Le poids effarant de la technostructure en France

Un État totalement sclérosé. Plus fort que l’horreur politique, l’inertie de la technostructure française.

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Le poids effarant de la technostructure en France

Publié le 29 octobre 2020
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Par Johan Rivalland.

Le dernier numéro de l’émission « La librairie de l’éco », animée par l’excellent Emmanuel Lechypre, présentait en première partie deux ouvrages qui ont retenu particulièrement mon attention et m’inspirent cette chronique.

Parmi les ouvrages aux analyses auxquelles je souscris pleinement, nous trouvons L’horreur politique d’Olivier Babeau. La mécanique perverse qui engendre celle-ci conduit à un État obèse et largement inefficace. Et ce d’autant plus que l’horreur politique est doublée – et même dominée – par une technostructure conduite par des hauts fonctionnaires dont le pouvoir de contrôle est démesuré et, pire encore, largement incontrôlable.

Les élites en question

Ainsi que le rappelle à juste titre Emmanuel Lechypre en préambule, la France est le pays qui dépense le plus au monde et qui connaît pourtant un délitement de plus en plus évident de ses services publics, au premier rang desquels ceux qui correspondent aux fonctions régaliennes, dont la part est ridiculement faible, rappelons-le, environ 12 % du budget en 2020 il me semble.

Et même dans les domaines où nos politiques et journalistes avaient la fâcheuse tendance à l’ériger quasiment en modèle, lorsqu’on fait référence aux hôpitaux notamment, l’État français apparaît bien comme étant dans un état de délabrement effroyable. D’où la question d’Emmanuel Lechypre à ses deux invités, Thierry Merle et Chloé Morin : comment en sommes-nous arrivés là ?

La réponse de Thierry Merle, conseil en stratégie d’entreprise et auteur, est que, d’une façon générale, le pays n’est pas bien dirigé. Et cela met en cause nos « élites ». La haute fonction publique n’y est pas pour rien, car c’est bien elle qui est mise principalement en cause, bien plus encore que nos politiques, qui ne sont souvent que de passage et sont bien moins compétents que les hauts fonctionnaires qui, eux, ont la connaissance des rouages de l’État et la durée devant eux.

La réalité, nous dit Thierry Merle, est que ces hauts fonctionnaires ont une carrière à assurer et que leur intérêt personnel n’est pas forcément en ligne avec celui des Français, ni avec les politiques.

Thierry Merle et André Touboul parlent de « bureaucrature », pour évoquer ce système où la démocratie, dans laquelle en principe les élus sont censés être les représentants du peuple, est remplacée par la gouvernance des hauts fonctionnaires. Emmanuel Macron étant à l’origine l’un d’entre-eux, ajoute Thierry Merle.

Il s’ensuit que rien n’est possible sans que quelqu’un s’attaque enfin de front à une réforme de cette haute administration, composée de fonctionnaires non pas organisateurs d’un quelconque complot (il a raison de le souligner), mais ayant des réflexes communs sur tous les sujets ; ce que l’on pourrait qualifier de « machine infernale », pour reprendre le nom d’une célèbre pièce de Jean Cocteau.

Les rouages de la haute administration

Chloé Morin a fait partie de plusieurs cabinets ministériels et a donc vécu de l’intérieur la prégnance de la haute administration sur les décisions des élus. Ces derniers sont certes en partie responsables de la situation, convient-elle, mais non seulement ils ne sont tout simplement pas toujours très compétents, et souvent sujets au renoncement et au manque de volonté, mais la plupart du temps la réalité est qu’ils se trouvent dépassés par la force des rouages de l’État face auxquels ils sont souvent impuissants.

D’autant plus que l’on sait à quel point la légitimité des politiques est plus que fragile et régulièrement mise en cause. Comment, dans ces conditions, et lorsqu’on se trouve à la tête d’un ministère que l’on connaît mal, s’imposer face à des milliers de fonctionnaires en poste que l’on est supposé diriger ? Sans compter les collusions entre des ministres parfois eux-mêmes issus de la haute administration et les hauts fonctionnaires qui défendent leur carrière.

