Entreprise : le danger de l’impératif de croissance

D’où vient ce dogme et pourquoi est-il dangereux ?

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Entreprise : le danger de l’impératif de croissance

Publié le 27 janvier 2015
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Par Philippe Silberzahn.

Gargantua (credits janwillemsen) licence creative commonsL’une des erreurs cardinales de l’innovation en général et de l’entrepreneuriat en particulier est de chercher à passer à l’échelle trop vite. Dans la plupart des cas, cela condamne le projet à l’échec. Regardons d’où vient cet impératif et pourquoi il est dangereux.

Le dogme du passage à l’échelle rapide a deux origines. Pour les entreprises existantes, il résulte d’un impératif de taille lié au besoin de croissance. Une entreprise qui fait 1 million d’euros de chiffre d’affaires doit, si elle veut croître de 10%, trouver un marché dont la taille est de 100.000 euros. Une grande entreprise qui fait 100 millions d’euros de chiffre d’affaire doit trouver, pour le même taux de croissance, un marché de dix millions d’euros. Une entreprise qui fait dix milliards de chiffre d’affaire devra, elle, trouver un marché de 1 milliard d’euros. Or un nouveau marché créé par une rupture commence toujours très petit. Plus la taille de l’entreprise est grande, moins elle sera motivée par ces petits marchés, et plus elle poussera pour que les projets innovants atteignent très vite une taille suffisante pour contribuer de façon significative à leur croissance visée.

La seconde origine du dogme est la croyance selon laquelle le développement d’un projet d’innovation est linéaire. Or, et cela semble une évidence mais qu’il faut rappeler sans cesse, tous les nouveaux marchés commencent par être très petits. Et non seulement cela, mais ils ont également tendance à le rester assez longtemps. Il y a donc une discontinuité fondamentale dans la naissance d’une innovation : il y a un temps d’incubation incompressible avant que la croissance ne soit possible.

Pour comprendre pourquoi, il faut revenir au processus d’innovation. Dans un article précédent, j’illustrais ce processus à l’aide de l’exemple des kits photoélectriques pour l’Afrique. Je montrais qu’innover, c’est constituer un réseau de valeur rassemblant, entre autres fournisseurs, clients, et partenaires ayant intérêt à l’innovation. C’est vrai quel que soit le domaine, et notamment pour les startups du Web.

Bien souvent on peut avoir l’impression que parce qu’il est sur Internet, un projet peut être entièrement virtuel : il suffit de monter le site, de faire beaucoup de publicité et voilà, la dynamique est lancée. Or il n’en est rien. AirBnB, le site de partage d’appartement, a ainsi pu démarrer parce que ses fondateurs sont allés démarcher, un à un, les propriétaires d’appartement. Un à un ! Ça paraît peu gratifiant pour un entrepreneur du Net, mais ce contact avec les propriétaires leur ont appris plein de choses sur ce qui allait marcher et ce qui n’allait pas marcher. Frédéric Mazzella, fondateur de BlaBlaCar, a commencé en effectuant lui-même du covoiturage et en passant énormément de temps avec les premiers membres de son réseau naissant pour bien comprendre ce qui les motivait. Rien ne remplace ces contacts approfondis avec les premiers clients d’un projet entrepreneurial car ils apportent une information qu’aucune étude de marché ne révélerait jamais, et il ne faut pas hésiter à y investir énormément de temps et d’énergie, et éviter absolument de le sous-traiter.

Attention, cela ne signifie pas, comme on le voit parfois, qu’il faut considérer qu’un projet d’innovation ne peut être mesuré, qu’on peut le laisser se développer sans lui imposer de résultats. Cela signifie simplement qu’il se mesure de manière différente. En l’occurrence, on surveillera principalement l’acquisition de nouvelles parties prenantes, évaluées en fonction de la nature du projet (dans le cas de AirBnB, les parties prenantes critiques étaient les offreurs d’appartement).
On comprend mieux pourquoi la phase initiale d’un projet est longue, et pourquoi elle ne produit pas vraiment de chiffre d’affaires pendant un certain temps. La progression est essentiellement qualitative : très peu de clients, mais un affinage de l’offre sur la base de l’expérience avec les premiers clients. Essayer de la raccourcir, c’est bâtir le projet sur du sable.

C’est l’une des raisons de l’échec des projets d’innovation des grandes entreprises : ayant besoin de générer un chiffre d’affaire important pour contribuer à leur croissance, celles-ci auront tendance à pousser l’innovation en donnant au projet des objectifs très ambitieux pour atteindre la vitesse de croisière le plus vite possible. C’est oublier que la première phase est une phase de construction sociale qui se développe de manière organique, et plus les objectifs seront ambitieux, plus les responsables du projet auront tendance à brûler les étapes pour aller plus vite à l’échec final.

Au final, un projet d’innovation doit démarrer lentement, en étant, pour reprendre l’expression de Clayton Christensen, patient pour le chiffre d’affaires, mais impatient pour le bénéfice : la viabilité du projet, c’est à dire la capacité à montrer que ce qu’il offre intéresse des gens qui sont prêts à payer pour cela, importe plus que la croissance de ce nombre de gens dans la phase initiale. C’est seulement après, lorsque les différents éléments du modèle d’affaire auront été déterminés et que l’acquisition de parties prenantes prend de l’ampleur, que les feux peuvent être poussés.

Cet article est inspiré de l’excellent article de Paul Graham (Y Combinator) ici et de la vidéo d’Oussama Amar (Koudetat) qui en est tirée ici. Pour en savoir plus sur l’effectuation, voir mon article introductif ici.


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  • A mon avis, c’est moins une question de taille que de compréhension par le management de la nature de l’innovation. Il y a beaucoup trop de managers qui ne veulent pas connaître la nature profonde des projets innovants de leur entreprise, et se fonderont exclusivement sur des ratios et des feuilles de tableur pour décider de leur arrêt ou de leur poursuite, attitude totalement contre-productive pour l’innovation.

  • Très intéressant article. Pour simplifier benoitement : l’innovation se mesure, ccomme la competitivité, sur deux dimensions : la quantitative et la qualitative.

  • Une des raisons des échecs est aussi l’énorme pression mise par les Directions pour faire des promesses aux actionnaires ( pour faire monter la valeur de leurs stock options). Ceci conduit à ne pas vouloir entendre un discours réaliste. Les experts sérieux sont mis sur la touche car l’on préfère écouter les  » communicants  » . La financiarisation de l’économie a fait augmenter la valeur des actifs ( excès de liquidités à cause de la FED) et donc les objectifs de profitabilité.Pour atteindre ceux -ci il faut couper les dépenses ( plans sociaux et baisse du R et D), ce qui bien sûr fait baisser la croissance.

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