Aux sources du déclin culturel

Le thème du déclin culturel doit-il être rangé parmi les idées reçues ?

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Alexis de Tocqueville par Théodore Chassériau (1850). L'écrivain mit en garde contre les effets niveleurs de la passion pour l'égalité dans les démocraties.

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Aux sources du déclin culturel

Publié le 3 juin 2015
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Par Hadrien Gournay.

La formule est connue : « Lorsqu’on découvre leur correspondance, on s’aperçoit que les poilus qui avaient tout juste le certificat d’études écrivaient sans faute de français ». L’idée d’un déclin contemporain des connaissances fondamentales et de la culture générale est bien ancrée dans les esprits et les inquiétudes suscitées pour l’avenir par le projet des réformes des collèges entretiennent la conviction d’un recul récent.

En tout cas, les données de long terme montrent par exemple un recul incontestable de l’analphabétisme et le graphique ci-dessous, issu de Wikipédia, confirme le recul de la proportion d’illettrés tout au long du XIXième siècle :

Illétrés france

Cela ne nous dit pas quelles furent les évolutions depuis la grande guerre. Nous savons toutefois que les données officielles récentes confirment cette tendance mais parlent-elles autant à l’esprit qu’une image simple comme celle des poilus qui écrivaient sans faute ? Si la discussion est placée sur ce terrain la thèse du progrès des connaissances n’est pas sans ressources : le paysan parlant patois dans sa campagne peut ainsi être opposé à notre poilu. Un des plus grands charmes des romans de Marcel Aymé est la manière dont ses dialogues savoureux restituent le parler et la vie de la France populaire, paysanne ou ouvrière. Si le langage des personnages les représentait correctement, il est douteux que les masses d’alors aient employé le français de Proust ou de Gide au moment de prendre la plume.

Le thème du déclin culturel doit-il alors être rangé parmi les idées reçues ?

Pas tout à fait. Il est un domaine où cette thèse semble assise sur des fondations plus solides. Tentons d’en cerner précisément les contours et de préciser le groupe social et les compétences où ce phénomène aurait pu se manifester. Il y a eu probablement un déclin de la culture lettrée des personnes à revenus élevés sur une période de deux siècles et demi en Occident. Pour les débuts de la période, ces personnes à revenus élevés représentaient approximativement 5% de la population et étaient composées essentiellement par les privilégiés et toutes les personnes disposant de revenus comparables. Pour que la comparaison soit possible, il faut donc la porter sur l’ensemble de la période sur cette élite économique regroupant un vingtième de la population même si son statut social et juridique a été bouleversé depuis. En outre, c’est la culture lettrée qui serait essentiellement concernée par ce déclin supposé, car les connaissances techniques, scientifiques et la pratique des langues étrangères de cette population spécifique se sont très probablement améliorées.

J’avouerai volontiers que je n’ai guère d’autres preuves d’un déclin ainsi délimité que le sentiment de sa réalité. Comptant simplement sur le fait que le lecteur le partagera et acceptera de me suivre dans la quête que je lui propose, je chercherai avec lui les racines de cette évolution. En guise d’excuse ou pour m’assurer une protection prestigieuse, je pourrais d’ailleurs rétorquer qu’un esprit aussi pénétrant qu’Alexis de Tocqueville avait fait le même constat que moi, il y a presque deux siècles. Dans les notes suivant un entretien daté du 5 novembre 1831 avec Charles Carroll, alors dernier survivant des signataires de l’acte d’indépendance, il constatait :

