André Citroën : le génie industriel foudroyé

Découvrez le portrait d’un entrepreneur qui fut bon industriel et piètre gestionnaire : André Citroën.

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André Citroën : le génie industriel foudroyé

Publié le 20 novembre 2016
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Par Gérard-Michel Thermeau.

André Citroën, wikimedia commons
André Citroën, wikimedia commons

En dépit de son mètre 64, André Citroën (Paris, 5 février 1878 – Paris, 3 juillet 1935) voyait grand, trop grand, allant toujours de l’avant, méprisant trop l’argent. Il devait en payer le prix. Le premier, il a considéré l’automobile non comme un objet manufacturé simplement vendu à un client mais comme un service que le constructeur s’engageait à rendre. Sous ses allures de notaire de province, avec son binocle démodé, André Citroën s’est révélé le plus moderne des constructeurs automobiles français. Ce « roi de la publicité » ne souhaitait-il pas que les premiers mots d’un bambin soient « Papa, maman, Citroën ».

Se voulant le French Henry Ford, il a fini par dépasser les maîtres américains qu’il admirait en assurant la réussite commerciale de la Traction avant. Comme pour d’autres grands entrepreneurs, il est absurde de lui reprocher de n’avoir rien inventé : c’est l’innovation qui importe, non l’invention d’un procédé. Par sa capacité à diffuser commercialement de nouveaux produits ou de nouvelles méthodes, André Citroën a été mieux qu’un inventeur.

 

Un brillant ingénieur devenu industriel

Il est le cinquième enfant d’un père diamantaire juif néerlandais, Lévie Citroën1, et d’une mère polonaise, Masza Kleinmann, établis en France en 1873. Son père se suicide en raison de spéculations malheureuses alors qu’il a six ans. Sa mère reprend l’affaire de négoce de diamants et perles fines. Il se choisit deux pères de substitution : Gustave Eiffel, dont la tour en construction lui paraît le symbole du progrès technique, et Jules Verne, dont il dévore les livres.

Au lycée Condorcet, le brillant élève André Citroën croise le cancre Louis Renault. Il lit les saint-simoniens, décide d’être ingénieur. Après Polytechnique (1898-1900), il est engagé par un fabricant de pièces de locomotive de Corbeil. Lors d’un voyage en Pologne, il rencontre un parent qui le met en contact avec un artisan ingénieux ayant mis au point une machine à fabriquer des engrenages en bois aux dents taillées en V. Ces engrenages « à double chevrons » inusables et silencieux sont appréciés dans les minoteries. Il adapte le procédé à la réalisation d’engrenages en acier, dépose un brevet et en 1905 constitue avec son ancien patron de Corbeil, Jacques Hinstin, la société Citroën, Hinstin & Cie.

Parallèlement, il devient directeur général des automobiles Mors (1906-1914), entreprise en difficulté qu’il parvient à redresser et développer. André Citroën montre ses talents d’organisateur et sa capacité à réunir des collaborateurs de valeur. Il constitue une équipe menée par le Belge Georges-Marie Haardt. La production passe de 120 à 1200 véhicules par an. Mais la réussite ne se fait pas sans difficultés : l’organisation scientifique du travail se heurte à l’hostilité des ouvriers. En 1912, il part pour les États-Unis et visite l’usine d’Henry Ford à Detroit.

 

L’usine de Javel

Mobilisé comme officier d’artillerie pendant la Grande guerre, il comprend le caractère économique du nouveau conflit. André Citroën propose au général Bacquet, directeur de l’artillerie, la création d’une usine spécialisée. Il s’agit de produire chaque jour des milliers d’obus de 75 grâce à l’application des méthodes de Taylor. Le soutien financier de l’État, qui lui passe un marché d’un million d’obus, et surtout l’appel à son beau-père, lié à la banque Lazard, permettent l’installation de l’usine ultramoderne du quai de Javel.

C’est l’usine modèle qui applique l’interchangeabilité des pièces, la décomposition des tâches et l’utilisation d’une main d’œuvre sans qualification. André Citroën emploie 13 000 ouvrières, les « munitionnettes » et se veut un patron modèle. Il fait installer des vestiaires, des douches, un restaurant, une infirmerie. Il instaure aussi pour les femmes enceintes des primes mensuelles, de naissance, de convalescence et d’allaitement. Il produit 26 millions d’obus à la fin de la guerre. Citroën en sort aussi riche qu’endetté : situation qui sera la sienne jusqu’à la fin de sa carrière.

