Par Julien Rouyer.
Un article de The Conversation
Les mathématiques classifient les jeux en catégories bien distinctes les unes des autres. Les jeux de hasard pur (pile ou face, loterie) ne laissent place à aucune stratégie, le vainqueur étant tiré au sort dans la liste des participants (éventuellement par l’intermédiaire de l’extraction spectaculaire de boules numérotées placées dans une urne, après que les joueurs ont chacun choisi une liste de numéros… ce qui ne remet pas en cause l’équiprobabilité de victoire de chaque joueur, mais leur donne seulement l’illusion d’infléchir la main du destin).
Le jeu d’échecs ne ressort pas de cette catégorie, encore qu’on puisse considérer, dans une certaine mesure, qu’une partie entre deux joueurs venant tout juste de découvrir les règles du jeu et disposant de facultés intellectuelles semblables puisse s’apparenter à une succession de parties de pile ou face, chaque joueur, sans idée préconçue sur le jeu, choisissant au hasard la pièce qu’il déplace dans le respect des règles du jeu.
Il existe des jeux de hasard raisonné comme la plupart des jeux de cartes (poker, bridge et tarot par exemple) et des jeux de dés (le backgammon en tête, pour lequel la faculté à évaluer les risques et anticiper les coups à venir fait toute la différence). Dans ces jeux, la qualité des cartes ou des dés distribués aux joueurs a une incidence sur le déroulement des parties, mais la manière d’utiliser une même main entraîne des issues parfois diamétralement opposées. Un excellent joueur sait optimiser le gain que lui apporte une très bonne main et minimiser la perte engendrée par une main médiocre. Au contraire, un joueur moyen n’utilisera pas toujours parfaitement une main forte et souvent de manière catastrophique une main médiocre. Sur le long terme, la loi des grands nombres (un résultat classique de « probabilités » en mathématiques) se vérifiant fatalement, le joueur expert (c’est-à -dire doté d’une science du jeu qui s’apparente à une mathématisation de celui-ci) remportera sensiblement plus de victoires que le joueur moyen et cela malgré les inévitables coups défavorables du sort.
Savoir choisir le meilleur coup
Le jeu d’échecs appartient à la catégorie des jeux de stratégie pure à somme nulle (le total des gains et des pertes des joueurs est nul : ce que l’un gagne, l’autre le perd) et dans lesquels l’information est complète (chaque joueur est informé, à chaque instant, de l’état de la partie, chaque coup est le choix du joueur et en aucune manière le résultat d’un hasard extérieur à sa volonté). À l’extrême limite, faute de dégager un coup meilleur que tous les autres, le joueur choisit parmi plusieurs qui lui semblent équivalents et c’est le seul moment où on peut considérer que le hasard entre en jeu.
Il repose alors sur l’expérience du joueur et son style. Sur une même position des joueurs de même niveau pourront justifier leur choix avec logique sans pour autant qu’un coup soit nécessairement supérieur à un autre. Mais ne s’agit-il pas alors plutôt d’un défaut de connaissance du jeu ? Voilà ce qui distingue les joueurs d’échecs les uns des autres : savoir distinguer plus souvent, parmi les coups possibles, celui qui est meilleur que les autres ou du moins faire le tri entre ceux qui maintiennent l’équilibre vers la nulle (une partie où personne ne gagne) de ceux, plus complexes, qui déséquilibrent le jeu vers une position qui sera plus propice à amener un gain.
En « théorie des jeux », une branche récente des mathématiques, le théorème de Zermelo dit qu’aux échecs, de deux choses l’une : soit le joueur qui joue les pièces blanches a une stratégie gagnante, soit le joueur qui joue les pièces noires a une stratégie pour gagner ou mener à un match nul. Ernst Zermelo (mathématicien allemand, 1871-1953) a démontré que dans tout type de jeu du même genre que les échecs, l’un des deux joueurs a une stratégie gagnante ou alors, entre deux joueurs parfaits, le jeu se terminera toujours par une nulle. Ça ne nous avance pas beaucoup, mais c’est déjà cela.
