Marathon en moins de 2 heures : un cas de dopage technologique ?

Des chaussures techniquement performantes peuvent-elles avoir contribué à la victoire dans un marathon ? S’agit-il d’un dopage technologique ?

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Marathon runners wearing Nike ZoomX Vaporfly by Marco Verch (CC BY 2.0)

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Marathon en moins de 2 heures : un cas de dopage technologique ?

Publié le 25 novembre 2019
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Par Laurent Grélot1.

En octobre dernier, à Vienne, Eliud Kipchoge, un coureur de fond kényan devenait le premier homme du monde à effectuer un peu plus de 42 km en moins de deux heures. Le lendemain, à Chicago, Brigid Kosgei, une compatriote, envoyait aux oubliettes le précédent record féminin du marathon. Or ces deux exploits ont suscité au choix enthousiasme, scepticisme ou rejet absolu. Et l’objet du rejet tient en deux mots : innovation technologique.

Marathon runners wearing Nike ZoomX Vaporfly by Marco Verch (CC BY 2.0)

Dans les deux cas, les athlètes avaient aux pieds des chaussures Nike. Et depuis trois ans, l’évolution de ces chaussures est contestée par certains compétiteurs. L’amélioration des temps des athlètes leur paraît si criante et suspecte qu’ils y voient bien plus qu’une rupture technologique. Et leur rejet se cristallise sur un cas particulier : le record (1 h 59 min 40 s) du Kényan Eliud Kipchoge à Vienne. Un record symbolique, puisqu’il n’est pas officialisé par l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF).

Les « chronos » de la discorde

Chez les hommes, les 8 meilleurs « chronos » mondiaux établis en marathons officiels ont tous été réalisés avec des chaussures Nike. Sa suprématie est moins marquée chez les femmes, où seul le record du monde et la quatrième meilleure performance mondiale ont été établis avec des chaussures de cette marque. Quant au rejet, il s’est emballé tout récemment.

Le 29 septembre dernier, à Berlin, l’athlète éthiopien Kenenisa Bekele, que l’on pensait « fini » suite à des abandons sur ses derniers marathons, établit (en Nike) la seconde meilleure performance mondiale, à 2 secondes du record officiel.

Le 12 octobre suivant, à l’occasion du Challenge INEOS 1:59 se déroulant à Vienne, Eliud Kipochoge atomise son record officiel. Il court en chaussures Nike AlphaFly à trois lames de carbone, et son record est aussitôt contesté au vu des conditions de course inédites, que ce soit par le parcours ou les 41 relais de « lièvres » de très haut niveau lui offrant une protection aérodynamique avantageuse.

Enfin le 13 octobre, à Chicago, la Kényane Brigid Kosgei, elle aussi chaussée de Nike, détrône le vieux record féminin de Paula Radcliff, avec un marathon accompli en 1 min et 20 s de moins.

De nouvelles stratégies de course

Nonobstant la formidable performance d’Eliud Kipochoge, c’est en des termes très péjoratifs et suspicieux que seront décrites ses différentes composantes (organisationnelle, technique et humaine) dans certains médias.

Il est vrai que cette course n’a en commun avec les marathons IAAF que la distance courue (42,195 km). Mais c’est bel et bien un marathon, comme le sont ceux du Pôle Nord, de l’Everest, ou encore de la Grande Muraille de Chine, que personne ne conteste. Et contrairement à ce qui est allégué, la course de Vienne n’est pas dénuée d’intérêt : elle révèle en effet de nouvelles stratégies de course (drafting) pour aller toujours plus vite sur les marathons IAAF.

Comment le marathonien a-t-il amélioré sa vitesse ? Écartons d’emblée l’idée du dopage, même si maints athlètes kényans, stars et de second rang, ont été sanctionnés. Eliud Kipchoge, qui est au plus haut niveau depuis son jeune âge (champion du monde du 5000 m à 18 ans), n’a jamais été contrôlé positif.

Marathon : réduire le coût énergétique

Pour courir plus vite, l’une des meilleures options consiste à réduire le coût énergétique du déplacement, c’est-à-dire améliorer l’économie de course. Or on peut y parvenir en faisant progresser sa technique, et/ou ses chaussures. Et à l’évidence, sur ce point, Nike a mieux réussi que ses concurrents pour le marathon – au passage, avec des chaussures elles aussi dotées d’une lame en fibres de carbone, Hoka One One a permis à Jim Walmsley de battre le record du monde du 50 milles en 4 h 50 min et 16 s.

