Entreprise : faut-il vraiment centrer l’organisation sur l’humain ?

Alors que beaucoup de personnes dans le monde essaient d’aider les patrons à se transformer, qui s’intéresse vraiment aux collaborateurs et à l’entreprise elle-même ?

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Entreprise : faut-il vraiment centrer l’organisation sur l’humain ?

Publié le 17 mai 2021
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Par Bernard Marie Chiquet.

Il y a peu, convaincu par le bien qu’en disaient des dirigeants que je côtoie, je me suis inscrit à une formation dispensée par mes confrères de Toscane Accompagnement. Au-delà du contenu de cette formation, celle-ci a réveillé chez moi des questions bien plus profondes que j’avais, en partie, mises de côté.

Tout est parti de cette vidéo qui nous a été montrée. Celle d’une cheffe d’entreprise québécoise, Lisa Fecteau – que j’ai eu le plaisir de rencontrer en 2016 – patronne de la société Regitex, qui y est présentée comme l’archétype du dirigeant ayant su grandir et libérer son entreprise au terme d’une transformation personnelle qui a duré pas moins de dix ans.

Partageant mon ressenti avec un ami patron qui a également vu cette vidéo, celui-ci m’avoue l’émotion que celle-ci a provoqué chez lui. « Nous avons ressenti la même émotion ! » me dit-il avec un plaisir visible. En réalité, mon émotion est à la fois de la stupéfaction et une envie irrépressible d’exprimer mon désaccord.

En finir avec le « héros libérateur »

Une nouvelle fois, ce qui me choque ici c’est que le patron, même après s’être transformé, est devenu ce que l’on pourrait appeler un « héros libérateur », cette figure tutélaire telle que décrite par Isaac Getz dans ses ouvrages. Ainsi, alors que beaucoup de personnes dans le monde essaient d’aider les patrons à se transformer, qui s’intéresse vraiment aux collaborateurs et à l’entreprise elle-même ?

Dans ces conditions, doit-on accepter que ceux-ci dépendent de la transformation de leur dirigeant ? A fortiori, si ce changement préalable passe par une période de dix ans avant de devenir effectif. On comprend que cela puisse être difficile pour l’entreprise et l’ensemble des collaborateurs d’accepter que tout dépende d’une seule personne, du changement de posture du dirigeant. Car derrière ce modèle sous-jacent, la libération de tous et de l’entreprise se voit bloquée par la libération d’un leader.

Se faisant, les tenants de ce modèle centré sur un héros libérateur continuent de faire fausse route et de passer à côté de l’essentiel. Prétendant se concentrer sur l’humain, « mettre l’humain au centre de tout », ils se focalisent en réalité d’abord et surtout sur le patron, leur unique et véritable sujet de travail.

Une voie qui, contrairement à ce qui est annoncé, renforce le pouvoir des dirigeants sous une autre forme, les met sur un piédestal, conduit vers une nouvelle forme d’héroïsme qui n’est souvent qu’une autre façon de venir nourrir l’ego du patron. Avec pour conséquence que tout le monde continue à dépendre de lui, quand bien même il prétend qu’il n’y a plus ni hiérarchie, ni patron.

Transformer les patrons n’est pas suffisant

Cela va de soi, dans le processus de transformation de l’entreprise, le patron a bien entendu un rôle clé à jouer. Dans ce cadre, il se doit de changer. Pour autant, il est illusoire de penser qu’il suffirait de transformer celui-ci pour que l’organisation opère une mue profonde et durable. Faire ce choix, c’est se bercer de l’illusion qu’au final la transformation ne dépend que d’une seule personne.

Il faut au contraire saisir l’envergure de la transformation nécessaire. Il est désormais question de changer le terrain organisationnel et de passer à une nouvelle structure de pouvoir. Un pouvoir fondé sur des règles explicites, connues et acceptées de tous ; un pouvoir qui s’appuie sur un management constitutionnel. Un environnement de droit, comme il existe un État de droit dans la plupart des États.

Dorénavant, tout le monde doit pouvoir s’empuissancer grâce à l’environnement ainsi créé par la structure constitutionnelle. La transformation n’est pas otage du rythme de la mue – hypothétique – du patron. La constitution et le management constitutionnel qui en découlent forment ce substrat sain dont l’organisation a tant besoin pour changer. Cet environnement vertueux ne dépend pas d’une figure héroïque, libératrice mais vient, au contraire, permettre l’expression de l’autonomie, l’émergence du self-management.

Chacun, à son rythme, est désormais à même de s’empuissancer, c’est-à-dire capable de se self-manager dans la mesure où un environnement favorable existe : avec du temps et de l’accompagnement en plus.

