Corée du Sud : l’émergence économique ne fait pas le bonheur

L’alliance de la prospérité et de la liberté d’expression ne suffit pas à faire le bonheur des Coréens du Sud si on en juge par des indicateurs sociaux extrêmement troublants.

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Séoul vu de nuit (Crédits Koshy Koshy, licence Creative Commons)

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Corée du Sud : l’émergence économique ne fait pas le bonheur

Publié le 14 avril 2014
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Par Guy Sorman, depuis Séoul, Corée du Sud.

seoul

L’épopée de la Corée du Sud est un modèle inégalé de succès économique, politique et culturel. Nation ravagée par la guerre, économie en cendres, coupée en deux depuis 1945, sous la menace constante de dictateurs délirants au Nord, dans l’ombre d’une Chine impériale et d’un Japon nationaliste, les Sud-Coréens, contre toute attente, ont reconstruit la douzième économie au monde par habitant. Mieux encore, ils y sont parvenus en se fiant aux institutions occidentales qui, jusque dans les années soixante, avaient fait leur preuve en Europe plus qu’en Asie : le capitalisme et la démocratie.

Au rebours des Chinois qui ont sacrifié toute liberté, écrasé leurs paysans et ravagé leur civilisation, les Sud-Coréens n’ont cessé, chez eux, d’améliorer les droits de l’homme et plus encore ceux des femmes ; ils n’ont jamais rompu avec leur civilisation singulière, où se mêlent, sans conflits majeurs, la culture chamanique, la philosophie confucianiste, le Bouddhisme, le Protestantisme et le Catholicisme. Ainsi en Corée du Sud, tout est enraciné dans les traditions les plus lointaines, et en même temps la passion du neuf place le pays au premier rang de l’innovation parmi les pays émergents. Si l’on prend comme unité de mesure fiable, le nombre de brevets déposés au niveau mondial, la Corée du Sud se classe loin devant la Chine, la Russie et l’Inde. Ajoutons que la ville de Séoul embellit d’une année sur l’autre, que l’on y trouve les meilleurs musées et galeries d’Asie, les artistes les plus créatifs et le ciel le plus pur.

L’émergence économique pour adopter ce vocable à la mode et, de surcroît, la démocratie sont donc à la portée de toutes les civilisations : voici un message réconfortant à inscrire dans les annales de la pensée socio-économique. Et pour autant, cette alliance de la prospérité relative et de la liberté d’expression ne suffit pas à faire le bonheur des Coréens du Sud (ceux du Nord survivent dans un camp de concentration à l’échelle du pays entier) si on en juge par des indicateurs sociaux extrêmement troublants. De tous les pays développés, membres du club de l’OCDE, c’est en Corée du Sud que l’on compte le plus grand nombre de suicides et de divorces, le plus faible nombre d’enfants par couple et la proportion la plus basse de femmes au travail. Le développement à marche forcée a induit, chez les hommes en particulier, des contraintes psychologiques insupportables : bien des étudiants se suicident quand il n’entrent pas dans les meilleures universités et bien des salariés préfèrent les heures supplémentaires à leur vie familiale. Les personnes âgées aussi sont particulièrement enclines au suicide parce que devenues improductives dans une société productiviste, délaissées par leurs enfants épris de leur propre réussite, appauvries par l’indifférence d’un État providence plutôt pingre. Les jeunes femmes, fussent-elles diplômées, se voient rarement confier des responsabilités économiques et, dès leur premier enfant, elles restent confinées chez elles (plus encore qu’au Japon), tant les crèches et autres modes de garde sont rares et chers. On comprend qu’elles ne soient pas tentées d’en engendrer un deuxième. Dans cette Corée qui, de tradition, fut le pays le plus confucianiste en Asie, il ne reste du Confucianisme que ses aspects les plus négatifs : les hommes dominent toujours, les femmes restent minorées, tandis que les vieux parents, naguère honorés, sont désormais oubliés.

De ces véritables pathologies sociales, n’en concluons pas qu’il vaudrait mieux renoncer au développement et à la démocratie : il reste préférable d’être Coréen du Sud que du Nord et d’habiter Séoul que Pyongyang ou Pékin. Mais plaquer les institutions occidentales, en une génération, sur une civilisation orientale, conduit inévitablement à des ajustements douloureux.