«Toutes les manières d’être et la tournure d’esprit de Charles Carroll le font ressembler complètement à un gentilhomme d’Europe. Probablement les grands propriétaires du sud à l’époque de la Révolution ressemblaient beaucoup à ce modèle. Cette race d’hommes disparaît aujourd’hui après avoir fourni les plus grands hommes à l’Amérique. Avec eux se perd la tradition des mœurs élevées ; le peuple s’éclaire, les connaissances s’étendent, une capacité moyenne devient commune. Les talents saillants, les grands caractères sont plus rares. La société est moins brillante et plus prospère. Ces divers effets de la marche de la civilisation et des lumières, dont on se doute seulement en Europe, apparaissent dans tout leur jour en Amérique. À quelles causes premières tiennent-ils ? Je ne le vois pas encore assez clairement. »

Toujours le même mois, mais dans un autre cahier de notes, il posera la question en des termes à peine différents :

« Pourquoi, quand la civilisation s’étend, les hommes saillants diminuent-ils ? Pourquoi quand les connaissances deviennent l’apanage de tous, les grands talents intellectuels deviennent-ils plus rares ? Pourquoi, quand il n’y a plus de basses classes, n’ y a-t-il plus de classes supérieures ? Pourquoi, quand l’intelligence du gouvernement parvient aux masses, les grands génies manquent-ils à la direction de la société ? L’Amérique pose nettement ces questions. Mais qui pourra y répondre ? »

Par ces dernières lignes, Tocqueville affirme nettement un paradoxe. Selon lui, le développement des connaissances communes et le retrait des esprits d’élite ne se sont pas rencontrées par une sorte d’accident de l’histoire dans l’Amérique de 1831, mais lui semblent reliés nécessairement par une chaîne dont il demande comment elle fut forgée.

L’interrogation qu’il formule peut malgré tout paraître étrange car une réponse lui avait été donnée quelques mois auparavant par un autre interlocuteur nommé Livingston, rencontré à Greenburgh, le 7 juin 1831. Tocqueville lui avait demandé comment il expliquait le peu d’esprit intellectuel qui régnait dans la société américaine. Son interlocuteur avait convenu du fait et l’attribuait :

« Principalement à la loi sur les successions. Je me rappelle encore dans ma jeunesse avoir vu ce pays peuplé de propriétaires riches qui vivaient sur leur terre comme la gentry anglaise, occupaient leur esprit et suivaient même certaines traditions d’idées et de manières. Il y avait alors des mœurs élevées et une tournure d’esprit distinguée parmi une certaine classe de la nation. La loi qui égalise les partages a travaillé sans cesse à détruire et à réformer les fortunes, ces mœurs et ces idées se sont perdues et achèvent de se perdre tous les jours. Les terres changent de main avec une rapidité incroyable, personne n’a le temps de s’attacher à un lieu, tout le monde est obligé d’avoir recours à un travail pratique pour se soutenir dans la position que son père occupait. Les familles disparaissent presque toutes à la seconde ou à la troisième génération. »

L’explication apportée par M Livingston peut-être complétée et précisée. Dans le cas des familles nobles qui se soutiennent par des partages inégaux, comme dans celui des familles roturières qui ne peuvent se maintenir à un échelon donné de la société que par un travail incessant, l’argent est pareillement nécessaire pour affirmer statut social et appartenance à l’élite, ce n’est pas là qu’est la différence. Elle se situe dans les activités par lesquelles les membres de ces deux populations affirmeront leur singularité et leur mérite. Pour ceux qui font fortune par leur travail, elles se trouvent essentiellement dans les activités économiques consistant à l’acquérir. Devenir et être riche constituent pour ces parvenus deux moyens indissociables mais malgré tout distincts de signaler son appartenance à l’élite. Pour la noblesse héréditaire, plus qu’inutile, le premier moyen est même proscrit. L’acquisition d’une culture spécifique et une certaine élévation d’esprit s’y substitueront.