Dès lors, on peut considérer que c’est en grande partie la technocratie qui détient l’essentiel du pouvoir. À travers des hauts fonctionnaires particulièrement brillants et généralement bien intentionnés, mais dont les décisions collectives sont parfois (ou souvent ?) absurdes et déconnectées des problèmes réels des Français ou même de la volonté politique.

Les lois votées par nos élus sont ainsi souvent rendues inopérantes par le jeu de la technocratie, représentée par un système de grands corps autogérés et cloisonnés, qui gèrent en interne leurs carrières : point central car c’est ce système qui aboutit à ce qu’aucun haut fonctionnaire n’a intérêt à se mettre ses pairs à dos, ni à ce qu’un corps marche sur les plates-bandes d’un autre corps. Ce qui conduit ainsi à cette sclérose de l’État au centre de notre sujet, toute créativité étant tuée dans l’œuf du fait de cette situation.

Le principe d’irresponsabilité

Chloé Morin prend l’exemple évocateur du souhait émis par Emmanuel Macron en 2017 de « supprimer les grands corps de l’État », en particulier l’ENA, pour montrer comment de fil en aiguille on est passé de « suppression » à « réforme », puis à un constat d’abandon total de l’idée de suppression. D’autant que le temps joue en défaveur des politiques et que les fonctionnaires ont parfois intérêt à mettre des mois à rédiger des textes d’application.

Laps de temps durant lequel les esprits sont passés à autre chose et où les politiques finissent par renoncer à vouloir faire passer leurs réformes. Comme le dit Thierry Merle, les ministres en sont souvent réduits, de fait, à être simplement de « super communicants », guère plus. D’où l’échec patent du « choc de simplification » souhaité par François Hollande à la suite de Nicolas Sarkozy. Tant que les hauts fonctionnaires bénéficient d’un statut à vie de fonctionnaire, nous dit Thierry Merle, rien ne sera susceptible d’évoluer.

Chloé Morin prend appui sur la gestion calamiteuse des masques pour montrer à quel point le système est engoncé dans ce qu’elle nomme « le principe d’irresponsabilité » :  un système dans lequel personne ne sait qui est responsable d’une décision ; ici, en l’occurrence, des stocks massifs de masques qui ont été brûlés car jugés inefficaces en raison de leur date de péremption, tandis qu’en parallèle la pénurie n’a pas pu être prévenue.

Un système dans lequel on est incité à « ne pas prendre de décision », afin de ne pas risquer de se le voir reprocher, et donc prendre le risque de grever sa carrière. Ce qui retombe finalement sur les politiques, la seule sanction possible étant désormais le pénal, faute de pouvoir toucher à la haute administration, composée de personnes inamovibles.

Un sombre système bien désolant, qui explique une large part de nos maux et permet de mieux comprendre dans quel état de léthargie nous sommes engoncés. C’est pourquoi Thierry Merle et André Touboul en appellent à une réforme de la fonction publique et à un changement du statut de la Cour des comptes, dont l’indépendance devrait être réelle, ainsi que son pouvoir d’action, qui aujourd’hui est inexistant. Chloé Morin souhaite quant à elle que l’on puisse redonner du pouvoir au politique et mettre fin à la « culture de l’entre-soi » des hauts fonctionnaires, les députés ne servant de fait aujourd’hui à rien, si ce n’est pour ceux de la majorité à voter les propositions du gouvernement et pour ceux de l’opposition à exprimer des positions minoritaires.

À tel point, nous apprend Thierry Merle, que la dernière fois que le Parlement a voté contre le gouvernement sur un projet de loi remonte à… 1962 (proposition de loi sur l’élection du Président au suffrage universel). Ce qui montre bien que les élus n’ont absolument aucun pouvoir.

