Par Ferghane Azihari.
Un cours de l’école de la liberté

La métaphore de la main invisible est paradoxalement l’aspect de la pensée d’Adam Smith le plus commenté dans les milieux académiques.
Paradoxalement en effet, car cette expression n’apparaît qu’une seule fois durant les quelques mille pages qui composent son œuvre maitresse, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations.
« L’individu est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; mais ce n’est pas ce qu’il y a toujours de plus mal dans la société que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. »
La main invisible n’a cessé d’être ironisée par les détracteurs d’Adam Smith qui y voyaient là la source de toutes les superstitions libérales. Point de superstition cependant si l’on se contente de cerner les propos de Smith sans verser dans des extrapolations inutiles.
Car Adam Smith ne concevait pas l’ordre marchand comme le résultat d’une quelconque providence. La main invisible est ici une métaphore destinée à communiquer une idée centrale : l’harmonie entre les intérêts individuels.
Mais il faut là encore répondre à quelques accusations parfois injustement proférées. Car les penseurs socialistes ont souvent rejeté cette vision de l’harmonie en la qualifiant de « naïve » : il existe bel et bien des antagonismes et des rapports d’exploitation si les institutions ne sont pas adéquates.
Mais c’est une considération qu’Adam Smith n’a jamais écartée. L’harmonie des intérêts n’est pas inconditionnelle ou naturelle. Elle n’existe que dans un environnement institutionnel particulier : une société où les droits individuels sont respectés.
L’individualisme de Smith n’est pas une abstraction
L’individualisme smithien ne fait donc pas abstraction de l’environnement juridique et institutionnel, contrairement aux reproches fréquemment adressés.
Il énonce simplement que si les règles du jeu sont bien établies, alors, servir les autres devient la seule manière possible de satisfaire ses intérêts. C’est pourquoi la poursuite des préférences de chacun dans un marché libre permet d’accroître le bien-être de tous.
Ce sont donc les bonnes institutions qui font les bonnes incitations qui génèrent elles-mêmes les bons comportements.
Insistons encore sur ce point crucial : l’harmonie des intérêts n’est effective que si l’environnement institutionnel garantit le respect des droits et libertés de chacun. A contrario, Adam Smith identifie parfaitement les facteurs institutionnels susceptibles de mettre en péril cette harmonie des intérêts.
Ce qui menace l’harmonie des intérêts
Ainsi écrit-il :
« Cependant, l’intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public. L’intérêt du marchand est toujours d’agrandir le marché et de restreindre la concurrence des vendeurs.
Il peut souvent convenir assez au bien général d’agrandir le marché, mais de restreindre la concurrence des vendeurs lui est toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon à mettre les marchands à même de hausser leur profit au-dessus de ce qu’il serait naturellement, et de lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur leurs concitoyens.
Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce, qui vient de la part de cette classe de gens, doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. »
Adam Smith avait donc identifié ici les dangers du capitalisme de connivence.
Et c’est pourquoi il se méfiait de l’ingérence du pouvoir réglementaire dans les affaires privées, craignant que cette ingérence favorise la divergence des intérêts entre les producteurs et les consommateurs.
Contre les réglementations et les corporatismes
Il avait brillamment remarqué que les revendications réglementaires servaient toujours des intérêts corporatistes qui, parce qu’elles affaiblissaient la concurrence, dispensaient alors les producteurs de servir leurs consommateurs qui se voyaient désormais spoliés.
Les corporatismes qui caractérisent la plupart des économies mixtes dans le monde confèrent – malheureusement – à l’analyse de Smith une certaine actualité malgré son ancienneté. Renouer avec une société où chacun pourrait poursuivre ses propres desseins dans l’intérêt de tous nécessite donc de restaurer les institutions propres à une économie de marché authentique.
Finalement, la main invisible, ainsi que le relève Serge Schweitzer, est en fait constituée d’éléments tout à fait visibles : le profit, la concurrence, le marché, le libre-échange, le respect des contrats, l’exercice de la diversité des opinions, l’entrepreneur, le marché des capitaux et la poursuite de nos desseins et de nos préférences.
Le principe de la main invisible joliement décrit : on devrait le rappeler plus souvent, à commencer dès la petite école…