Toutefois, Tocqueville, en posant quelques mois plus tard la question dans ses carnets ne mentionne pas cette explication, ce qui laisse penser qu’elle ne devait pas le satisfaire entièrement. Cherchons avec lui s’il n’est pas possible d’en trouver une autre. Le 1er octobre 1831, il rencontrait l’ancien président des États-Unis John Adams lors d’un dîner lors duquel ils évoquèrent la société esclavagiste du sud. Des paroles prononcées par l’ancien président, le jeune français retint ce qui suit :

l’esclavage a modifié tout l’état de la société dans le midi. Là les blancs forment entre eux une classe qui a toutes les idées, toutes les passions, tous les préjugés de l’aristocratie, mais ne vous y trompez pas, nulle part, l’égalité parmi les blancs n’est si grande qu’au sud ; ici nous avons une grande égalité devant la loi, mais elle cesse absolument dans les habitudes de vie. Il y a des classes supérieures et des classes ouvrières. Tout homme blanc au sud est un être également privilégié, dont la destinée est de faire travailler les nègres sans travailler lui-même. Vous ne pouvez concevoir à quel point l’idée que le travail est un déshonneur est entré dans l’esprit des américains du sud. Toute entreprise où les nègres ne peuvent servir d’agents inférieurs ne peut réussir dans cette partie de l’union. Tous ceux qui font un grand commerce à Charleston et dans les villes sont venus de la Nouvelle Angleterre. Je me souviens qu’un député du sud étant à ma table à Washington, ne pouvait s’empêcher d’exprimer son étonnement de voir des domestiques blancs occupés à nous servir. Il disait à Mme Adams : « je trouve que c’est dégrader l’espèce humaine que se servir d’hommes blancs pour domestiques. Lorsque l’un d’eux vient pour changer mon assiette, je suis toujours tenté de lui offrir ma place à table. » De cette oisiveté dans laquelle vivent les blancs au sud résultent de grandes différences dans leur caractère. Ils s’adonnent aux exercices du corps, à la chasse, à la course. Ils sont vigoureusement constitués, braves, pleins d’honneur ; ce qu’on appelle le point d’honneur est plus délicat là que partout ailleurs, les duels sont fréquents.

Les hommes du sud des États-Unis étant notoirement moins instruits que ceux du nord, il résulte de la description que le deuxième président des États-Unis fait de leur oisiveté qu’elle ne favorise guère l’excellence intellectuelle en contrepoint de l’explication précédente mais ce n’est pas sur ce point que le témoignage de l’ancien président américain nous intéresse.

Écoutons cependant un autre témoin. M Brown, avocat distingué et riche planteur de Louisiane rencontré par Tocqueville le 28 octobre 1831 lui fit cette description de la société de la Nouvelle Orléans :

« il y a à la Nouvelle Orléans une classe de femmes dévouées au concubinage ; ce sont les femmes de couleur. L’immoralité est en quelque sorte pour elles une profession qu’elles remplissent avec fidélité. Une fille de couleur est destinée depuis sa naissance à être la maîtresse d’un blanc. Lorsqu’elle devient nubile sa mère a soin de la pourvoir. C’est une sorte de mariage temporaire. Il dure ordinairement plusieurs années, pendant lesquelles il est très rare qu’on ait à reprocher une infidélité à celle qui s’est liée de cette manière. Elles passent ainsi de main en main, jusqu’à ce qu’ayant acquis une certaine fortune elles se marient pour tout de bon avec un homme de leur condition, et font entrer leurs filles dans la même voie (…) l’immoralité est resserrée dans la sphère des femmes de couleur. Les femmes blanches de race française et américaine ont des mœurs très pures. Elles sont vertueuses d’abord,  j’imagine parce que la vertu leur plait, et ensuite parce que les femmes de couleur ne le sont pas ; avoir un amant c’est s’assimiler à elles. »

Le lecteur serait fondé à se demander si je ne suis pas en train de l’égarer. Je lui annonce d’abord que je cherche à expliquer le déclin culturel des élites, je lui livre alors un témoignage d’un ancien président des États-Unis sur les effets de l’esclavage sur les mentalités des blancs du sud et enfin une description des mœurs des concubines noires de la Nouvelle-Orléans à la même époque.

