Les questions que pose la relocalisation du paracétamol

À l’heure où l’Amérique et la Chine développent les médicaments du futur, la France investit son énergie dans le paracétamol.

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Paracetamol Packaging By: brett jordan - CC BY 2.0

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Les questions que pose la relocalisation du paracétamol

Publié le 30 août 2020
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Par Philippe Silberzahn.

Le gouvernement français veut donc relocaliser toute la chaîne de production de paracétamol en trois ans. Médicament le plus vendu en France avec 500 millions de doses par an, il est utilisé comme antalgique.

Annoncé en fanfare, le plan de relocalisation est une réponse aux ruptures d’approvisionnement durant la crise du coronavirus, mais il pose des questions fondamentales sur la notion de souveraineté et sur les croyances qui sous-tendent la conception qu’en a la France.

Connaissez-vous le pembrolizumab ? Probablement pas. C’est pourtant un miracle de la recherche médicale. Commercialisé sous le nom de Keytruda, c’est la molécule qui pourrait en finir avec le cancer.

À plus de 5000 euros la prise, il pourrait rapidement représenter le plus gros chiffre d’affaires du secteur pharmaceutique avec près de 20 milliards de dollars. Il est produit par le laboratoire américain Merck.

Plus que jamais, les géants de la pharmacie ainsi qu’une nuée de startups biotechs sont engagés dans une course aux nouveaux médicaments contre les maladies complexes, comme le cancer et aujourd’hui les coronavirus. Les enjeux de santé et d’économie sont colossaux.

Et la France dans cette course ? Elle est largement absente, comme elle est absente d’à peu près toutes les courses à l’innovation actuelles. Dans ce contexte, le plan de relocalisation du paracétamol apparaît comme très en décalage par rapport aux enjeux actuels d’industrie et de santé publique, et ce à plusieurs titres.

Le mauvais argument de la première nécessité

L’idée de la relocalisation du paracétamol, c’est de « reprendre le contrôle de la production de médicaments de première nécessité. » 

Cela semble logique et raisonnable après les ruptures d’approvisionnement lors de la crise du coronavirus, mais c’est oublier que ce qui est de première nécessité dépend du contexte. Au début du confinement, la première nécessité a été le papier toilette. Faut-il un plan français de souveraineté du papier toilette ?

Tout produit peut en fait être qualifié de première nécessité tellement cette notion est vague. Sans camion, pas d’approvisionnement durant la crise. Sans masque, pas de protection. Sans téléphone, pas de fonctionnement de l’État. Mais surtout, la première nécessité de la prochaine catastrophe sera autre, parce que la prochaine catastrophe sera radicalement différente.

Lorsqu’elle surviendra, nous aurons passé les précédents mois à mettre en œuvre une fabrication « souveraine » de paracétamol et nous nous trouverons fort dépourvus. C’est une fuite en avant pour préparer la dernière guerre.

Une autre croyance qui justifie la relocalisation est celle qui voit le système industriel mondial comme statique. On a pu le voir avec les masques : face aux ruptures d’approvisionnement, beaucoup d’efforts ont été faits pour en faire fabriquer en France.

Le temps que tout se mette en place, le système de production mondiale s’est ajusté, les contraintes d’approvisionnement ont disparu et les masques sont redevenus ce qu’ils étaient, c’est-à-dire des objets communs à très faible valeur ajoutée.

Pas une seule seconde a été imaginé que le système de production mondiale, un temps dépassé par la très soudaine hausse de la demande, allait rapidement s’ajuster, ce qui est fait désormais. On a pensé statique alors que nous vivons dans un monde dynamique. Cette erreur a laissé en rade des dizaines d’entreprises françaises qui ont naïvement souscrit à ce modèle mental.

Peu à gagner, beaucoup à perdre

Imaginons que le plan de relocalisation réussisse. Qu’aurons-nous gagné ? Assurément, un certain degré de contrôle sur la fabrication d’un produit jugé essentiel. En cas de crise, le produit sera disponible sans passer par un pays tiers. Cela à condition naturellement que pour fabriquer ce produit il soit nécessaire de ne strictement rien acheter à l’étranger, ni machine, ni ingrédient, ni matière première, rien.