 

La voiture populaire

André Citroën n’est pas pris au dépourvu par la fin du conflit. Il a anticipé la reconversion de son usine ultraspécialisée. L’ingénieur Jules Salomon est chargé de mettre au point une voiture populaire, vendue complète et prête à rouler sur le modèle de la Ford T. Il rêve d’être le Henry Ford européen et pour cela il compte sur la publicité.

« Là où on a vu faire des obus, on verra bientôt se construire des automobiles. Après avoir contribué à la victoire des armes françaises, Citroën s’emploiera à la grandeur économique de la France. »

En 1919, il lance la 10 HP Type A ou Torpédo, « la première voiture européenne fabriquée en série » souligne son biographe André Wolgensinger. Il réussit à produire 100 véhicules par jour. Mich réalise une affiche présentant les voitures qui éclosent d’œufs produits par un coq ayant une pipe-cheminée, symbolisant l’usine.

 

Bon industriel, piètre gestionnaire

Mais déjà Citroën recourt à des tours de passe-passe financiers : les arrhes des clients servent à calmer les créanciers. Louis Renault, qui a d’abord ri devant les audaces de son concurrent, finit par pester : « Citroën construit ses voitures avec l’argent des autres, moi je les construit avec le mien ! »

Bon industriel, André Citroën est jugé piètre gestionnaire. Il doit s’accommoder de ses créanciers jusqu’en 1924.

Non content d’imposer le volant à gauche, Citroën est le premier à proposer la révision gratuite, la garantie d’un an et les échanges standards. Dès 1920, Citroën produit plus de voitures de tourisme que Renault : 12 000 contre moins de 10 000. Il se lance dans le crédit à la consommation en créant une filiale, la Sovac.

En 1921 pour lancer la 5 CV, des pages entières sont achetées dans les journaux, puis des brochures, des prospectus, des livres sont envoyés par millions à des clients potentiels, dont les adresses sont sur fichiers. André Citroën crée son propre service publicitaire et sa propre imprimerie : André Citroën Éditeur.

 

André Citroën, roi de la communication

Louis Renault peut pester contre le « cirque Citroën ». Pour l’inauguration du Salon de l’automobile en 1922, un avion écrit dans le ciel le nom de la marque en lettres de fumée sur 5 km. Joséphine Baker chante, au cours d’un banquet « J’ai deux amours, mon pays et Citroën ». Avec l’accord des Ponts et Chaussées, André Citroën envoie aux communes demandeuses des plaques de signalisation avec les chevrons Citroën. Les plaques avec le chevron deviennent symbole de sécurité et savoir-faire : Virage dangereux – Ralentir – Don de Citroën .

En 1925, l’inauguration de l’Exposition internationale des Arts décoratifs se fait par un embrasement de la Tour Eiffel, les lettres géantes Citroën, alimentées par 250 000 ampoules, sont visibles à quarante kilomètres à la ronde. Cette gigantesque enseigne lumineuse sert d’ailleurs de repère à Lindbergh lors de sa traversée de l’Atlantique.

Avec son directeur général Georges-Marie Haardt, André Citroën organise de grandes expéditions qui sont autant de coups publicitaires. La croisière noire en 1924 se déroule sur plus de 20 000 kilomètres, de l’Algérie à l’océan Indien « à travers déserts, savanes, brousses, marécages et forêts vierges. » Le cinéaste Léon Poirier réalise un film documentaire sur cette prétendue « équipe d’explorateurs ». La croisière jaune en 1931 est encore plus ambitieuse : il s’agit de relier Beyrouth à Pékin à travers l’Himalaya et le désert de Gobi.

Au delà de ces grandes opérations, tout est bon pour faire parler de la marque : à Deauville, lorsqu’il réussit un banco, il laisse pour le personnel un bon pour une 5CV. Il crée aussi un jury de chansonniers qui attribue un prix (une Citroën) à celui qui a su le plus faire rire de Citroën et de sa production. À Noël, les grands magasins montrent en vitrines animées les usines et les croisières Citroën.

