Par Bernard Marie Chiquet.
Il est intéressant de constater que pour beaucoup d’entreprises qui décident de réinventer leur organisation vers le self-management, cela passe d’abord par bâtir une nouvelle culture. C’est ce que j’ai pu observer récemment dans un grand groupe français. Le nouveau PDG, tout juste arrivé, annonce immédiatement la couleur.
L’entreprise doit s’inventer une nouvelle culture. Pour ce faire, ce patron et sa garde rapprochée ont mis au point une stratégie. Au-delà de son nom parfaitement « marketé », celle-ci invite à privilégier le collectif sur le chacun pour soi, l’intérêt de l’entreprise sur tout le reste. Surtout, elle invite chacun à oser se dépasser, exprimer son point de vue, ses idées, et prendre des initiatives en sortant des frontières érigées par une culture très hiérarchique.
Hélas, si la démarche et certaines intuitions peuvent sembler louables, il s’avère que cette stratégie est illusoire.
Et pour cause, comme a pu l’écrire Peter Drucker, « la culture d’entreprise mange la stratégie pour le petit-déjeuner ».
En effet, les comportements sont la conséquence de la structure de pouvoir en place. Pour preuve ce salarié qui, enthousiasmé par le message envoyé par son nouveau CEO, se permet de lui écrire directement pour partager des idées. En voulant suivre la nouvelle dynamique que le patron souhaite impulser, il a osé court-circuiter ses deux supérieurs hiérarchiques. Ceux-ci ont désormais fait le nécessaire pour que cela ne se reproduise pas.
Au-delà de la volonté du nouveau patron de vouloir changer la culture – sans toucher la structure de l’organisation – la structure de management en place a agi en anticorps. Chassez le naturel, il revient au galop. Même le patron et sa stratégie sont empêchés.
Le changement de culture passe par un changement de structure
Contrairement à ce que ce patron pense, comme beaucoup d’autres, changer de structure n’est pas une affaire de stratégie. Changer de structure c’est avant tout opter pour une innovation managériale disruptive, un changement radical du contexte professionnel car les comportements sont une conséquence de ce dernier.
Dans le cas du grand groupe mentionné plus haut, son patron cherche à changer la culture de son entreprise en s’appuyant sur une stratégie. Mais ce n’est pas le bon outil. Comme de nombreux patrons qui ont tenté d’entamer cette mue, il veut que chacun mette « l’intérêt de l’organisation avant celui de chaque équipe, de chacun ».
C’est absurde ! Comment voulez-vous que le collaborateur fasse ? Il faudrait qu’il comprenne tous les enjeux de l’entreprise, aussi bien que le CEO lui-même, dont c’est le job. On marche sur la tête !
C’est bien le contraire qu’il faut faire puisque la raison d’être est fractale. On veut que le collaborateur crée la valeur plurielle attendue à son niveau dans ses rôles. On dispose maintenant de la technologie managériale et self-managériale pour ce faire. Chaque composante, du plus petit rôle au cercle global de l’organisation, est animée par une raison d’être qui lui est propre, la gouverne et la qualifie. Elle existe, se développe en totale symbiose avec toutes les autres, y compris avec la raison d’être de l’entreprise elle-même.
Grâce à elle, chaque entité est apte à agir en autonomie et en responsabilité, à s’inscrire dans la création de valeurs plutôt que dans la réaction aux problèmes. Chacun, au niveau de ses rôles, tente d’identifier sa tension dynamique, cet écart qui existe entre la réalité, la situation vécue, et une situation cible, rêvée vers laquelle cheminer pour améliorer et innover.
Le changement de culture passe nécessairement par une innovation managériale disruptive. Un changement majeur qui consiste à passer d’un pouvoir hiérarchique à un pouvoir constitutionnel, fondé sur une organisation de droit, des fonctions et des pouvoirs rendus explicites, et un lien de subordination circonscrit.
Qu’on se le dise : c’est le changement de structure – de pouvoir – qui crée le changement de culture. La culture est bien sûr intrinsèque à l’entreprise mais est une conséquence de la structure. D’où la nécessité de changer l’équation managériale pour changer de culture d’entreprise
Le mythe d’une approche incrémentale
Et contrairement à ce que certains affirment, vouloir mettre la nouvelle organisation sur les rails sur la base de petits pas, d’une démarche incrémentale, à structure constante, est voué à l’échec. Pour espérer changer de culture, il convient d’abord de disrupter la structure hiérarchique vers un pouvoir constitutionnel. En ratifiant une constitution propre à l’entreprise, laquelle explicite l’exercice du pouvoir, ses règles du jeu applicables à tous.
