Par Amir Mastouri.
Un article de Libre Afrique

Le lancement officiel des auditions publiques des témoignages des victimes de la dictature, est aujourd’hui au centre du débat en Tunisie. Entre un discours idéalisateur d’un côté, et un regard sceptique voire méprisant de l’autre, quelle lecture objective peut-on faire de cet événement ?
Permettre aux victimes de la dictature de témoigner publiquement de leurs souffrances revêt une signification symbolique indéniable. Permettre à une personne de reprendre, de façon détaillée, la scène du crime dont elle était la victime, et de faire son deuil, ne serait-ce que partiellement, est d’une importance capitale pour sa  reconstruction psychologique. En effet, cet acte quasi-théâtral a réussi par apporter à la mise à nue des atrocités commises depuis l’indépendance un caractère officiel certain.
Autrement dit, ces auditions publiques étant organisées par une instance constitutionnelle au financement public, en plus d’être retransmises en direct par la télévision nationale, laisse entendre une forte implication directe de l’État et une reconnaissance de sa part.
Le rôle de la société civile
Naturellement, l’État n’aurait pas accepté d’y procéder en l’absence de pression exercée, de manière constante, par l’ensemble des acteurs de la société civile tunisienne depuis la chute de Ben Ali. C’est pourquoi cela devrait s’analyser en un succès lié à la révolution de 2010-2011. Cependant, eu égard au poids de l’héritage autoritariste, il semble peu évident que ce qui est fait puisse être suffisant.
D’abord, il serait bon de rappeler que la justice transitionnelle poursuit, en premier lieu, un but de sensibilisation et de conscientisation. En d’autres termes, par la reconnaissance des erreurs commises par le passé on apprend à ne plus jamais reproduire ça dans l’avenir. Ainsi, l’ignorance et l’oubli des crimes commis ne permettront jamais de bien tourner la page.
Dans cette perspective, il faudrait que l’Instance Vérité et Dignité (IVD) se dote des moyens nécessaires afin qu’elle puisse mener à bien sa mission. La justice transitionnelle devrait viser, non seulement la classe politique, mais l’ensemble de la société et surtout sa jeunesse.
Intériorisation des droits de l’Homme
Ainsi, l’IVD devrait inclure dans son champ d’activité les établissements scolaires, les établissements d’enseignement supérieur, ainsi que les maisons de jeunes. Car l’ultime garantie de non-répétition n’est autre que l’intériorisation de la valeur du système des droits de l’Homme par le Tunisien de demain.
Ensuite, l’on observe aisément une absence de volonté de poursuivre en justice les auteurs des exactions. De cette manière, on risque d’ériger le processus de justice transitionnelle en un système de blanchiment de la dictature. Les Tunisiens ont besoin de voir leurs agresseurs, grands ou petits, répondre de leurs fautes. Par essence, la justice transitionnelle ne se substitue guère aux juridictions conventionnelles. Par ailleurs, exclure la punition des auteurs des crimes dans le but d’éviter l’anarchie ne ferait que nourrir chez les victimes le désir de vengeance.
Quant à la réparation, elle ne saurait se suffire d’un seul aspect financier. En effet, l’article 11 de la loi organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation, dispose que : « la réparation est un régime fondé sur l’indemnisation matérielle et morale ». Déjà , la présentation d’excuses officielles auprès des victimes et de l’ensemble de la société tunisienne n’a pas encore été faite. La non-présentation de ces excuses freine l’intégralité du processus de réconciliation nationale, et vide toute réparation matérielle de son sens.
Réconciliation nationale
La réconciliation nationale, quant à elle, semble être un argument du pouvoir plutôt qu’un projet politique rassembleur. Ainsi, on demande aux victimes d’adhérer à l’idée d’une réconciliation qui consacre l’impunité des leurs bourreaux. Certes, toute réconciliation a un prix. Mais, ce prix, c’est aux auteurs du tort de le payer.
La ratification par la Tunisie du Traité de Rome régissant la Cour Pénale Internationale met à la charge de l’État la lutte contre l’impunité. Il serait alors incohérent d’adhérer aux efforts de la communauté internationale en la matière, et d’encourager l’impunité sur le plan interne. L’État tunisien a adhéré à la justice transitionnelle, bien qu’il l’ait fait sous la contrainte. Ainsi, sont plus qu’urgentes des réformes courageuses conformes à l’esprit de la Constitution de 2014.
En effet, pour s’assurer de la non-répétition des crimes qui ont été commis, il faudrait entamer une réforme globale de l’appareil judiciaire, de sorte qu’il garantisse l’égalité de tous les citoyens devant les règles du Droit. Aujourd’hui encore en Tunisie, l’indépendance des juges n’est pas un acquis. À dire vrai, le ministre de la Justice élabore, à titre d’exemple, une politique pénale, laquelle sera imposée aux juges d’instruction. Il parait peu évident qu’un juge puisse instruire dans une impartialité irréprochable.
Ce défaut d’impartialité n’est pas sans rapport avec la justice transitionnelle. En effet, la mainmise du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire n’est pas pour garantir la non-répétition. Car c’est justement en raison de l’ingérence du politique dans les affaires judiciaires qu’il a été possible de faire des procès politiques.
D’où la nécessité de redéfinir l’organisation de l’ensemble de l’appareil judiciaire, et surtout de limiter l’influence de l’exécutif sur le ministère public. Ce système a déjà fait l’objet de condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme en 2010.
Bref, le gouvernement et la société civile sont amenés à investir davantage d’énergie pour mener à bien ce processus de justice transitionnelle. En définitive, le chemin vers la réconciliation nationale passe par celui de la lutte pour l’État de droit et la chasse à l’impunité, les deux vont de pair.
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