La technologie est géopolitique

Alors qu’il y a une dizaine d’années, les technologies étaient considérées comme un facteur de liberté et de démocratie, aujourd’hui elles sont de plus en plus utilisées comme des moyens de surveillance par les régimes autoritaires.

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La technologie est géopolitique

Publié le 15 février 2022
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Il semble qu’aujourd’hui, avec une concurrence géopolitique, économique et technologique qui ne cesse de s’intensifier, nous assistions de plus en plus à l’émergence d’une lutte sur la scène internationale pour l’hégémonie mondiale entre deux camps concurrents : les démocraties et les autocraties.

Les prospectivistes anticipent qu’au cours de la prochaine décennie, une nouvelle guerre froide entre les démocraties, centrées sur le leadership des États-Unis, et les nations autoritaires, dirigées par la Chine et soutenues par la Russie, s’ensuivra très probablement. D’autres pays pourraient être amenés à décider de plus en plus souvent à quel camp leur allégeance va.

Cette lutte a des conséquences directes sur le développement des technologies. Chaque camp a les siennes, et en décide des usages.

Autoritarisme digital

Alors qu’il y a une dizaine d’années, les technologies et le web étaient vus comme un facteur de liberté et de démocratie pour les régimes autoritaires (on se rappelle le printemps arabe), mais aussi comme un moyen de permettre une plus grande participation des citoyens au débat public, et une meilleure transparence, il apparaît aujourd’hui que les technologies sont de plus en plus utilisées comme des moyens de surveillance par ces régimes autoritaires, voire par d’autres (reconnaissance faciale, techniques de crédit social). Au point que l’on parle maintenant d’ « autoritarisme digital ».

Certains y voient un danger pour la démocratie.

Évidemment, le pays vers qui tous les regards se tournent, c’est la Chine, qui a développé des technologies performantes de surveillance, et de censure, qui ont aussi accompagnées la stratégie de zéro-covid.

Mais les technologies ont aussi servi à des stratégies de désinformation sur les réseaux sociaux, dont la Russie a été accusée. Faustine Vincent, dans un reportage pour Le Monde du 8 février 2022, à propos de la tension entre Moscou et l’Ukraine, indiquait que la guerre par l’armée était remplacée par une forme plus technologique :

« Depuis que la politique de détection et de blocage des activités suspectes (mouvements préparant une attaque) s’est renforcée, Moscou a dû changer de tactique. Aujourd’hui, il utilise des sociétés ukrainiennes de relations publiques pour mener les campagnes de désinformation. Faire le lien avec la Russie est ainsi plus difficile. L’objectif reste inchangé. Il s’agit de semer le doute, la peur, de manipuler les esprits et saper la confiance des Ukrainiens envers leur gouvernement ».

Cette stratégie commence par la démoralisation pour réduire la capacité à réfléchir de façon critique et à se défendre. Et ainsi, « plus la population panique, plus elle est susceptible de relayer la désinformation et de faire, malgré elle, le jeu du Kremlin ».

Bien sûr, comme le redoute l’Ukraine, cette déstabilisation mentale peut aussi être un moyen de faciliter une invasion physique.

Autre menace technologique, également redoutée en Ukraine, l’espionnage dans des structures sensibles et les cyberattaques. Toujours selon ce reportage du Monde :

« L’Ukraine est victime chaque jour de dizaines, voire de centaines de milliers de cyberattaques. Les hackers les plus actifs sont associés au GRU (le service russe de renseignement militaire) ».

Au-delà de l’utilisation de ces technologies par les pays autoritaires, ce qui inquiète aussi, c’est leur diffusion. Les organisations et les firmes liées à la Russie se sont trouvées directement liées à des opérations de ce que l’on nomme influence sociale dans de nombreux pays à travers l’Afrique. Même chose avec les technologies de surveillance développées en Chine, que cette dernière essaye de faire adopter dans des pays tout autant autoritaires que démocratiques. Ces technologies ne sont d’ailleurs pas développées uniquement en Chine mais aussi aux États-Unis (Google, Amazon), en Angleterre (BAE), au Japon (NEC).

Il semble évident que l’usage de ces technologies dépasse maintenant les pays autocratiques, et se répand mondialement. Toutefois, les observateurs remarquent que ceci ne correspond pas à une volonté des pays autocratiques de diffuser leur idéologie mais de montrer que leurs régimes fonctionnent bien en comparaison de tous les dysfonctionnements constatés, en comparaison, dans les pays démocratiques. On a bien vu cela à propos de la lutte contre la covid.

On ne peut pas dire que ces technologies ont menacé la démocratie, car on ne peut que reconnaître que la proportion de pays démocratiques demeure très élevée. Néanmoins, le nombre de « régimes autoritaires à parti dominant » est passé de 13 % de tous les pays avant la guerre froide à 33 % aujourd’hui.