 

L’innovation permanente

En 1924, il lance sa première automobile tout acier, la B10 : jusqu’alors, les carrosseries restaient proches des véhicules hippomobiles. Une carcasse de bois recevait des panneaux de tôle. Le nouveau procédé, un brevet américain, consiste à réaliser des carrosseries en panneaux de tôle d’acier embouties et soudées. Un film publicitaire montre un véhicule effectuant depuis un tremplin une série de tonneaux, et retombant quasiment intact sur ses roues. La voiture a été bien sûr soigneusement préparée mais l’impact publicitaire de ce crash test est décisif.

Autre coup de génie, le moteur flottant, achat d’une licence Chrysler, qui permet « une marche douce et silencieuse, comme le glissement du cygne sur l’eau » (1932). Enfin, en mai 1934, la 7 CV ou Traction avant, marque l’apogée d’André Citroën. Son concepteur, l’ingénieur André Lefebvre, était un ancien employé de Renault mis à la porte par le patron irrité par ses projets extravagants. Les roues avant motrices et directrices seront désormais la norme en automobile, la carrosserie est abaissée et donc sans marche-pied.

Soucieux de l’après vente, il a couvert le territoire français d’un réseau de 400 concessionnaires exclusifs et agents spécialisés, bientôt porté à 5000, puis étendu à l’Europe et au monde. Les clients Citroën doivent trouver partout maintenance et assistance. La qualité du service après-vente tend à inciter l’automobiliste à rester fidèle à la marque lors du changement de son véhicule.

 

André Citroën, premier producteur français d’automobiles

La production ne cesse de progresser : 100 voitures par jour en 1919, 250 en 1924 et 500 en 1927. Il s’impose comme le premier constructeur français se réclamant du modèle américain : « Comme les peintres et les sculpteurs vont à Rome, nos ingénieurs doivent aller à Detroit. »

Mais comme Louis Renault, il se montre un patron dur face à une CGT qui veut construire une « forteresse ouvrière » à Javel. Entouré de ses fidèles qui constituent son entourage depuis l’époque de la direction de Mors, il se révèle un patron absolu qui ne délègue rien.

En dehors de sa passion du jeu, il mène une existence très simple : tout l’argent va dans l’entreprise.

Mais il a son talon d’Achille. Les coûts s’accroissent. Les créances s’amassent. Son habitude de vivre à crédit l’a mis au ban des financiers. En 1927, la banque Lazard vient néanmoins en renfort, malgré la méfiance que lui inspire le personnage.

André Citroën ne dit-il pas : « Dès l’instant qu’une idée est bonne, le prix n’a pas d’importance ». Elle finance un quadruplement du capital mais n’obtient qu’un tiers des voix.

 

Un triomphe éphémère

En 1930, la situation assainie, Citroën congédie les banquiers et rend la direction générale à son fidèle Haardt. S’il assure le tiers de la production française et s’impose même comme le second constructeur au niveau mondial, il subit de plein fouet la grande dépression.

En effet, la crise est passée par là : de 100 000 voitures par an en 1929 la cadence tombe à 48 000 en 1932. La marque qui exporte la moitié de sa production souffre particulièrement.

À la fin de cette année 1932, Louis Renault invite son rival à visiter son usine flambant neuve de l’ile Seguin. Prétextant l’étendue de l’établissement, il lui propose d’en faire le tour en automobile. Mais le patron de la firme au losange triche quelque peu en repassant plusieurs fois aux mêmes endroits, abusant son concurrent.

Aussi, André Citroën est-il résolu à rebâtir intégralement l’usine de Javel. Il fait construire en cinq mois 120 000 mètres carrés d’ateliers, une véritable cathédrale industrielle. Il s’agit de sortir 800 voitures par jour. Le 8 octobre 1933, sous la présidence du ministre du Commerce, un immense banquet est organisé dans l’immense hall, avec 6633 convives.