Douloureux pour les femmes surtout. Partout dans le monde, riche ou pauvre, autoritaire ou libéral, le statut des femmes est certainement le critère le plus juste de l’état réel d’une société : la place accordée aux femmes détermine l’avenir économique des nations par leur force de travail, leur créativité et leur fertilité qui condamne ou non ces nations à la sénescence. Ce critère-là reste à formuler et à quantifier : il serait plus significatif que la quête, à la mode (chez Joseph Stiglitz, par exemple), d’un Bonheur national brut qui se substituerait à la Production intérieure brute.

À Séoul, on m’a objecté que tout allait changer puisque la Présidente de la République est une femme, Madame Park Geun-hye, dont le père fut le dictateur de la Corée du Sud de 1962 à 1979. Certes, mais les femmes de pouvoir font souvent passer l’exercice de leur autorité avant leur féminité. On espérera plus de progrès grâce à la première ministre de la famille et de la condition féminine jamais désignée par un gouvernement sud-coréen, Cho Yoo-Sun : elle évoque avec audace ces pathologies sociales. Ces pathologies sont désormais débattues publiquement par une jeunesse éduquée pour qui travailler soixante heures par semaine chez Samsung ou Hyundai n’est plus nécessairement le meilleur avenir souhaitable. Parions que la Corée du Sud nous surprendra encore quand ces Coréens travailleront moins et que les Coréennes travailleront plus.


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  • Quand je suis allé à Séoul, j’ai été frappé par 3 choses :
    – les monades urbaines « employés de l’aéroport », « Hyundai », « Samsung », …
    – l’attrait des femmes pour le christianisme, « parce qu’il permet que la femme ne soit pas la servante de la belle-famille »,
    – l’omniprésence des stéréotypes de la « culture » occidentale : plus de Pizza Huts et de Starbucks que partout ailleurs dans le monde, que des blondes aux vitrines des coiffeurs, etc. Par contre, les présentateurs télé semblent sortis des années 50, courbette comprise, et dans les conférences, l’orateur commence aussi son speech par la courbette au bord de l’estrade. Ces gens ont une évolution culturelle où ils sont en contradiction permanente avec eux-mêmes.

  • « appauvries par l’indifférence d’un État providence plutôt pingre »

    Au bucher !

  • ils n’ont pas encore fait leur mai 68, quoi…

  • Est ce qu’il n’ a pas quand meme une certaine tendance culturelle au suicide en Corée ou au Japon indépendamment de leur bien être économique?

    • Au japon, indéniablement. Surement le seul pays au monde qui possède un rituel codifié et millénaire pour le suicide, par ailleurs extrêmement valorisé socialement jusqu’à au moins le milieu du 20ème (en fait deux rituels, les femmes devant se trancher la gorge plutôt que s’ouvrir le bide si je dis pas de conneries…).

      Pour la Corée, je ne sais pas.

    • Sans doute est-ce la marque d’un « faux » individualisme.
      Je suis individualiste par ce que les autres le sont, mais je reste ignorant de pourquoi, ignorant de moi.

  • bonjour
    Petit stat intéressante sur les morts violentes dans le monde (2000)
    http://www.ined.fr/fichier/t_publication/530/publi_pdf1_pop_et_soc_francais_395.pdf

  • que faut-il penser d’un tel article quand on connait la perspicacité de sorman sur la chine ?

     » le statut des femmes est certainement l’indicateur le plus juste de l’état réelle d’une société  »

    comme en arabie saoudite par exemple ?

  • Les femmes à la maison, ce n’est pas nécessairement un problème, non ?
    Qui a le pouvoir de décider de cela, une élite plus ou moins auto-désignée, les « politiques » ou les gens eux mêmes ?
    Qu’on arrête un peu le constructivisme à tout crin y compris chez les libéraux et on respirera mieux. Si les gens veulent être racistes, sexistes, et vivre cloitrés dans une cabane au fond des bois, ça ne regarde qu’eux pourvu qu’ils ne cherchent pas à l’imposer par la violence.
    Le lavage de cerveau des hommes et femmes sur ce qu’ils devraient être, et ne sont pas, le tout financé par leurs impôts et mené par l’Etat et ses affidés était pour Jefferson le crime le plus abjecte qu’un gouvernement puisse commettre, le signe qui ne trompe pas de la tyrannie.