La maîtrise doit être totale sur toute la chaîne de fabrication, du début à la fin. Si le pays reste dépendant pour un seul élément de la chaîne de production, l’indépendance disparaît.

On voit très vite que nous ne pouvons être totalement indépendants que pour des produits extrêmement simples, dont les matières premières sont présentes en France et qui ne nécessitent pas de machine sophistiquée devant être achetée à l’étranger.

Il suffit de décortiquer un produit un peu complexe pour comprendre que très vite on trouve, directement ou indirectement, un fournisseur étranger, interdisant de fait l’indépendance. Un simple emballage plastique, tout à fait essentiel dans la production et la vente de tout ce qui se fabrique, ne peut être fabriqué en France sans importer du pétrole. En bref, l’indépendance est largement une illusion.

Et qu’aurons-nous perdu avec cette histoire ? Probablement beaucoup. Nous dépensons beaucoup d’énergie et de ressources pour faire des choses que nous ne savons pas bien faire, nous les faisons sur des échelles les rendant peu rentables, et toutes les ressources ainsi gaspillées ne peuvent servir à autre chose où pourrait se créer davantage de valeur, notamment les médicaments d’avenir.

Le produit fabriqué est plus cher que celui qu’on importait, ce qui pénalise les consommateurs et empêche son exportation. C’est la tragédie de tous les pays ayant développé des politiques autarciques de substitution d’importation : ils se retrouvent appauvris par une politique censée favoriser leur développement, ce qui finalement mine leur souveraineté car il est difficile d’être souverain quand on est pauvre.

Une autre conception de la souveraineté

On m’objectait toutefois récemment que relocaliser le paracétamol et préparer l’avenir ne s’opposent pas. Mais ce n’est pas exact, car on ne peut pas tout faire : toute ressource consacrée à un effort manque nécessairement pour un autre effort. Mais surtout, le modèle mental de la souveraineté conditionne la façon dont nous pensons le problème et nous ramène de fait à hier au lieu de nous pousser vers demain.

Car qu’entendons-nous en fait par souveraineté ? Celle-ci se définit comme la qualité propre à une collectivité politique qui se gouverne elle-même. Derrière se trouve l’idée que cette collectivité exerce un contrôle, notamment celui de son territoire. La souveraineté a été l’obsession des rois français à travers l’histoire.

Appliquée au monde industriel elle signifie que la fabrication des produits que nous consommons, et en particulier ceux que nous jugeons essentiels, est nécessaire à la souveraineté. Cette pensée est à la source des politiques d’autarcie et de substitution d’importations évoquées plus haut.

Concept politique et militaire, la souveraineté s’applique cependant mal au domaine économique et industriel. La souveraineté politique, comme la guerre, est en effet un jeu à somme nulle.

À Bouvines en 1214, Philippe Auguste remporte la victoire face à Jean sans Terre et agrandit le domaine royal. Ce que l’un gagne, l’autre le perd. Ce n’est pas la même chose dans l’industrie. Qu’est-ce qu’être souverain dans le monde industriel ?

Apple conçoit ses produits en Californie mais les fait tous fabriquer en Chine. Qui craint pour la maîtrise par Apple de sa destinée tant il est évident que sa force se trouve dans la conception, et non la fabrication ?

Carrefour ne fabrique rien non plus, mais représente une force considérable sur le plan commercial.

Dans le monde industriel et commercial, la notion de contrôle prend des formes variées. La fabrication n’est pas la source universelle de force, bien au contraire. Dans une relation commerciale, celui qui détient le pouvoir est parfois le fabricant, parfois l’acheteur. Des pays commerçants, mais fabriquant peu, peuvent être extrêmement puissants, comme la Hollande au XVIIe siècle ou Hong Kong aujourd’hui.

Il en va de même pour la notion de dépendance : si l’acheteur est dépendant du producteur, l’inverse est également vrai. Le producteur est dépendant de l’acheteur, car si pas d’acheteur, pas de production, et si pas de production, pas de vente. Au contraire de la guerre, chaque parti a besoin de l’autre pour exister.

La notion de dépendance est en outre à relativiser lorsque vous êtes un gros client : quand vous achetez 500 millions de doses de paracétamol par an, comme c’est le cas de la France, vous avez un très fort pouvoir sur votre fournisseur qui a intérêt à vous satisfaire, et beaucoup d’autres sont prêts à le faire s’il ne le fait pas.