 

La chute d’André Citroën

Mais le modèle de la Traction n’est pas tout à fait au point et les ventes chutent. Surtout, les caisses sont vides. Louis Renault ricane : « Il s’est ruiné en voulant faire en trois mois ce que j’avais fait en trente ans ! »

Il lui manque 10 millions, les banques ne lui en accordent que la moitié. C’est la revanche des financiers. Le gouvernement inquiet de la disparition d’une firme qui laisserait 25 000 ouvriers sans emploi sollicite Renault. Mais après avoir hésité, Louis Renault refuse, notamment devant l’ampleur des dettes. La société est mise en liquidation en décembre 1934. Michelin reprend l’entreprise avec le soutien de la banque Lazard et de François de Wendel. Autant profiter du prix faible d’une entreprise à la pointe de la modernité et de son nouveau modèle révolutionnaire.

Le 5 janvier 1935, André Citroën est écarté du conseil d’administration au profit de Pierre Michelin. Il ne survivra guère à sa chute. Hospitalisé pour un cancer, il disparaît quelques mois plus tard. Les funérailles sont discrètes. Louis Renault fait déposer des orchidées sur son cercueil.

En 1976, Citroën était cédé par Michelin à Peugeot.

sources :

  • Jacques Wolgensinger, André Citroën, Flammarion 1991
  • Jean-Louis Loubet, « André Citroën » in Dictionnaire historique des Patrons français, Flammarion 2010, p. 175-177

La semaine prochaine : Louis Bréguet

  1. Citroen aux Pays-Bas = citron, André Citroën a décidé d’ajouter le tréma pour franciser davantage son nom.
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  • Merci, c’est toujours un plaisir de lire vos articles de bon matin.

  • Merci, cher historien de l’industrie française d’antan, pour cette excellente reconstitution du parcours de l’homme et des défis-contextes qu’il dut affronter.
    Mr Citroën : une personnalité mêlant du flair et un sens opportuniste, l’homme doté d’une imagination féconde et d’un talent de flambeur face au risque…

    Quatre-vingt ans plus tard les choses ont radicalement changé. Des barrières se sont abaissées : par des syndicats envahissants et destructeurs d’initiative originale, par une immixtion systémique de l’Etat en toute chose de nos vies et par la conduite de nos branches industrielles souvent confiée à des ENArques dont les profils n’ont guère à se comparer à ceux des entrepreneurs de partout ailleurs !

    A chaque décollage industriel correspondait un contexte de croissance dont il fallait saisir les opportunités.
    Aujourd’hui, la France « socialisée » et des mentalités qui vont avec pleurent à l’absence de cette croissance.
    Suffit d’identifier les facteurs qui concourent à l’affaiblissement de cette dernière et les entraves à un possible retournement de situation. Ces facteurs sont pourtant connus de tous nos académiques et des praticiens du terrain. Or, nos pouvoirs politiques étant largement incompétents pour stimuler ce qu’il s’agirait de faire et là où il faudrait « balayer les résistances », d’autres qu’eux se sont substitués AILLEURS aux Mr Citroën & Co.
    Ce ne sont pas des promesses lénifiantes qui contribueront à changer radicalement la donne. Pas plus que de prendre en guise de tête de turc (expression) les dirigeants d’autres grands Etats du monde !

  • Article passionnant !

    Peut-être un piètre gestionnaire du point de vue de la gestion comptable et financière, mais un gestionnaire génial du point de vue commercial : un innovateur au plan marketing !

  • Merci pour votre article passionnant et comme j’ai toujours eu un faible pour les Citroën et les Peugeot, je suis ravie. Quelle vie!

  • Citroën : la marque automobile la plus collectionnée au monde !

  • Encore un très bel article. Merci.

  • André Citroën fut aussi membre de la loge maçonnique « philosophie positive, à l’orient de Paris

  • André Lefebvre ,ingénieur formé à supaéro,promotion 1914, a commencé sa carrière chez Gabriel Voisin (Avions Voisin), il y est resté 17 ans chef des recherches ,où avec G.Voisin, ils ont étudié une Voisin à traction avant .. Chez renault il a fait un pasage-éclair (dans un placard),puis André Citroën l’a embauché . La Traction avant a failli ne pas être commercialisée . Pour ceux que cela intéresse, lire « Mes mille et une voitures  » de Gabriel Voisin , réedité aux « editions du Palmier .

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