Libérer la parole

Au stade où on en est, considère Thierry Merle, aucune réforme n’est directement possible. Seule une libération de la parole est susceptible de venir contrecarrer cette situation. Elle a commencé, selon lui, preuve en étant que pour leur précédent livre de 2014, André Touboul et lui avaient été amenés à éditer celui-ci sous pseudonyme, face aux résistances et au déchaînement suscités.

Le changement ne pourra venir que de la connaissance que nous pourrons tous avoir de ce mode de fonctionnement de l’État et des réactions que cela pourra engendrer. C’est pourquoi il m’est apparu utile d’y contribuer en portant à mon tour à la connaissance des lecteurs l’existence de ces deux ouvrages fondamentaux, sur un sujet absolument majeur.

 

Chloé Morin, Les inamovibles de la République : Vous ne les verrez jamais, mais ils gouvernent,Nouvelles éditions de l’aube, octobre 2020, 221 pages.

Thierry Merle et André Touboul, La trahison des invisibles – Macron face au choix : l’élite d’État ou les Français, Le Passeur, août 2020, 296 pages.

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  • La force de cette engeance est qu’ils sont immuables même quand ils font des conneries et cochent toutes les cases rapidement pour une retraite optimale le plus tôt possible,tout en continuant de nuire avec des mandats électifs,exemple Juppé alias le fusible.
    Nouvelle catégorie depuis cette crise sanitaire les profs de médecine qui mènent le pays à la baguette ,entendre hier matin l’un deux dire « l’économie ça se rattrappe » alors que nous étions déjà sous l’eau avant la crise sanitaire ,on en reparlera,déjà Hollande dit Taxator a ramené sa fraise en déclarant que l’impôt sera la seule solution de remboursement,et que ce fonctionnaire de l’APHP touche son salaire et a ses congés comme si de rien n’était ce qui est loin d’être le cas de plein de gens depuis le printemps.

  • « Chloé Morin souhaite quant à elle que l’on puisse redonner du pouvoir au politique et mettre fin à la « culture de l’entre-soi » des hauts fonctionnaires »

    Ok mais concrètement, comment on s’y prend?

    • @Koris : en changeant leur statut.

    • Peut être en commençant par briser la jurisprudence du Conseil Constitutionnel : https://www.conseil-constitutionnel.fr/la-constitution/la-decentralisation

      Certes cela ne réduira pas la masse de fonctionnaire dans un premier temps mais pourrait instiller une certaine concurrence aux différents échelons et un grand sens des réalités par la proximité.

      Il y a sans doute un échelon de trop (communes, départements et régions) si on compare avec nos voisins (Suisse, Allemagne..). Département ou Région ? C’est à la base de décider dans un deuxième temps.

      Il y aurait aussi le rééquilibrage entre le législatif et l’exécutif.

      Voilà c’est mon point de vue d’observateur citoyen.

      • le déséquilibre législatif/exécutif vient de ce que les parlementaires, issus du même milieu que les membres de l’exécutif et l’administration, ne jouent absolument pas leur rôle de contrôle de l’exécutif.
        S’ils avaient un tout petit peu de bon sens, les parlementaires devraient refuser tous les projets de lois, au motif que ceux-ci sont incompréhensibles et beaucoup trop lourds pour le commun des citoyens : ce n’est pas ce que l’on constate !
        Ils sont donc largement complices !

        • Si les humains étaient comme vous le souhaitiez ça se saurait. S’il est important de mettre des contre-pouvoirs indépendants en place ce n’est pas pour rien. Croire en la vertu des hommes c’est bien un des mythes les plus tenaces sur Contrepoints.