Mettre l’humain au centre ?

Mais revenons aux éléments avancés par tous ceux qui voient le patron comme ce héros libérateur dont dépend la transformation de l’entreprise. Pour eux, l’humain doit impérativement se situer au centre. D’ailleurs, lorsqu’ils présentent les sujets à prendre en compte pour la transformation de l’organisation, ils s’appuient souvent sur quatre territoires répartis entre un monde dit « visible » et un monde « invisible ».

L’un comme l’autre se scindent entre ce qui relève de l’individu et ce qui relève du collectif. Selon eux, la transformation du patron, pièce maîtresse, se situe au niveau individuel de l’invisible.

Pourtant, une dimension essentielle me semble manquer. Celle de l’entreprise en tant qu’entité, être vivant à part entière, qui ne relève ni de l’individu ni du collectif ni des parties prenantes. Car c’est bien la vie, tout ce qui est vivant, et pas que l’humain, qu’il faut mettre au centre.

L’entreprise est bien plus que la simple addition des personnes qui la composent. Elle est cette énergie que décrit Peter Koenig dans ses travaux. Une énergie qui s’incarne, prend corps au travers de cette « personne source » présente dans toute entreprise, qui capte et matérialise une idée, prend l’initiative pour lui donner forme.

Mais, si la « personne source » est celle qui prend en charge la mise en œuvre de la nouvelle organisation, elle n’est en rien ce héros libérateur qui prétend à tort vouloir mettre l’homme au centre. C’est bien la vie, qui inclut l’espèce humaine et celle des organisations, qu’il faut mettre au centre.

Les transformations profondes des entreprises ne sont pas toutes nécessairement déclenchées par le développement personnel du dirigeant. Fort heureusement ! Ce serait bien injuste tant pour les collaborateurs que pour les entreprises que d’avoir à attendre, à espérer, qu’un jour, leur dirigeant ait un mal de dos pour le conduire à travailler sur lui-même, comme cela fut le cas pour Lisa Fecteau.

Même si ces transformations profondes passent par le dirigeant, ce n’est pas toujours la conséquence d’une remise en cause personnelle. De nombreuses entreprises que nous avons accompagnées en sont la démonstration. Il y a souvent cette croyance erronée que le patron dirige seul l’entreprise.

Ce n’est pas vrai. Il ne peut bien le faire qu’en symbiose avec l’entreprise elle-même, cet être vivant non humain. Il est donc nécessaire de poser un cadre au service du vivant, avec des règles du jeu explicites et connues, un pouvoir constituant, cet environnement essentiel, ce substrat vertueux pour que chacun puisse, enfin, affirmer son autonomie et sa responsabilité, s’empuissancer et cheminer, dans le temps, vers le self-management. Avec pour finalité que l’entreprise, cet être vivant, puisse manifester davantage de valeurs au monde.

 

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  • Peu de gens « comptent » dans une entreprise mais beaucoup de voix veulent participer y compris extérieures (en parfaite inconnaissance de cause)

  • La structure des entreprises est, par nature, protéiforme

    Elle ne peut s’affranchir des modes qui influent sur la perception et les attentes de l’ensemble du personnel

    Mais je crois que la forme de secte basée sur le grand-gourou-directeur suscitant l’adhésion ( pour ne pas dire la dévotion ) du personnel n’est pas une forme viable et pérenne

  • Non ! Le Fric uniquement et strictement.

  • Opposer l’Humain et la réussite industrielle et entrepreneuriale est parfaitement débile
    Les deux vont de paire .

  • Oui mais …

    Reprenons le texte et remplaçons « entreprise » par « état ». Cela devient tout de suite plus utopique !

    La différence entre l’état et l’entreprise est que le dirigeant de l’entreprise a des comptes à rendre et surtout que ceux qui en jugent sont plus pragmatiques. Cela intervient peu dans la façon d’agir des collaborateurs. Peut-être juste un peu moins de fatalisme ou de démotivation, mais au final le culte du chef et de la procédure demeure et on attend de la hiérarchie l’action libératoire.

    En revanche, l’entreprise peut imaginer et tester des structures plus aisément que l’état. Je verrais plus des organisations imaginatives, décentralisées, innovatrices et efficaces dans de nouvelles entreprises que dans les conseils en management.

  • Après 45 ans de multinationales américaines je résume le Capitalisme comme suit :
    Quoi ? Un bon produit/service qui répond à une demande.
    Comment ? Un bon management et
    un bon personnel.
    Pourquoi ? Pour un profit.
    Mais dès que les choses se gâtent, on commence par restructurer, délocaliser. fusionner, rationaliser et ça sans état d’âme…

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