Par Francis Richard.
Inclassable. Pierre Yves Lador est inclassable. Et ce qu’il écrit l’est tout autant. Le lecteur aurait bien besoin d’un stagiaire, tel celui qu’il évoque pour reclasser à son instar tous les mondes ladoriens qui « s’emboîtent dans un monde de boîtes qui boite, se déboîte, le moite seul est exclu, le moisi, le moi, la sporulation »… Mais ce serait faire preuve d’un méchant rationalisme, qui ne règne pas dans le monde contemporain, lequel n’en est même pas conscient…
Les chevaux sauveurs, cette ONG improbable, n’est pas trouvable sur Internet, prévient l’auteur dans son propos liminaire. Mais il est possible de croiser ces équidés à un détour ou un autre de la route empruntée par les personnages qui peuplent le recueil des dix récits auxquels ce titre général est donné. L’un de ces récits, d’ailleurs, est consacré à ces chevaux errants dont la légende est racontée à un narrateur par une sorcière à la « poitrine lourde et ample »…
Parlons de quelques-uns de ces personnages, en citant, pour chacun, un passage digressif qui, mieux que de longs développements, donne une idée du style ladorien, c’est-à-dire des mots et des images qui lui passent par la tête, et Dieu sait qu’il en passe :
– L’ange fait cygne ? C’est Lucie la fille d’un narrateur, qui fait collection de plumes, comme son père collectionne les pierres et son frère Dimitri les bois : « Elle aimait caresser rêveusement les barbes de ses plumes de cygnes comme en une espèce d’invocation, mais nous interdisait d’en faire autant, c’était ses plumes et elle seule avait la main assez légère. »
– Vêle de nuit bénévole ? C’est le frère Mauve d’un autre narrateur, qui, après avoir été berger à la saison, faisant naître des agneaux, est devenu conducteur de bennes mauves : « Depuis que je travaille au téléphérique j’entends des histoires incroyables. Le monde n’est pas toujours comme il devrait. Il y a des gens qui vivent, si on peut appeler ça vivre, plus mal que mes brebis. » Il raconte parfois à son frère qu’il accouche sa cabine : « Curieux accoucheur qui venait du dedans »…
– À la recherche de La sacoche perdue, qu’il porte sur les reins, un autre narrateur encore se dit qu’il ne devrait pas stresser, qu’il devrait laisser « pisser le mérinos ». Cette expression l’incite à s’arrêter pour satisfaire un besoin naturel. Et, cette fois, il emploie l’expression « faire pleurer popol », expression « qui vérifiée sur internet peut signifier éjaculer ou pisser et que je n’emploie jamais, que je connais par des lectures, je dis généralement pisser ou parfois, édulcoration familiale classique, faire pipi »…
– Celui qui dit J’ai épousé une spirochète est allé voir une dermatologue après avoir vu qu’il avait une « rougeur de la taille d’un petit sou et plutôt circulaire » au-dessus de la hanche. Il est en fait atteint de borréliose. Le parasite responsable de cette maladie est une bactérie : « Il s’agit d’une spirochète, mot hybride, du latin spira la spire et du grec khaité la longue chevelure, bactérie en forme de long filament spiralé. Moi qui ai toujours été amoureux des longues chevelures, philochète, et de la spirale, spirophile… me voilà victime de mes amours. »
Les personnages de Pierre Yves Lador surgissent de son imagination fertile et sont tout simplement improbables. C’est ce qui fait leur charme.
Les pensées qui agitent Pierre Yves Lador foisonnent sous son crâne. Bien malin serait celui qui arriverait à les démêler et à savoir ce qu’il pense vraiment. En fait, il semblerait qu’il soit en continuelle ébullition… Là encore quelques citations permettent de mesurer à quel défi le lecteur est confronté, la dérision n’étant jamais bien loin :
– Dans Lausanne ville évidante, il met en scène Marmouset, chef du DEPLI, service du développement personnel, des loisirs et des jeux, qui fait le rapprochement du saut à l’élastique et du suicide et propose la création d’un centre de saut à l’élastique au pont Bessières. Les balustres de ce pont ont été refaites et plus hautes qu’avant « à cause de l’avalanche des quêteurs de vide qui se jetaient par-dessus bord dans la mer grinçante des voitures de la rue Saint-Martin dont le demi-manteau ne suffisait pas à les sauver » :
« Toute personne suicidaire repérée, agréée, devrait ou pourrait […] sauter à l’élastique, elle devrait éprouver le saut de la mort, comme on disait au cirque quand il était petit, la sensation de mourir et se retrouver vivant. »
– Dans La présence est inchoative, le narrateur glose d’abord sur la présence et l’absence : « La force de l’absence est qu’elle est toujours présente. L’absence ne peut s’absenter. Il est possible de construire non seulement une église mais des sentiments, une civilisation même, sur l’absence. C’est plus difficile sur la présence qui doit s’attester constamment ou user de subterfuges pour rappeler son existence quand elle s’absente. » Appliqué plus loin à son cas personnel, cela donne cet aveu :
« Je croyais plus à l’équilibre entre présence et absence, à leur opposition féconde, la souffrance faisait partie de la condition humaine ou plutôt de la dynamique humaine et si je croyais comprendre les exercices liés à ces pôles, il s’agissait pour moi de vivre ces deux pôles et toutes les femmes qui ont pu être séduites dans ma vie ont fini par me quitter en prétendant que si j’étais très présent quand j’étais en leur présence, j’étais trop souvent absent.«
Pierre Yves Lador a du souffle. Si la nature a horreur du vide, lui n’a donc pas horreur des enchaînements de raisonnements, non plus que des énumérations, telle celle-ci extraite de Lausanne ville évidante :
« Le vide permet la vue et innombrables sont les escaliers, les niveaux, les esplanades de Montbenon, de la cathédrale, du signal de Sauvabelin, ancien terminus du funiculaire, des tours de Sauvabelin, du Métropole, d’Edipresse, des terrasses, des attiques, des balcons et les lieux dits, Belvédère, Bellevaux, Beaulieu, Beau-Rivage, Beau Séjour, Beau-Site, Beau-Val, Beaumont, Beauregard, Bel-Air, Belle-Fontaine, Belle-Rose, Belle-Source, Belles-Roches, Bellerive, Bel Orne.«
Lire du Pierre Yves Lador est assez sportif. Soit on a de l’entraînement, et c’est un vrai régal de lecture : l’abondance de mots et d’images ne peut que rassasier les plus affamés. Soit on est un petit joueur, et la jouissance provient d’une lecture pépère d’un récit après l’autre, avec des pauses entre deux pour récupérer. Mais le résultat, dans les deux cas, est l’aboutissement à une plénitude…
- Pierre-Yves Lador, Les chevaux sauveurs, Hélice Hélas, 200 pages
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