La guerre en Ukraine marque-t-elle un tournant pour la défense européenne ?

Dans le contexte de la guerre en Ukraine et d’une Europe qui veut parler le langage de la puissance, le temps de la défense européenne serait-il venu ?

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Jean-Yves le Drian (Crédits Parti Socialiste, licence Creative Commons)

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La guerre en Ukraine marque-t-elle un tournant pour la défense européenne ?

Publié le 9 avril 2022
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Par Maxime Lefebvre.
Un article de The Conversation

Le Conseil européen a validé il y a quelques jours l’adoption d’une « boussole stratégique ». Il s’agit de l’un des grands acquis de la présidence française de l’Union européenne. Sous cette appellation un peu baroque, c’est la première fois que l’UE se dote de l’équivalent d’un Livre blanc sur la défense et la sécurité. La « boussole » comporte, d’une part, une analyse de l’environnement stratégique mondial et, de l’autre, une liste d’actions concrètes déclinées en quatre volets : agir, sécuriser, investir, coopérer.

Par « défense européenne », on entend tout d’abord la défense de l’Europe, la défense territoriale, la défense collective, contre une agression armée. Sur le Vieux Continent, une clause de défense collective unissait déjà les signataires du traité de Bruxelles de 1948, avant même la création de l’OTAN. Cette clause a ensuite été intégrée dans les traités européens par le traité de Lisbonne (2007), avec une formulation qui, prise à la lettre, serait bien plus engageante que les dispositions du Traité de l’Atlantique Nord : la clause de défense collective prévoit que les États membres « doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir » à l’un d’entre eux qui serait l’objet d’une agression armée, tandis que l’article V du Traité de l’OTAN précise que chaque partie a la liberté de décider « telle action qu’elle jugera nécessaire » pour porter assistance à l’État agressé.

Dans le contexte de la guerre en Ukraine et d’une Europe qui veut parler le langage de la puissance, le temps de la défense européenne serait-il venu ? On pourrait le penser mais, à prendre un peu de recul, la « boussole » semble pourtant une évolution plutôt qu’une révolution.

Primat de l’OTAN

La clause de défense collective européenne reste très largement un engagement sans portée concrète à ce jour. Pendant toute la guerre froide, l’organisation portée par le traité de Bruxelles, l’Union de l’Europe occidentale (UEO), était une coquille vide qui avait délégué à l’OTAN sa mission de défense collective.

Après sa disparition en 2010, le primat de l’OTAN n’a nullement été remis en question. L’article 42-7 du Traité sur l’Union européenne affirme en effet que la défense européenne doit rester conforme aux engagements pris dans l’OTAN « qui demeure, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre ».

Pour au moins les 21 des 27 membres de l’UE qui sont membres de l’OTAN, l’Europe de la défense n’assure donc pas la défense de l’Europe. Les traités disent d’ailleurs clairement que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) n’aboutira à une défense commune que lorsque « le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi » (article 42-2). Autrement dit, si l’Europe a une perspective de défense commune, elle n’a pas de défense commune autonome.

L’article 42-7 ne reste cependant pas totalement inconsistant. Il a été mis en œuvre une fois, au bénéfice de la France, après les attentats terroristes de 2015 à Paris, et a conduit de nombreux États membres à manifester leur appui aux opérations militaires françaises (contre Daech et au Sahel).

La boussole stratégique, de ce point de vue ne semble pas marquer de rupture. Elle rappelle explicitement l’engagement de l’article 42-7 et prévoit une préparation accrue de l’UE par des scénarios opérationnels. Ce n’est certes pas rien, mais elle rappelle aussi le primat de l’OTAN pour la défense collective.

Des propositions françaises restées sans réponse

Bien que le président français Emmanuel Macron ait fait de la défense la première clé de la souveraineté européenne dans son discours de la Sorbonne en 2017, aucun pays européen ne souhaite une défense européenne indépendante. Il ne faut donc pas se mentir : la crise actuelle à l’est de l’Europe renforce d’abord l’OTAN. C’est l’OTAN qui accroît sa présence militaire à l’est de l’Europe pour dissuader toute agression russe contre un pays membre de l’Alliance. C’est l’OTAN qui assure la protection de l’Europe par le parapluie nucléaire américain, alors que Vladimir Poutine joue dangereusement avec cette menace.

Emmanuel Macron avait évoqué la « mort cérébrale » de l’OTAN en 2019 ; il vient de convenir que l’Alliance avait subi un « électrochoc ». L’effectif des troupes américaines en Europe, qui était de 67 000 avant la crise, est repassé au-dessus de 100 000 (loin malgré tout de la guerre froide, où il était de 400 000).

Des considérations sur l’arme atomique poussent le raisonnement dans la même direction. Le rôle des forces nucléaires européennes est reconnu au sein de l’OTAN depuis le sommet d’Ottawa de 1974, mais pas au sein de l’Union européenne. On n’en retrouve aucune trace dans la boussole stratégique, et les propositions d’Emmanuel Macron à ses partenaires européens d’ouvrir un dialogue sur le rôle de la dissuasion française sont restées sans réponse. La France est pourtant seule à pouvoir protéger l’UE à travers cette dissuasion maintenant que le Royaume-Uni en est sorti.