Dès signature, l’environnement de travail a changé, quoi que l’on fasse. Les comportements induits par la nouvelle structure ne sont plus les mêmes. Émergeront et seront renforcés ceux qui ont été visés dans la conception de ce document constitutif. Une nouvelle matière managériale est née, la création d’architecture propice à l’empuissancement de chacun grâce à des mécanismes constitutifs de type : attendus explicites, permissions et protections.
Une réalité que beaucoup ont du mal à accepter. Pourtant, la mise en place d’une organisation réinventée nécessite des changements radicaux de comportements qui s’appuient sur un changement de structure. Et cette radicalité induite est le seul véritable levier pour que le changement soit à la fois inévitable et irréversible.
Cela étant, et ceci est souvent mal compris, si le changement de structure est disruptif, l’adoption par les équipes peut, elle, s’effectuer de façon progressive, incrémentale. Grâce à de la formation et de l’accompagnement, soutenue par des nudges, l’adoption se fait pas à pas au rythme de chacun. Par l’adoption de la constitution et la radicalité qu’elle porte, on peut, avec le temps, tordre le cou à ce qu’on veut changer dans l’ancienne culture et espérer se débarrasser de ces anticorps qui entravent toute tentative de changement majeur.
Le chemin, initié par la disruption de structure, qui mène au management constitutionnel est long et fastidieux. Contrairement à l’innovation incrémentale à laquelle tous adhèrent rapidement, l’innovation disruptive doit convaincre et prend du temps. En cela, la réinvention de l’organisation est semblable à un progrès majeur de la médecine comme l’antiseptique.
Impliquant des changements de comportements importants dans l’exercice de leur métier de la part des médecins de l’époque, il lui a fallu vaincre de nombreux freins avant de pouvoir s’imposer. Avec le management constitutionnel, il en est de même.
Comment créer de nouveaux comportements ?
Pour faire émerger de nouvelles habitudes, la démarche peut se faire en deux temps. Le premier temps consiste à identifier les nouvelles habitudes qu’il est nécessaire de créer. Non en énonçant des généralités abstraites mais en les définissant sous la forme de comportements concrets souhaités. Une nouvelle habitude peut être, par exemple, “me reprendre lorsque je demande encore une validation à mon ex-boss, ou encore, ce que je dois faire, et demander à la place ce que je veux dans mon rôle”.
Le deuxième temps consiste lui à trouver les moyens de renforcer ces nouvelles habitudes pour en faire des quasi-réflexes. Cela peut se faire par le biais de mécanismes tels les nudges. Ainsi, lorsque je dirigeais une grosse entreprise de service, j’avais mis en place le « rituel de la cloche ».
Afin d’améliorer la performance des équipes commerciales en matière de closing (signature de contrats), j’avais imaginé ce processus. À chaque nouvelle signature, le commercial qui a signé sonne la cloche. Au travers de ce rituel ludique, l’habitude de « closer les deals » est renforcée. Elle devient à la fois obsession et réflexe.
Une réalité que l’on retrouve également au travers de tous les outils que l’holacratie met entre nos mains pour donner vie au self-management. Et notamment avec les différents types de réunions proposés qui sont autant de nudges disponibles pour rendre inévitable le changement d’habitudes. Les rituels sont bien connus des théories du chaos comme générateurs d’effet papillon.
Ne nous trompons pas d’objectif. Opter pour l’empuissancement des personnes, c’est bien sûr vouloir faire émerger une nouvelle culture d’entreprise. Mais, changer de culture c’est d’abord changer de structure.
Un changement disruptif, ce changement de type 2 décrit par Watzlawick et qui, contrairement au changement de type 1, incrémental lui, ne permet aucun retour en arrière. Un changement de structure à la fois radical et rupturiste, qui s’inscrit dans la durée, à ne pas confondre avec la ferme volonté d’impliquer et d’accompagner tout le monde, au juste rythme, pas à pas, au sein de l’organisation.
J’apprécie beaucoup ces articles de management car on peut y faire un parallèle avec le public.
Même sur ce site, on tombe souvent sur le yakafokon (baisser les impôts, simplifier le code du travail…) sans pour autant préciser comment on change la structure même du pouvoir (politique mais surtout bureaucratique).
Donc une question que je me pose à la lecture de cet article, comment faire pour changer réellement la structure et la culture bureaucratique et politique?