Ces craintes envers ces technologies ont amené certains pays à les réguler, par exemple en interdisant l’usage de la reconnaissance faciale, ou les technologies 5G de Huawei.

L’opinion divisée

Les prospectivistes sont partagés entre deux scénarios. Il est intéressant de les considérer.

Le premier scénario est celui où une nouvelle forme de guerre froide entre les pays autocratiques et démocratiques s’amplifie, d’un point de vue politique.

Les pays autocratiques utilisent et répandent ces technologies, favorisant les innovations, permettant de maîtriser les techniques de désinformation et de démoralisation.

Les deux camps établissent leur propre Internet, leurs normes technologiques, leurs organisations internationales, leurs valeurs et règles communes, leurs vérités historiques et leurs systèmes monétaires. Pourtant, contrairement à la première guerre froide entre le capitalisme et le communisme, au lieu d’essayer de détruire les démocraties, les autocraties visent désormais à éroder leur capacité à innover et à renouveler leurs sociétés, et à les faire paraître incapables de maintenir l’ordre par le biais de campagnes de désinformation et de démoralisation et d’autres tactiques de guerre hybride, notamment en sapant la confiance du public, en favorisant les troubles civils et en menant des attaques et des actes de cybercriminalité.

Une autre différence entre l’ancienne et la nouvelle guerre froide concerne le commerce. Contrairement à l’ancienne, les deux camps maintiennent le commerce et autorisent les opérations commerciales à travers le nouveau rideau de fer. La nouvelle lutte est plus politique, territoriale, technologique, scientifique, culturelle, éducative et sur les ressources, et surtout pour montrer quel système politique et administratif est le meilleur.

Dans le deuxième scénario, la nouvelle lutte pour l’hégémonie sera principalement axée sur la concurrence technologique, la domination des ressources et le commerce plutôt qu’entre les valeurs autocratiques et démocratiques.

La guerre hybride continue de s’intensifier entre les pays autocratiques et démocratiques, mais aucun camp unificateur ni rideau de fer n’est réellement introduit. Seuls des blocs (géo)économiques moins stricts émergent. Alors que les régimes autocratiques cooptent de plus en plus la technologie pour surveiller leurs citoyens et censurer l’information, les régimes démocratiques cessent complètement d’utiliser la technologie développée dans les pays autocratiques par crainte de l’espionnage et des logiciels malveillants.

Il en résulte une divergence totale en matière d’innovation technologique entre les deux blocs, chaque partie utilisant exclusivement ses propres normes technologiques, fabriquées au sein de son bloc et conformes à ses propres processus de normalisation. L’internet est également partiellement fragmenté, les régimes autocratiques mettant de plus en plus souvent en place des pare-feu qui limitent l’accès de leurs citoyens à l’internet mondial.

Pour le reste, le même internet est toujours partagé au niveau mondial. La lutte pour l’hégémonie technologique et commerciale qui en résulte réduit le commerce mondial et la diffusion des idées, diminue la croissance économique et augmente le risque de conflits.

En 2019, la revue Foreign Affairs avait fait une consultation d’experts sur la question : La technologie favorise-t-elle la tyrannie ?

Les avis sont partagés, mais on y retrouve les mêmes tendances et scénarios.

Voilà un bon exercice de Scenario Planning pour apprendre le futur et nous permettre d’anticiper comment nos sociétés, nos entreprises, et chacun d’entre nous, vont se préparer à ce ou ces nouveaux mondes. Même les candidats à la présidence de la République française pourraient s’y intéresser mais nous en sommes loin pour le moment malheureusement.

La quatrième révolution industrielle et les technologies exponentielles seront aussi géopolitiques.

Sur le web

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  • L’usage que l’on fait d’un objet est décidé par celui qui l’utilise : un couteau de cuisine sert à cuisiner mais peut aussi servir d’arme…. l’utilisation de l’atome peut être pacifique ou guerrier. Tout dépend des penchants des dirigeants…. idem pour les technologies dites nouvelles. Encore de l’humain avec tous nos défauts.

  • l auteur oublie tout un pan de l usage des technos: le capitalisme de surveillance.
    Il ne s agit ici pas de Xi surveillant les dissidents chinois mais de facebook, google … qui tracent vos positions (si vous avez un telephone android par ex), savent ce que vous achetez (facebook achete les donnees de VISA aux USA) …

    PS: pour le cote etatique, le pass sanitaire doit vous montrer tout ce qu on peut faire chez nous (meme si le pass pouvait etre imprimé, si les smartphones et internet n etaient pas si repandu, il aurait ete impossible a l etat de demander aux bars/restos … de le scanner et d envoyer le qr code sur un serveur qui dit oui ou non)

  • Les commentaires sont fermés.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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