Au vu de ce qui précède, on peut donc dégager deux conceptions de la souveraineté. La première est statique et rétrograde, au sens de regarder vers le passé. Elle consiste à concevoir l’économie comme la guerre, c’est-à-dire comme un jeu à somme nulle, à considérer un acheteur comme dépendant d’un vendeur, à penser que dans une relation commerciale celui qui fabrique est fort et celui qui achète est faible, et que l’on est fort lorsqu’on est indépendant des autres.

Cette conception s’attache aux symboles et a une conception naïve du jeu économique et des sources de puissance. Elle pense, sérieusement, que fabriquer du paracétamol redonnera sa grandeur à la France.

Mais il existe une autre conception de la souveraineté, celle dans laquelle ce qui nous rend fort c’est précisément l’interdépendance, celle où nous appuyant sur nos forces, nous nous rendons indispensables à nos partenaires commerciaux et industriels, sur les forces desquels nous nous appuyons en retour. Celle où notre puissance provient de notre attraction.

Ce qu’il y a derrière cette conception, c’est un modèle mental orienté vers le progrès et l’innovation, vers une économie vue comme un exercice de coopération, et non vers le passé et la protection. C’est un pari sur la dynamique, et non sur un monde statique.

À l’heure où l’Amérique et la Chine développent les médicaments du futur et que la France investit son énergie dans le paracétamol, l’observation faite par Léon Blum il y a bien longtemps reste malheureusement plus vraie que jamais :

« Tandis que la règle du capitalisme américain est de permettre aux nouvelles entreprises de voir le jour, il semble que celle du capitalisme français soit de permettre aux vieilles entreprises de ne pas mourir. »

Sur le web

Article initialement publié en juin 2020.

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  • Dieu merci, il ne faudra pas relocaliser le cataplasme à la moutarde de Dijon, si efficace contre le COVID

  • Merci pour cet article. Mais j’irais plus loin.
    La pensée politique et électoraliste des petits marquis aux pouvoirs est fortement polluée par la mouvance écolo-bobo-socialo-marxiste, prônant le retour aux modes de vie d’avant la Révolution industrielle.
    Tant le mythe du « bon sauvage » de Jacques Cartier, que celui du « paradis perdu » de Milton, que les références croissantes au totalitarisme d’un Jean-Jacques Rousseau, visent à freiner, puis bloquer, puis détruire notre société contemporaine.
    Et je permettrais de compléter votre avant dernier paragraphe : «C’est un pari sur la dynamique, et non sur un monde statique» avec “voire sur un pays qui, au nom du progressisme, entre dans la régression”.

  • Cett idée de relocalisation est tellement tordue que celui qui l’a émise doit sans doute déjà l’avoir oublie..

  • article limpide et tellement juste. merci Monsieur Silberzahn.

  • Quand on pense que ce produit est dit médicament, ce qui est faux, car il ne guérit et ne soigne rien, est le plus vendu en France.
    J’ai eu la curiosité de voir les « médicaments » les plus utilisés et vendus dans notre pays, c’est assez effrayant.
    En tête de liste il y a tous ces produits de confort souvent inutiles et dangereux (doliprane, anti-inflammatoires, anxiolytiques, cholestérol, et hypertension) et qui font la richesse des labos.
    Alors transférer le lieu de production du paracétamol en France est vraiment une grande innovation scientifique de pointe typiquement française.

  • Très bon article comme à l’accoutumée.
    Je ferais cependant rapidement quelques remarques :

    – on ne peut raisonner totalement sur la question de la localisation de la production sans y associer, même indirectement et partiellement, la question de l’emploi. D’autant que les ravages causés par l’idéologie socialisante (destruction de l’EN et d’une grande partie de l’enseignement supérieur, nivellement généralisé par le bas, tiers-mondialisation du pays…) ont fait réémerger une masse critique de personnes sous-qualifiées. Depuis bien longtemps, autour 6 millions de chômeurs en France. Ce avant la Covid-19…

