Agir en incertitude : cinq façons d’utiliser l’histoire

Il peut sembler paradoxal de faire appel à l’histoire en situation d’incertitude. Mais aussi inédite qu’elle soit, la situation ne surgit pas dans l’instant.

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Agir en incertitude : cinq façons d’utiliser l’histoire

Publié le 26 janvier 2022
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Comment agir face à une situation radicalement incertaine, où se combinent la complexité, le manque d’information et le caractère inédit ? Il n’existe ni règle ni méthode infaillible, mais l’une des façons d’améliorer la prise de décision est d’utiliser l’histoire pour remettre la situation dans son contexte. L’historien Frank Gavin montre comment cette utilisation peut être concrètement mise en œuvre.

Il peut sembler paradoxal de faire appel à l’histoire en situation d’incertitude, c’est-à-dire face à une situation qui est souvent inédite. Mais quelqu’inédite qu’elle soit, elle ne surgit pas dans l’instant. Elle est toujours le produit d’un développement parfois très long. L’épidémie de covid devient visible en décembre 2019, mais sa source est très ancienne et d’ailleurs difficile à identifier. Il y a donc une vraie valeur à adopter une perspective historique.

Ainsi ce chef d’entreprise qui, lorsqu’on venait le voir avec un problème, avait toujours le réflexe de dire « Ne me parlez pas du problème, racontez-moi l’histoire. » Dans cet esprit, Gavin expose cinq concepts clés qui, s’ils sont bien compris et utilisés, devraient permettre de mieux comprendre comment l’analyse historique peut être utile aux décideurs.

Ces concepts sont :

    • l’histoire verticale,
    • l’histoire horizontale,
    • la proportionnalité chronologique,
    • les conséquences involontaires,
    • l’insignifiance des politiques.

L’histoire verticale

C’est le concept le plus classique. Il consiste à comprendre pourquoi les événements se produisent, c’est-à-dire à identifier la chaîne d’événements et la causalité qui mènent à une situation particulière. Cela donne parfois des résultats surprenants. Par exemple, l’implication des États-Unis au Moyen-Orient semble naturelle jusqu’à ce que l’on réalise que, jusque dans les années 1960, le Moyen-Orient n’était pas une priorité pour les États-Unis.

C’était la Grande-Bretagne qui était l’acteur occidental dominant. Ce qui a déclenché l’implication des États-Unis, c’est la guerre des Six Jours en 1967, qui a entraîné le retrait soudain d’une Grande-Bretagne exsangue financièrement, et l’implication accrue de l’URSS, qui voyait dans la région un terrain propice au développement de sa sphère d’influence.

En raison de la guerre du Vietnam et des pressions financières qui en résultaient, les États-Unis ne pouvaient pas simplement remplacer les Britanniques par une présence directe. Ils ont donc commencé à fournir un soutien militaire et politique massif à tout allié qu’ils pouvaient trouver dans la région et qui était prêt à soutenir leurs objectifs.

Il y en avait trois en particulier : l’Arabie Saoudite, Israël et l’Iran. Cela a eu des conséquences sur la politique américaine qui ont perduré bien au-delà de la guerre froide, et conditionne encore aujourd’hui la politique américaine.

 

L’histoire horizontale

Elle s’intéresse à l’interconnexion des événements dans l’espace. Dans les années 1960, les États-Unis ont commencé à subir une hémorragie de dollars et à perdre leur réserve d’or. La pensée dominante des économistes était que cela allait conduire à une crise aussi sévère que celle de 1929.

L’administration était très inquiète de cette perspective mais elle répugnait à faire ce qu’ils recommandaient, à savoir augmenter les taux d’intérêt. Au lieu de cela, elle a cherché à réduire les dépenses étrangères. Une façon d’y parvenir était de réduire le nombre d’Américains à l’étranger, en particulier les 300 000 soldats américains vivant en Allemagne avec leurs familles. Mais cette réduction inquiétait les Allemands au plus haut point.

En réponse au désengagement américain, ceux-ci commencent à envisager de se doter de l’arme nucléaire, perspective inacceptable aussi bien pour les Soviétiques que pour Français et les Américains.

Finalement, pour rassurer les Allemands, la décision fut prise d’installer des armes nucléaires sous contrôle américain. Pour rassurer les Soviétiques, les Américains leur proposèrent une série d’accords qui ont fini par devenir le traité de non-prolifération. Qui sait aujourd’hui que le TNP est né d’un problème de balance des paiements ?

La proportionnalité chronologique

Elle consiste à évaluer les conséquences à long terme des événements, à savoir à distinguer ce qui compte et ce qui ne compte pas dans la montagne de faits quotidiens.

Nous ne sommes pas forcément conscients que ce qui nous est présenté dans notre fil d’actualité favori est là parce qu’il a été sélectionné par quelqu’un, c’est-à-dire que nous obtenons les nouvelles à travers un filtre.