J’ai choisi ces exemples car dans les deux cas se répète un schéma identique que je crois possible d’appliquer à la description des mécanismes menant au déclin culturel.

Les noirs esclaves n’ont pas le choix de travailler. Le fouet leur impose la servitude. Les blancs ont quant à eux la possibilité matérielle de travailler ou non. Seulement, choisir de travailler, c’est se mettre au niveau des esclaves. Le travail est donc méprisé et les blancs doivent être réduits à la dernière extrémité pour y consentir.

Les jeunes femmes noires n’ont guère le choix de devenir des concubines. Les conditions sociales, familiales et économiques ne leur ouvrent guère d’autres portes. Les blanches peuvent ou non choisir une telle voie mais elles préfèrent être vertueuses,  « parce que les femmes de couleur ne le sont pas ; avoir un amant c’est s’assimiler à elles ».

De la même manière, les 95% de la population qui composaient le peuple n’avait pas la possibilité de s’instruire dans la société du XVIIIème siècle. La journée de travail nécessaire pour subvenir aux besoins élémentaires de chacun était trop longue, l’inquiétude de manquer du nécessaire n’assurait pas la tranquillité d’esprit indispensable aux jouissances intellectuelles et  et les livres et l’instruction avaient un coût trop élevé pour les bourses du peuple. La bourgeoisie prospère et la noblesse avaient ce choix. Toutefois, dès lors que délaisser la possibilité de s’instruire, c’était risquer de se confondre avec le peuple et faire douter de sa condition, le choix n’en était plus un et devenait une obligation sociale. Aujourd’hui où toutes sortes de talents et de mérites émergent de ce qui ne peut plus s’appeler le peuple, une instruction supérieure a moins de signification en terme de statut social.

Ce qui confirme en partie cette intuition et sa puissance explicative est que la noblesse s’est au cours de l’histoire définie autant par les obstacles qu’elle mettait sur la route de ses membres que par les privilèges qu’elle leur conférait. Ce sont les propres préjugés des nobles et non une force extérieure qui leur ont bloqué la route de presque toute activité économique au profit de la voie des armes et de la puissance terrienne. Leur intérêt aurait pourtant été d’avoir la possibilité d’exercer toute carrière qui leur plaisait mais la plupart des professions présentaient pour eux le risque de se confondre avec une population pour qui gagner ses moyens de subsistance est absolument nécessaire.

Tout ceci laisse penser que comme le notait Tocqueville, les deux mouvements contemporains d’instruction du peuple et de déclin de l’élite sont attachés ensemble par un lien nécessaire. La première entraîne immanquablement la seconde avec elle.

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  • Mes salutations, votre article contient beaucoup de sagesse. Cependant, peut être que beaucoup de personnes étaient vertueuses seulement pour se distinguer « des classes populaires et des esclaves ». Mais pensez-vous vraiment que c’en était la cause principale de la virtuosité et du caractère des héros qui ont changé le monde à cette époque ?

    Sinon, à mon point de vue, il n’y a point de déclin culturel, il y a « division des sciences ». Avant une seule personne pouvait avoir une connaissance d’un nombre considérable de pratiques scientifiques avec un succès remarquable. Aujourd’hui, la « division scientifique », ou plutôt la spécialisation des sciences chez les hommes est plus manifeste, et cela a permis plus de progrès dans les sciences de la même façon que la division du travail a permis plus de progrès et de prospérité dans l’économie.

    • Assez d’accord avec la division scientifique d’une part, d’autre part, nous sommes aussi beaucoup plus nombreux qu’à ces époques, 7 milliards contre 1 à la fin du 19ème siècle, cela multiplie les recherches, les connaissances par 7 (pour la bêtise, elle aussi multipliée par 7,mais 7×0=0).

      • 1 ou 7 milliards, la règle n’a pas changé, c’est le travail héroïque de quelques hommes qui fait avancer la science

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