La théorie des jeux a fait son entrée dans les mathématiques sérieuses au milieu du XXe siècle avec les travaux de John Nash (mathématicien américain, 1928-2015, dont le film Un homme d’exception romance l’histoire) et de John von Neumann (mathématicien hongrois puis américain, 1902-1957, qui travailla sur la bombe A), mais elle puise ses racines dans l’étude des probabilités qui a véritablement débuté au XVIIe siècle avec René Descartes, Pierre de Fermat et Blaise Pascal, entre autres, puis a connu un essor majeur à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, principalement avec l’école russe de mathématiques (Pafnouti Tchebychev, 1821-1894, Andreï Markov, 1856-1922, puis Andreï Kolmogorov, 1903-1987), ainsi que dans la « théorie des graphes » dont Leonhard Euler (1707-1783, mathématicien suisse) fut un pionnier.
Cette théorie des jeux sert également de cadre à des problèmes d’ordre économique (quelle stratégie concurrentielle adopter pour maximiser les profits ? Pour minimiser les pertes possibles ?). L’algorithme du minimax permet théoriquement, après évaluation de toutes les possibilités pour un avenir proche (quelques coups d’une partie), de choisir le coup qui minimise la perte maximale. La justesse de cet algorithme est assurée par le théorème du même nom que l’on doit à von Neumann.
Le problème revient alors à bien évaluer la qualité d’une position, ce qui reste, concernant le jeu d’échecs, encore très difficile pour les débuts et milieux de partie : de même qu’en mécanique newtonienne une très faible modification des conditions initiales peut entraîner une évolution du système radicalement différente, aux échecs deux positions en apparence semblables peuvent mener à deux issues opposées. Cet algorithme ne peut être, pour un joueur humain, que d’un soutien tactique ponctuel, mais en aucune manière une aide stratégique décisive : la quantité de matériel disponible n’est pas si facile à évaluer (on convient de coutume pour simplifier que la dame vaut approximativement 9 ou 10, la tour 5, le fou et le cavalier 3 chacun et le pion 1, une réduction numérique aussi caricaturale est malheureusement trop grossière) et l’analyse de la position est encore bien plus délicate à mener.
La qualité de la position est difficilement mesurable. Le joueur humain ne peut pas appliquer l’algorithme minimax pour plus de quelques coups à l’avance, alors que la faculté de traitement de cet algorithme par une machine est en comparaison d’une profondeur presque infinie. L’humain a une stratégie, un plan de jeu, qui parfois va à l’encontre de cet algorithme alors que l’ordinateur n’a pas de stratégie, pas de plan de jeu, mais jamais qu’une tactique sur un temps plus long que l’humain. Le joueur et grand pédagogue Xavier Tartakover (1887-1956) disait que « la tactique consiste à savoir ce qu’il faut faire quand il y a quelque chose à faire. La stratégie consiste à savoir ce qu’il faut faire quand il n’y a rien à faire. »
Les joueurs d’échecs n’ont pas attendu l’arrivée de l’outil informatique pour codifier leur jeu et faire le tri parmi les coups disponibles, notamment lors des ouvertures (les premiers coups d’une partie) et lors des finales (les fins de partie). Par la répétition des expériences, il a été observé, par exemple, que débuter une partie en jouant le pion positionné devant la tour est un mauvais coup car il entraîne plus de défaites que de victoires. En cela, on peut considérer que les conventions d’ouverture et les finales de parties constituent des théorèmes échiquéens : comme en mathématiques, à partir de certaines hypothèses (l’état de la partie, la disposition des pièces et en particulier la structure d’une position avec un matériel réduit) et considérant que le joueur que l’on affronte jouera de manière optimale, c’est-à -dire sans faire d’erreur, tel coup mènera fatalement à une défaite alors qu’un autre conduira à une victoire.
Un nouveau joueur redoutable : l’ordinateur
L’essor de la science informatique et notamment le développement des réseaux de neurones a permis d’importants progrès dans ce domaine, avec un apprentissage de la machine par elle-même et détaché des idées préconçues de l’humain, fruits de siècles de pratique. Des coups jugés relativement faibles, voire absurdes, par les humains ont ainsi pu prouver qu’ils ne l’étaient pas tant que ça, mais surtout, la profondeur des ouvertures s’est accrue considérablement et a produit une théorie pléthorique, notamment pour la célèbre défense sicilienne évoquée plusieurs fois dans la série télévisée Queen’s Gambit (Le jeu de la dame). L’équilibre des forces entre joueurs instruits s’est prolongé sur bien plus de coups qu’auparavant. L’informatique a permis un nivellement vers le haut du niveau des très grands joueurs, mais certainement également une amélioration du niveau de tous les joueurs, chacun disposant, à domicile ou dans sa poche, d’un grand maître toujours disposé à jouer contre lui sous la forme d’un micro-ordinateur. Les ordinateurs ont montré des voies que les humains n’avaient pas envisagées.