Par conséquent, l’importance initiale d’un fait – sa couverture médiatique – n’a pas forcément à voir avec sa signification à long terme. Nous pourrions construire une matrice pour afficher l’attention initiale (haute-basse) par rapport à l’importance à long terme (haute-basse) d’un fait qui serait très intéressante. En bref, les événements dramatiques visibles peuvent évincer d’autres événements critiques ou des changements tectoniques.

Un excellent exemple de ce phénomène est la guerre du Vietnam. Elle a fait la Une des journaux pendant des années, et elle est toujours considérée comme l’un des principaux événements qui ont façonné les années 1960 et 1970. Quelle est sa signification à long terme ?

Probablement faible. La guerre des six jours de 1967, en revanche, a été beaucoup moins médiatisée, mais comme on l’a vu plus haut, elle a conduit à une implication soutenue des États-Unis au Moyen-Orient, et revêt toujours une importance majeure aujourd’hui, plus de 40 ans après.

 

Les conséquences involontaires

Il s’agit d’un concept classique : nous ne sommes pas toujours en mesure de mesurer les conséquences réelles d’une décision, et parfois un résultat positif se révélera négatif à long terme, ou vice versa. Gavin développe l’exemple de la perte de la guerre du Vietnam. À cette époque, elle était considérée comme un événement catastrophique aux États-Unis.

Le Vietnam est devenu communiste et la présence américaine en Asie du Sud-Est a été fortement affaiblie, le tout à un coût politique, social et humain très élevé. Toutefois, Gavin soutient que cet échec a eu une conséquence très intéressante : ayant quitté le Vietnam, les États-Unis ne représentaient plus une menace pour la Chine dans la région. Compte tenu de la tension croissante entre ce pays et l’URSS, perdre cette guerre signifiait donc qu’un rapprochement entre les États-Unis et la Chine devenait possible.

Les États-Unis ont donc gagné d’un seul coup un allié clé dans leur lutte contre l’URSS (un an seulement après que les Américains ont quitté le Vietnam, Nixon est à Pékin). Si les États-Unis avaient gagné la guerre, ils auraient continué à représenter une menace pour la Chine, rendant impossible un rapprochement sino-américain ; cela aurait même pu inciter la Chine et l’URSS à surmonter leurs différences.

Comme le conclut Gavin : « Cela devrait sensibiliser les personnes occupant des postes à haute responsabilité au fait que les choses vont tourner bien différemment de ce que vous aviez prévu. »

 

L’insignifiance politique

C’est la prise de conscience que le monde n’est pas nécessairement dirigé par la décision politique. Cela devrait donner aux décideurs politiques la confiance nécessaire pour… ne rien faire. Gavin développe l’exemple de la situation des États-Unis en 1975.

Elle était clairement déprimante : le pays venait de perdre une guerre qui avait fait d’innombrables victimes et provoqué de profondes divisions internes. L’économie américaine stagnait, tandis que le monde communiste semblait progresser inexorablement. L’avenir semblait bien sombre.

Pourtant, 5 ans plus tard, l’Amérique connaissait une très forte croissance.

Gavin cite trois exemples selon lui significatifs de cette période, mais largement ignorés :

      • la naissance d’Apple,
      • l’émergence de la Napa Valley dont un des vins fut reconnu meilleur du monde au fameux Jugement de Paris,
      • le lancement de Star Wars.

 

Tous trois vont à l’encontre de l’idée communément admise d’une Amérique du nivellement par le bas.

Apple, Napa Valley et Star Wars ne sont que des anecdotes, mais elles donnent néanmoins un sens de ce que beaucoup d’événements importants ne sont pas le produit de décisions politiques, et pourtant toutes les trois ont et continuent à avoir des conséquences considérables en la matière.

Le fait que rien n’indiquait en 1975 que les États-Unis étaient sur le point d’entamer une croissance économique de trois décennies, et que cette renaissance n’avait rien à voir avec les décideurs politiques mais tout à voir avec l’esprit d’entreprise, illustre bien l’insignifiance politique mise en avant par la perspective historique.

Recréer une culture historique

Comme le note Gavin, il est probablement utopique que les historiens conseillent un jour les décideurs. Un décideur a besoin de réponses concrètes tandis que l’historien est dans la nuance. Toutefois, ces concepts peuvent être utiles pour éviter d’apporter des réponses simples à des situations complexes, et donc éviter des catastrophes comme l’invasion de l’Irak en 2003 faite sur la base d’hypothèses pour la plupart erronées.

Il y a naturellement des situations où le passé ne peut fournir de leçon utile. C’est le cas lorsque le phénomène est totalement inédit, comme par exemple avec le changement climatique. Mais même reconnaître cela est déjà utile pour le décideur. Faire appel à l’histoire a été un grand marqueur de la politique française, avec parfois un risque d’en être prisonnier, mais la disparition progressive d’une culture historique, que j’observe particulièrement chez les dirigeants de la sphère économique et industrielle, est un handicap aux implications importantes car elle conduit à un appauvrissement de la qualité de la prise de décision.

Il est important de recréer cette culture.

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