Une vision idéalisée et fantasmée de l’athlétisme voudrait laisser croire au grand public que la performance repose presque uniquement sur les capacités physiques et mentales du coureur. Il n’en est rien. Mais si à l’instar des sports automobiles, il n’y a pas de championnat du monde des constructeurs en athlétisme, dans les faits, la compétition entre équipementiers est féroce. Ainsi en 2016, Nike a investi 1,5 milliard de dollars en Recherche et Développement, soit trois fois plus que son concurrent Adidas.

L’impact de l’innovation technologique en sprint est important mais pas facilement décelable par les spectateurs. Author provided (No reuse)

Aujourd’hui, l’entreprise glane les fruits de son investissement… au grand dam des coureurs non équipés de Vaporfly. En ce sens, les réactions du triple champion de France de cross Hassan Chahdi, sponsorisé par Adidas, relèvent d’une utopie surprenante : « Ça crée des inégalités. On devrait tous être égaux sur la ligne de départ » expliquait-il en octobre dernier dans un quotidien régional. Qu’envisage-t-il ? Un modèle de chaussure unique pour tous les marathoniens élites comme pour les pneumatiques en Formule 1, ou courir pieds nus comme l’autorise l’IAAF ?

Les Vaporfly : des chaussures magiques ?

Les Vaporfly diffèrent des chaussures de course conventionnelles en trois points. D’abord, l’insertion d’une plaque en fibres de carbone dans toute la longueur de la semelle. Ensuite, le matériau de la semelle intermédiaire. Enfin, l’épaisseur de cette semelle.

Ces trois composantes, prises isolément, visent à réduire les pertes d’énergie à chaque impact au sol. Les chaussures ne créent donc pas de force motrice : elles sont optimisées pour limiter la déperdition énergétique du coureur lors des appuis au sol. Difficile de qualifier cette optimisation de dopage technologique, car toutes les chaussures concurrentes jouent ce même rôle mais de façon moins efficace. Mais examinons plus avant chacune des caractéristiques.

Trois composantes importantes

La plaque en fibre de carbone augmente la rigidité durant la flexion longitudinale de la chaussure : on la trouve classiquement sur les modèles de sprint. En rigidifiant l’articulation qui relie les os du métatarse à la base des premières phalanges des doigts de pied, elle diminue le travail de la cheville. Et elle réduit ainsi le coût énergétique de la course d’à peu près 1 %.

La semelle intermédiaire est en élastomère Pebax, un matériau plus léger et plus résistant que l’acétate de vinyle (EVA) et le polyuréthane thermoplastique (TPU) traditionnels. Cela lui confère de sérieux avantages : la semelle de la Vaporfly restitue ainsi 87 % de l’énergie emmagasinée lors de sa compression, contre 76 % pour le modèle Adios Boost d’Adidas en TPU, et 66 % pour le Zoom Streak de Nike en EVA.

Enfin, l’épaisseur de ladite semelle peut être accrue sans ajouter de masse à la chaussure, par suite de la moindre densité du Pebax. Ainsi, la Vaporfly pèse 184 grammes pour une hauteur de talon de 31 mm, contre 181g pour 23 mm avec le modèle Zoom Streak. In fine, ce matériau est avantageux à plus d’un titre : outre sa résistance, il permet sans poids supplémentaire d’améliorer l’amortissement et d’augmenter la longueur effective de la jambe du coureur. Un allongement qui réduit encore le coût énergétique de la course : il représente probablement 25 % du gain induit par les Vaporfly.

Peut-on quantifier l’influence des Vaporfly ?

Le physiologiste du sport sud-africain Ross Tucker a remarquablement décrit l’influence que pourrait induire un gain de 1 à 5 % (valeur maximale donnée par Nike) de l’économie de course. D’après ses estimations, un gain de 1 % pourrait faire progresser de 0,65 à 0,7 % la performance chronométrique d’un très bon marathonien. Une amélioration de 2,9 % permettrait ainsi de passer du record du monde obtenu en 2008 à Berlin par l’athlète éthiopien Haile Gebrselassie (2 h 3 min 59 s) à celui obtenu 10 ans plus tard au même endroit par Eliud Kipchoge (2 h 1 min 39 s).

Eliud Kipchoge est-il plus fort ou mieux équipé que Haile Gebrselassie ? Author provided (No reuse) 

 

Ross Tucker n’omet pas, toutefois, de préciser que l’on ne sait rien de l’amélioration due aux Vaporfly chez Kipchoge. Ainsi conclut-il, tout ce qui se dit et s’écrit sur la part des chaussures du Kényan dans ses temps en marathon n’est que spéculation. Gageons que les ingénieurs de Nike ne spéculent pas, mais qu’ils ont de leur côté mesuré le gain de performance.