À l’occasion du Championnat du monde qui vient de se terminer entre Magnus Carlsen et Ian Nepomniachtchi, on peut régulièrement entendre les commentateurs de cette confrontation de haut niveau évoquer des « coups d’ordinateurs » après le choix de l’un des deux joueurs, pourtant bien humains. C’est que ceux-ci s’entraînent massivement avec ceux-là .
L’informatique permet, en effet, de jouer mieux que quiconque sur Terre, en tout cas quand le temps est limité. Jusqu’à 1997, les meilleurs joueurs du monde étaient des êtres humains (presque) comme vous et moi, Gary Kasparov, Anatoly Karpov et Bobby Fisher en tête, pour ne citer que ces trois figures médiatiques du jeu d’échecs à une époque où la guerre froide commençait à peine à se réchauffer et pendant laquelle la suprématie échiquéenne mondiale était un des éléments (certes mineur) de la géopolitique mondiale tendue des années 1970 et 1980. Les ordinateurs étaient alors depuis déjà longtemps capables de battre n’importe quel joueur moyen, mais pas les meilleurs au monde.
Et puis est arrivé Deep Blue, un méga-ordinateur IBM. Deux rencontres spectaculaires ont été organisées entre cet ordinateur (entouré d’une véritable batterie d’ingénieurs à ses soins) et Gary Kasparov (lui-même entouré comme tout champion par quelques secondants : des assistants qui l’aident, lors des interruptions de parties ou entre deux d’entre elles, à analyser les coups joués, anticiper ceux à venir, étudier la bibliothèque de parties des grands maîtres et définir une stratégie). Après avoir emporté la première confrontation en 1996, le champion du monde d’échecs a perdu celle de 1997, dans des conditions confuses et controversées.
Depuis, il n’y a plus de débat : la machine (créée de main humaine, ne l’oublions pas) est la plus forte. Elle est mieux capable que nous de choisir les coups les plus efficaces, et cela de manière plus rapide. On ne peut plus lutter. La machine est-elle pour autant plus intelligente ? Il faudrait se mettre d’accord sur le sens qu’on accorde à ce mot et je ne glisserai pas dans cette direction. Un fait est sûr : les machines actuelles ne pensent pas. Elles effectuent, mécaniquement, des opérations répétitives et leur force est qu’elles les effectuent extrêmement vite. Pour arriver à un résultat équivalent, elles sont amenées à faire beaucoup plus de calculs que nous n’en faisons consciemment, mais comme elles vont beaucoup plus vite, ce n’est pas un handicap. Les machines sont plus efficaces, mais mieux : elles sont devenues nos professeurs (mais des professeurs qui n’expliquent rien et se contentent de montrer l’exemple) et semblent absolument imbattables.
Heureusement, comme tout professeur, elles ne sont a priori pas infaillibles et l’élève dispose encore (tant que l’ordinateur quantique dont on nous rebat les oreilles n’aura pas montré le bout de son nez) de l’espoir de battre le maître. Ou au moins d’arriver à distinguer, a posteriori, le dessein subtil qui se cache derrière de froides décisions numériques binaires.
L’auteur remercie Mickaël Boualit et Matthieu Bullot pour leurs suggestions éclairées concernant le jeu d’échecs, ainsi que Frédéric Blanchard pour sa relecture.
Julien Rouyer, Agrégé de mathématiques et doctorant en informatique., Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
il ya une formation pour écrire poser des questions de ce genre.. et de ne pas y répondre…
peut on « expliquer les échecs » par les mathématiques..??? la question peut se comprendre de différentes façons..
La definition de l’intelligence dun organisme a toujours été un piège..depuis que nous avons posé que l’intelligence est un signe de supériorité tant de l’espece que de l’individu…et justifie des hierarchies..