Par Philippe Silberzahn.
Une des sources les plus importantes des erreurs de prédiction tire sa source dans la croyance en des lois empiriques, c’est-à-dire des phénomènes qui se produisent depuis tellement longtemps qu’on a fini par penser qu’ils se produiraient toujours. Cette notion de temps dans la persistance d’un phénomène a été abordée avec un angle philosophique par le philosophe Nelson Goodman au moyen de son paradoxe ‘grue’, qui nous permet de mieux comprendre l’erreur commise.
Le paradoxe grue
Voici comment Goodman présente le paradoxe ‘grue’ au moyen d’un exemple basé sur les émeraudes. Les émeraudes sont des minéraux de couleur verte en raison des traces de chrome, vanadium et fer qu’ils contiennent.
Adoptons donc l’hypothèse suivante : toutes les émeraudes sont vertes.
Cette hypothèse est confirmée par de très nombreuses observations d’émeraudes vertes, c’est-à-dire ses ‘instances positives’. Considérons maintenant une hypothèse rivale : toutes les émeraudes sont vleues.
Ici ‘vleu’ (vert-bleu) est un nouveau prédicat qui est défini comme la propriété d’être vert avant une date t – disons l’année 2080 – et bleu après. Ainsi, ce prédicat selon lequel toutes les émeraudes sont vleues sera confirmé par toute observation d’une émeraude verte avant l’an 2080, parce que ‘vleu’ signifie par définition être vert avant 2080 et bleu seulement après. Naturellement, puisque toutes les observations disponibles datent d’avant l’année 2080, elles confirment toutes l’hypothèse « les émeraudes sont vleues » exactement autant qu’elle confirme l’hypothèse « les émeraudes sont vertes ». Goodman avance alors que si l’observation d’une émeraude verte étaye l’induction logique « toutes les émeraudes sont vertes », elle étaye de la même manière l’affirmation « toutes les émeraudes sont vleues ». Il est donc étonnant que nous acceptions facilement la première affirmation, mais pas la seconde.
Effet sur les lois historiques de la prédiction
Quel intérêt me direz-vous ? Eh bien ce paradoxe peut servir à faire un usage plus prudent qu’on ne le fait actuellement de « lois » historiques pour la prédiction. La plupart de ces lois sont en effet vraies… jusqu’à ce qu’elles deviennent fausses.
Par exemple, dans ses prévisions de janvier 2016 pour l’année à venir, le Financial Time était catégorique : Qui gagnera l’élection américaine ? Réponse : Hillary Clinton, parce que « toutes les élections se gagnent au centre ». En fait, ce qui est présenté comme une évidence, une loi, n’est en fait rien d’autre qu’un fait historique. Cette loi est vrausse, à la manière de vleue : elle est vraie jusqu’à une date donnée, puis elle peut devenir fausse. Il se trouve que pour les États-Unis, la date était novembre 2016. Le FT aurait ainsi du écrire plutôt : « Jusque-là, une élection s’est toujours gagnée au centre » puis se demander : est-ce que ce fait historique restera valable dans le cas de cette élection ? Sans nécessairement pouvoir avoir la réponse, le simple fait de se poser la question ouvre des perspectives nouvelles sur l’anticipation possible d’un événement qui nous semble pourtant totalement impossible.
Une loi qui s’est avérée vrausse !
De même, en septembre 1962, la CIA estimait que jamais les Soviétiques n’installeraient de missile à Cuba – ce qu’ils étaient précisément en train de faire – pour la bonne raison que ces derniers n’avaient jamais installé de missiles nucléaires à l’extérieur de leur territoire. La ‘loi’ « Les Soviétiques n’installent pas de missiles nucléaires en dehors de leur territoire » était en fait vrausse. Il aurait fallu la reformuler de la façon suivante : « Les Soviétiques n’installent pas de missiles nucléaires en dehors de leur territoire jusqu’à une date t ; mais ils pourraient le faire à partir de cette date. » Puis se demander si t ne pourrait pas être septembre 1962.
Il est donc potentiellement extrêmement intéressant de considérer toutes les ‘lois’ sur lesquelles on appuie son diagnostic d’anticipation comme des lois vrausses. On se prémunit ainsi de l’argument d’immortalité et de l’erreur logique « cela ne s’est jamais produit = c’est impossible ». Avec vrausse, « cela ne s’est jamais produit = pas encore produit mais possible ». Tout ce qui n’est pas impossible, tout ce qui est une ‘possibilité épistémique’, pour reprendre l’expression de l’économiste George Shackle, est vraux. En fin de compte, regarder les ‘lois’ historiques comme vrausses prémunit l’acteur contre l’arrogance épistémique qui coûte si cher à ceux qui en sont victimes.
L’argument vraux fonctionne également avec les prévisionnistes. Tel ‘expert’ est très écouté parce qu’il a ‘prédit’ les 3 dernières élections présidentielles ? Vraux ! Si vous misez sur ses prédictions pour la prochaine, vous pourriez bien être le dindon de la farce. Comme le disait Bertrand de Jouvenel, « Vivre est un pari ; écartons au moins les paris absurdes. »
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Intéressante façon d’aborder le sophisme “A est compatible avec la réalité, mais on ne l’a jamais vu donc A n’existe pas”, qu’on entend souvent quand on aborde la question de la liberté avec nos semblables.
Cela dit, en ces temps orwelliens où la réalité et la vérité sont attaquées de toute part, je ne serai pas tellement étonné que ces histoires de vraux (ou de fvrai) puissent se transformer dans l’esprit de certains en “rien n’est vrai, tout est faux et réciproquement, et d’ailleurs, en physique quantique, blablabla bla”.
Voilà un article très intéressant qui risque de ne pas plaire aux experts patentés qui se répandent sur les ondes, dans les journaux et à la télé. Merci, je le trouve très fvrai!
Variation sur le même thème: on n’a toujours fait comme ça, il n’y a pas de raison de changer
C’est exactement le principe de la méthode scientifique 😉