sandel synthétisait en un peu plus de 200 pages les critiques les plus courantes portant sur la « marchandisation » du monde. S’en est suivie une réponse sous forme d’essai rédigée par deux économistes libéraux de Georgetown University, Jason Brennan et Peter M. Jaworski, Markets without limits (2016) qui, elle, n’a pas été traduite pour le public francophone.
La société de marché que nous voulons
Brennan et Jaworski rappellent que le débat aujourd’hui ne porte pas tant sur la société de marché elle-même que sur quelle sorte de société de marché nous voulons. En effet, le développement des marchés et de la croissance économique sont à l’origine de l’extraordinaire prospérité qui a sorti l’humanité de la pauvreté endémique qui caractérisait le monde pré-industriel.
Deirdre McCloskey désigne ce vaste mouvement qui commence au XVIIIe siècle comme celui du « grand enrichissement ». Cette croissance n’a bien sûr pas été continue, et l’amélioration des conditions de vie ne s’est pas faite de manière égale pour tous au cours des siècles, mais elle a préparé et conduit à une amélioration globale des conditions de vie des sociétés capitalistes1.
Globalement, les marchés comme moteur économique bénéficient donc d’une acceptation consensuelle de la part des universitaires les plus soucieux de la lutte contre la pauvreté, en histoire économique comme en éthique. Seulement, certains domaines de l’activité humaine, comme la pornographie infantile, la spéculation financière sur les malheurs du monde ou la vente d’armes nucléaires sans contrôle, semblent bénéficier de la « marchandisation » du monde tout en échappant à toute condamnation morale au sein du système capitaliste d’aujourd’hui.
Pour Brennan et Jaworski, les tenants de la « marchandisation du monde », c’est-à-dire les théoriciens, comme Sandel, qui font de la mentalité capitaliste l’origine de ces dérives inacceptables, exagèrent les méfaits des marchés :
« Nous sommes d’accord, certaines choses ne devraient pas être achetées et vendues, mais c’est seulement parce que ce sont certaines choses que les gens ne devraient pas avoir d’emblée. Au-delà, nous soutenons qu’il existe des inquiétudes légitimes sur la façon dont nous achetons, échangeons et vendons, mais pas sur ce que nous achetons, échangeons et vendons. »
Le principe de possession illégitime
Brennan et Jawroski précisent dans quel sens le marché ne doit pas comporter de limites morales en énonçant un principe de « possession illégitime » (wrongful possession), qui peut se résumer comme il suit : « si vous pouvez le faire gratuitement, vous pouvez aussi le faire pour de l’argent ». Si vous possédez, utilisez et disposez de quelque chose gratuitement, en conséquence, sauf exceptions notables, vous avez le droit de l’acheter et de le vendre. En d’autres termes, le marché ne transforme pas ce qui nous est permis de faire en actes inacceptables.
Reprenons l’exemple de la pornographie infantile : ce n’est pas sa marchandisation qui est inacceptable, mais bien la pornographie infantile elle-même. C’est le fait de posséder des images qui est moralement condamnable, mais pas le fait de vendre et d’acheter. Brennan et Jarwoski en déduisent donc le principe de « possession illégitime » suivant : s’il est intrinsèquement mauvais pour quelqu’un de posséder (faire, utiliser) X, alors (normalement) il est moralement mauvais pour cette personne d’acheter ou de vendre X.
Brennan et Jaworski ajoutent que dans beaucoup de cas, en raison de circonstances spéciales, il peut être inacceptable pour certaines personnes de vendre et d’acheter certaines choses qui pourraient être acceptables normalement. Par exemple, quelqu’un entre dans un magasin de sport pour acheter une batte de baseball tout en déclarant haut et fort qu’il s’en servira pour battre sa petite amie. Ici, vendre la batte est moralement condamnable, parce que s’attache à l’acte un autre devoir moral, celui de ne pas causer de tort à autrui, qui affecte cette transaction particulière. Les deux auteurs parlent ici de « limites incidentelles » du marché : la question porte sur un échange qui normalement devrait être admis, mais qui est rendu inadmissible pour une raison morale extérieure.
Pas de limites inhérentes au marché
Finalement, Brennan et Jaworski reviennent sur les limites morales du marché en les résumant à trois aspects.
Premièrement, les gens ne devraient pas posséder certaines choses, et donc ne pas les vendre ou les acheter.
Deuxièmement, il existe des cas où certaines personnes ne devraient pas vendre certains biens ou certains services en raison de devoirs moraux préexistants.
Troisièmement, certaines choses que les gens ont le droit de posséder ne devraient pas être à vendre.
Si les deux auteurs acceptent les deux premiers points, en appliquant le principe de « possession illégitime », ils refusent le dernier parce qu’il n’existe pas de limites inhérentes au marché.
Loin de mettre un point final au débat sur la marchandisation du monde, le livre de Michael Sandel invite les libéraux à repenser et clarifier leurs idées pour contrer la tendance illibérale à simplifier le débat jusqu’à la caricature.
Ajoutons ici sous forme de conclusion qu’en complément des remarques faites par Brennan et Jaworski, les théoriciens de la marchandisation du monde négligent en général l’architecture institutionnelle qui rend possible l’existence des marchés libres, à savoir l’État de droit protecteur des libertés individuelles. Le droit y tient une place prudentielle pour conserver le sens des prescriptions morales compatibles avec le fonctionnement d’une société libérale bien ordonnée2.
Bof…
Le deuxième point me pose aussi problème.
Si l’on refuse, par devoir moral, de vendre une arme par destination – la batte de base-ball – à un client supposé violent, je vois deux pentes fatales se dessiner :
– l’interdiction des armes tout court à toute la population
– la condamnation du cafetier qui aura servi un verre de trop à son client automobiliste, celle de l’aiguiseur de couteau au client musulman, et pourquoi pas celle du vendeur de bonbons à un geek boutonneux ?
L’argument est complexe en effet. Même en admettant que l vendeur veuille défendre un me tierce personne innocente (ce que j’approuve totalement), que dire du cas où le client souhaite acheter cette batte pour se défendre de policiers peu vertueux (disons en marge de manifestations tendues par exemple) ?
Le vendeur fait signer sa déclaration à l’acheteur. Normalement, ça suffit à prouver la préméditation. Et toujours normalement, en cas de préméditation ET de passage à l’acte, la sanction est terrible.
Dans de nombreux cas de figure, le client tient à sa discrétion. Ne lui jetons pas la pierre. Nous ferions pareil. Sauf s’il veut son ticket pour vol au-dessus d’un nid de coucous.
En pratique, aucun vendeur n’aura donc ce cas de conscience. Très rares sont les expériences de pensée qui se matérialisent telles quelles dans la vraie vie.
Mais dans une société faisant de la paranoïa – pardon du principe de précaution – le 11ème commandement, nul ne saurait être à l’abri de dérives pathologiques, concernant non le client mais le vendeur.
Avec pour effet d’emm.rder singulièrement la vie d’honnêtes baseballeurs sans pour autant sauver la vie d’une seule femme battue.