    – la relocalisation intelligente, c’est-à-dire spontanée, pourrait être le témoignage positif d’un changement d’ère (je n’y crois absolument pas). En effet, elle ne peut être que le résultat du choix libre des acteurs économiques (producteurs, consommateurs…). Ce serait un changement de paradigme inespéré. Car cela impliquerait que nous sommes capables de revenir sur des décennies de dérive idéologique dont les effets avaient rendu la délocalisation vitale pour nombre d’entreprises soumises à la concurrence.
    Autrement dit, déchargeons les entreprises du fardeau rédhibitoire des charges, de la fiscalité, des 35 heures et des réglementations en tout genre et une partie d’entre-elles relocalisera naturellement la production, parce qu’en mesure de proposer des produits restés compétitifs.

    – « Mais il existe une autre conception de la souveraineté, celle dans laquelle ce qui nous rend forts c’est précisément l’interdépendance, celle où nous appuyant sur nos forces,… »
    Nos forces, quelles forces ? Nous n’en avons quasiment plus.
    Attention à ne pas confondre délocalisation et désindustrialisation. Le collectivisme a condamné la France aux 2 punitions. La seconde étant totalement mortifère.

  • Pas trop de commentaires, et tant mieux. Le doliprane c’est l’exemple type du médicament dont l’emballage coûte plus cher que le contenu.. 1 ou 2 conteneurs par an de matière premières et paf au hit parade des ventes et c’est justifie, sa soigne tous les petits bobos de la vie quotidienne pour 3 francs six sous.. Et la secu gagne autant que le laboratoire avec ces 50cts par boîte.

  • Et si on veut vraiment stimuler un courant de relocalisation spontanée on peut essayer de se transformer en refuge fiscal: ce sera la ruée.

  • avec les maux de tête via le port du masque en continu , on risque fort d’avoir besoin de ce médoc ;

  • « toute ressource consacrée à un effort manque nécessairement pour un autre effort »
    Ca semble évident pour tout qui prend des décisions avec ses propres ressources (argent, effort, temps…). Mais c’est tellement étranger à ceux qui peuvent puiser sans fond dans celles des autres.

  • « penser que dans une relation commerciale celui qui fabrique est fort et celui qui achète est faible »
    Les tenants de cette idéologie retournent leur veste quand il s’agit du marché du travail, où l’acheteur (l’employeur) est considéré comme fort et le vendeur (le salarié) faible.
    La cohérence de pensée n’est pas de leur monde.

    • Bien vu ! Leur cohérence réside dans leurs objectifs idéologiques quasi religieux, peu importe les contradictions et la faiblesse de leur logique pour y parvenir.

    • « penser que dans une relation commerciale celui qui fabrique est fort et celui qui achète est faible » Ce serait le cas dans une économie de rentes, de monopoles protégés etc… Si les chinois pouvaient vendre leurs produits aux occidentaux aussi cher que si c’était produit en occident ils ne se grèneraient pas de la faire.

  • Cette idée de relocalisation vient des politiciens et activistes nationalistes d’extrême gauche et d’extrême droite : « la France va mal parce que les étrangers fabriquent le pain des français ».

    Le gouvernement a sauté sur le prétexte car cela lui permet de s’exonérer de sa responsabilité, et jette les valises de billets de Merkel par la fenêtre pour montrer qu’il agit et qu’il maîtrise.

    Pendant ce temps, pourquoi s’inquiéter de l’approvisionnement des matières premières pour être autonome dans ce qui va être relocalisé alors que la première et plus importante ressource sera … du gaz russe.

    • Il est vrai que les Russes sont nos amis et qu’il ne saurait y avoir des soupçons d’espionnage des officiers frrrançais au profit de la Russie.

  • Intéressante cette réflexion de Blum car elle prouve que rien n’a changé depuis 1936 en France, bientôt un siècle!

  • La première chose à faire avec le paracetamol, c’est de ne pas en prendre.
    dé- ou re- localiser = rab

  • Sinon, on pourrait commencer par relocaliser les politiciens qui marchent sur la lune.

  • Excellent article et si malheureusement juste!

  • Qu’est-ce qui empêche nos industriels de se lancer dans la recherche de médicaments high-tech ? Il attendent que ce soit l’État qui s’en charge ?

  • Les commentaires sont fermés.

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