      • À titre personnel je ne suis pas sûr qu’il y a vraiment « un échelon de trop » et que supprimer cet échelon réglera tous les problèmes.
        Il y a certes beaucoup d’échelons. Trop ou pas, j’en doute : vu leur manière de fonctionner, il y en aurait 2 que ça serait déjà de trop. En pratique, on se tire dans les pattes entre niveaux, chacun essaie de faire sa pub au détriment des autres en subventionnant à peu près toutes les lubies du moment.
        Ce qui fait qu’une institution, un spectacle, une salle ou tout ce qui est géré par quelqu’un sachant frapper à la bonne porte touche des subventions de la commune, de la communauté des communes, du département, de la région, de l’Etat, de l’Union Européenne, les subventions s’ajoutant joyeusement en toute décontraction.

        Le principe de subsidiarité (un niveau, une compétence) passe complètement à la trappe…

  • En rendant impossible un mandat électif et un poste de fonctionnaire,je sais je rêve éveillé,mais il faut écouter Charles gave à ce sujet ;la fonction publique a colonisé la politique d’où le désastre ,il faut que nos dirigeants aient un logiciel d’entrepreneur et non de fonctionnaire ,seule issue en l’état des lieux.

  • Il faut dire aussi que le fonctionnaire de base n’est pas très productif, et je reste poli.

  • C’est tout à fait ça… tout est vrai et réaliste ! Du vécu constaté.
    Qui pourra / saura changer tout ça ?
    Il faudra donc attendre que tout s’écroule et que nous soyons ruinés et affamés par «  la caste «  pour que ça bouge?

  • Il n’y a qu’une réforme à mener : aligner le statut du fonctionnaire sur celui du salarié du privé. (avec aménagements pour le régalien). Toutes les autres réformes suivront comme par magie.

  • Ajoutons, je parle d’expérience, que cette bureaucrature n’est pas propre au secteur public. On la retrouve dans de grosses entreprises marchandes, à l’exception de celles qui appartiennent et sont gérées par leurs fondateurs, où une technostructure dirigeante est salariée mais en réalité mercenaire, soi-disant contrôlée par un conseil d’administration, souvent lui-même anesthésié par divers avantages réservés et occultes rémunérant le prix de sa passivité. Le pire étant atteint quand cette technostructure s’arrange avec celle du public dans une gigantesque connivence entretenant la pérennité du système, son inertie et le délitement progressif du pays décrit dans cet article.

    • Pas faux, mais dès que le temps se gâte et que les résultats économiques flanchent, cette technostructure est impactée à un moment ou un autre: l’entreprise se doit de réagir pour sa survie.
      Dans la FP, rien de tout cela.

      • dans les grandes entreprises françaises, le copinage avec le politique est tel que l’impact est faible. Toutefois, ces grandes entreprises finissent pas être bouffées par la concurrence internationales si elles ne sont pas en situation de monopole.

    • Tout à fait vrai @gaston pour ce qui se passe dans certaines grandes entreprises privées fonctionnant avec le capitalisme de connivence…….!!

  • Certes les hauts-fonctionnaires , le « deep State » a une inertie considérable.
    Cependant si les ministres n’étaient pas nommés pour d’obscures raisons de calcul électoral et/ou de copinage mais pour des compétences réelles ils auraient probablement plus de poids !
    Arrivant vierge de toute connaissance comment voulez-vous qu’ils prennent le dessus sur des « sachants » (sensés sachants) ?

  • Il y a une mesure relativement simple que TOUS les pays démocratiques ont prise: suppression du statut de la fonction publique (sauf pour les fonctions régaliennes: armée, police, justice) L’Etat embauche sous statut ^privé comme n’importe quelle entreprise.Mais cette décision doit être prise par ceux qui profitent du système.

    • 22% des salariés de la fonction publique sont déjà sous statut contractuel, soit 1.25 millions. A priori, ça ne change pas grand chose puisque vous ne l’avez même pas remarqué. Une armée reste une armée. Le mal semble plus profond !

  • « …ceux qui correspondent aux fonctions régaliennes, dont la part est ridiculement faible, rappelons-le, environ 12 % du budget en 2020 il me semble. »
    « il me semble » ‘tain mais vous ne pourriez pas vérifier avant d’envoyer ?
    « Il me semble » à moi que c’est plus proche de 6%

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