Que pourrait faire l’IAAF ?

Après la course de Vienne, un groupe d’athlètes professionnels a déposé une plainte formelle auprès de l’IAAF, estimant que la chaussure Nike fournit un avantage « inéquitable ». Reste que ce modèle a été approuvé par l’IAAF en mai 2018. Qui plus est, il est en vente libre. On peut donc supposer que cette plainte n’aboutira pas à une interdiction. Mais elle pourrait en revanche conduire l’IAAF à définir une norme sur les chaussures de courses longues.

De fait, l’IAAF devra se positionner rapidement pour continuer à encourager le développement technologique des équipements individuels et collectifs, tout en préservant l’équité ou « l’esprit de l’universalité de l’athlétisme ». Et si la règle devait changer, elle devrait être claire. Sans quoi, il faudra continuellement statuer sur les améliorations reposant sur des ruptures technologiques.

À ce sujet, notons que Geoffrey T. Burns (École de kinésiologie, Université du Michigan) et Nicholas Tam (Département de physiologie, Université du Pays basque de Bilbao) proposent d’arrêter une géométrie de chaussures de courses longues sans limitation sur la nature de leurs matériaux. Précisément, ils suggèrent de fixer une norme sur l’épaisseur de la semelle intermédiaire. Une proposition judicieuse et réaliste, car l’IAAF l’a déjà appliquée pour les chaussures de saut en longueur et en hauteur. À suivre…

Sur le web-Article publié sous licence Creative Commons

  1. Professeur de Physiologie du travail et de l’exercice, Spécialiste physiologie du sport au Commissariat des Armées – HIA Laveran, Aix-Marseille Université (AMU).
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  • Les chaussures a ressorts , boing boing boing………

  • ce qui est amusant est le récit pourquoi voulons nous croire que les records doivent être battus?

    il est EVIDEMMENT vain de comparer les temps de courses établis avec des conditions différentes.
    pour le sprint…sauf qu’il y a un truc qui se passe avec bolt on voit une anomalie, un grand champion..ou bien un progrès technique non décelé. il serti bn de donner par exemple la distribution des temps au 100M des meilleurs mondiaux pour voir si il s’agit d’un homme ou d’une population..
    Tout dépend du sens que l’on VEUT mettre dans les records..

    sinon à l’évidence , il faut faire courir les gens dans des conditions rigoureusement identiques..
    on pourrait demander à bolt de courir dans les conditions d’owens, pour s’amuser.

    • On pourrait limiter à 80 km/h, ou à 8, ou à 0.8…
      Que les records soient battus a un côté rassurant sur notre volonté de progrès. Les inepties médiatiques racontées lorsqu’ils le sont sont, elles, bien vaines, comme vous le dites, en ramenant la performance au seul athlète, ou en voulant rétablir l’égalité des chances avec tel ou tel autre du passé.

    • jacques a écrit: « pourquoi voulons nous croire que les records doivent être battus »
      ..
      Parce que c’est l’essence du succès de l’Homme.

  • Faisons comme les grecs de l’Antiquité : tout le monde à poil. Même si je ne peux m’empêcher de penser qu’on trouvera toujours quelque chose pour se plaindre que l’Autre gagne et pas nous.

  • La réglementation transforme les sports de course technologique comme la F1 en course bureaucratique. Gagne celui qui sait le mieux trouver des failles ou des niches dans la réglementation.
    Le problèmes est que ces « progrès » ne profitent plus à la société.

  • En effet, une des solution est d’interdire toute innovation technologique, en utilisant un cahier des charge très précis. La conséquence est le blocage (ou tout du moins l’absence de publicité) de tout progrès qui pourrait avoir des applications pour le grand public.
    Il y a eu un précédent, le cas du vélo. Qui sait que les « vélo de courses » vendus sont en fait complètement à la ramasse technologiquement? Voila ce qu’est un vélo à la pointe

    qui n’a pas le droit de s’appeler vélo bien sûr.
    Toutes ces appellations de « dopage technologiques » ne sont que des tentative d’anti concurrence. Si les Addidas ne lui conviennent pas, il n’a qu’à prendre des Nike. Ah mais peut être que Nike paye moins, et dans ce cas c’est juste sa décision.
    Quant aux fins de comparaisons, il est bien évident que comparer des performances à différentes époques n’a pas de sens. Il n’y a pas que la technologie, il y a les méthodes d’entrainement, la nutrition, l’augmentation du nombre de candidats etc qui modifient les performances possibles.

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