On notera aussi, pour être complet, que l’objectif assigné aux pays européens de consacrer 2 % de leur PIB à l’effort de défense a été adopté au sein de l’OTAN depuis 2014 (lors du sommet du pays de Galles), mais pas dans la boussole stratégique, officiellement parce qu’il n’y a pas de comptabilité uniformisée des dépenses de défense.

Autonomie d’action

Cela ne signifie pourtant pas que la politique européenne de défense n’existe pas. On relève une différence importante par rapport à la période de la guerre froide.

Depuis 1998 et la déclaration franco-britannique de Saint-Malo, l’UE s’est donné l’ambition de lancer des opérations militaires à l’extérieur. Depuis 2003, on recense plus de 30 opérations civiles et militaires, dont 18 en cours, avec une série de succès notables : retour à la paix en Bosnie, au Kosovo et en Macédoine, opérations ponctuelles en Afrique, supervision du retrait russe de Géorgie en 2008, ou encore l’opération Atalante qui lutte contre la piraterie maritime au large de la Corne de l’Afrique depuis 2008.

La boussole stratégique a décidé de renforcer cette capacité autonome d’action en créant une force européenne de déploiement rapide de 5000 hommes, et en développant la capacité de planification militaire européenne créée en 2017. On revient de loin quand on se souvient qu’en 1999, toute ambition de structure de planification militaire européenne était rejetée au nom du principe de « non-duplication » avec l’OTAN.

Ce sont des progrès importants, mais il faut les nuancer. L’essentiel des opérations européennes ont été civiles ou civilo-militaires, comme des missions d’observation, de formation, de conseil, de renforcement des capacités sécuritaires. Bien que les traités et les textes politiques lui en fixent l’ambition, l’UE n’a jamais conduit d’opérations de combat, en tout cas pas du calibre de celles de l’OTAN.

Finie la « belle au bois dormant » ?

Un autre niveau de la montée en puissance de la politique européenne de défense concerne les moyens. Les avancées ont été considérables depuis quelques années. La Commission européenne a commencé en 2016 à dépenser de l’argent européen pour des projets de recherche militaire et de développement capacitaire menés en commun. Sur la période 2021-2027, le nouveau Fonds européen de défense est doté de 8 milliards d’euros : c’est peu par rapport à la somme des budgets militaires des États membres (200 milliards par an), mais ce n’est pas négligeable par rapport aux dépenses d’équipement. Le char et l’avion de combat du futur, le drone européen de combat et la dimension militaire de la politique spatiale sont mentionnés dans la boussole stratégique.

L’UE apporte aussi sa contribution pour répondre aux « attaques hybrides », comme les cyberattaques, les campagnes de désinformation, l’ingérence électorale, la coercition économique, ou l’instrumentalisation des migrations. Dans tous ces domaines, l’UE utilise sa plus-value qui est de pouvoir combiner les moyens civils et militaires et de pouvoir mobiliser des financements communs du budget européen.

Le renforcement de l’autonomie stratégique européenne concerne aussi, depuis au moins la pandémie de covid en 2020, le renforcement des capacités industrielles et technologiques européennes. Qu’il s’agisse de la défense, de l’espace, de l’énergie, de la santé, du numérique, de l’électronique, des matières premières, ou même du secteur agroalimentaire, cette autonomie stratégique accrue renforce aussi la sécurité et la défense de l’Europe.

Si l’Europe n’a donc pas encore fixé l’objectif d’une défense collective indépendante, elle se trouve de plus en plus présente sur les questions de sécurité et de défense. C’est une très grande différence avec la situation qui existait durant la guerre froide où, malgré quelques projets communs d’armement, la Communauté européenne n’était qu’un marché et l’UEO qu’une « belle au bois dormant ».

Deux éléments manquent principalement pour poursuivre les avancées : affirmer une volonté politique européenne commune, ce qui reste un défi à 27, et mettre en œuvre concrètement le renforcement des moyens et capacités. À défaut d’avoir accouché d’une défense européenne et d’une armée européenne que les citoyens appellent de leurs vœux dans tous les sondages, la boussole stratégique est une étape importante sur la voie d’une Europe qui « assume davantage la responsabilité de sa propre sécurité ».The Conversation

Maxime Lefebvre, Associate professor, ESCP Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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  • Tant qu’il y aura l’OTAN et un recours massif à l’achat d’armes américaines, pas de défense européenne.
    Quans aux succès, c’est de la méthode Coué, des opérations qui sont toujours en cours 20 ans après leur déclenchement (Bosnie, Kosovo, Macédoine) ne sont pas des succès d’autant plus que ces pays ont toujours le risque d’exploser avec des communautés toujours en opposition frontale

  • Il est impossible de créer une défense européenne sans supprimer l’otan.. Ce qu’empechont les usa. Alors,, continuons les blabla sur nos rêves de puissance….

  • L’URSS est tombé le pacte de Varsovie a été dissous les Russes ont quitté Berlin contre un paquet d’argent sont rentrés en mère patrie, les USA n’ont pas quitté l’Europe occidental et l’OTAN existe toujours, l’Europe de la défense n’existe pas déjà, déjà en 1965 De Gaulle au pouvoir, il n’en voulait pas, sauf si touts se décidait à Paris

  • Bref, des machins, des comité théodules et des blablas ont été ajoutés aux précédents et heureusement que les élites de l’UE sont incapables de faire autre chose que d’emmerder les gens en régulant et taxant le moindre boulons, imaginez ces bureaucrates incompétents et nocifs avec une armée.

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