    • Thomas Jefferson (1743-1826), troisième président des Etats-Unis :
      « Cette malheureuse race que nous avons eu tant de mal à sauver et à civiliser, s’est, de façon inattendue, rebellée et livrée à des actes barbares. Ce faisant, elle a justifiée son extermination et attend à présent que nous décidions de son destin. »
      Ce monsieur était un expert en crime gouvernemental abject (sans e).

    • « Si les gens veulent être racistes, sexistes, et vivre cloîtrés dans une cabane au fond des bois, ça ne regarde qu’eux pourvu qu’ils ne cherchent pas à l’imposer par la violence. »

      Je pensais la même chose autrefois.
      Puis j’ai compris que le problème était beaucoup plus complexe :

      Les racistes imposeront par la violence POLITIQUE (le vote) une inégalité de traitement entre les blancs et les noirs.
      Les sexistes imposeront la violence POLITIQUE (le vote) une inégalité de traitement entre les hommes et les femmes.

      Avec une population majoritairement raciste et sexiste, arrive fatalement un moment où une minorité d’individus perdent leurs droits fondamentaux.

      On ne peut pas avoir d’Etat libéral si la majorité de la population ne considère pas que « Tous les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »

      • Petit problème dans ce joli discours.
        Ils sont où les droits des racistes, des sexistes ? Vous décidez qu’ils n’en n’ont pas ? Aujourd’hui parce que vous êtes majoritaires vous le faite, mais vous ne voudriez pas quand quand ils seront (si ça arrive un jour) il vous imposent leur façon de voire.
        C’est pas un peu du « deux poids, deux mesures » ?

        La liberté est ou n’est pas. Pas moyen de la morceler, de la rendre « conditionnelle » sans la tuer.
        Tant qu’il n’y a pas violence physique ou menace de violence physique, les gens peuvent bien faire et penser ce qu’ils veulent. C’est la SEULE condition qui rende possible MA liberté de faire et de penser ce que je veux. Et ça, j’y tiens, à MA LIBERTE.

        • Je suis libéral. Je ne m’oppose nullement aux droits-libertés des racistes et des sexistes. Je suis contre toute atteinte à la liberté d’expression et contre toute interdiction légale de la discrimination privée : Un frontiste a le droit de tenir des propos racistes sur sa propriété ou celle d’un hôte consentant, un restaurateur chinois à le droit de n’embaucher que des asiatiques, une agence de mannequin a le droit de discriminer des obèses, une boîte de nuit chic à la droit de discriminer des « banlieusards. »

          Mon unique propos est qu’il est UTOPIQUE de croire que l’égalité des droits entre les blancs et les noirs, entre les hommes et les femmes, PEUT SE MAINTENIR si la majorité de la population est convaincue que les noirs et les femmes sont des êtres inférieurs.

          • Permettez moi de vous dire que vous n’êtes pas cohérent avec vos idées libérales; en quoi un restaurateur chinois aurait le droit d’embaucher prioritairement un chinois ? C’est une atteinte à la concurrence libre et non faussée.
            Dans ce cas, autant appliquer directement la préférence nationale existant aux USA.

            • Non, c’est l’exercice de la liberté individuelle. La base du libéralisme quoi.
              L’État s’il existe ne doit pas traiter les individus différemment, donc pas de quotas. Par contre les individus (ou les entreprises) peuvent discriminer autant qu’ils le veulent. S’ils le font pour de mauvaises raisons, cela leur coutera cher, il seront donc punis par le marché (comme pour le racisme : si je ne veux pas employer de chinois, ou de noirs ou de… je me prive de bons employés, fait monter le prix des autres et finis par payer plus pour avoir sans doute moins bien.)

            • Franz a bien évidemment raison, la concurrence libre et non fossé signifie qu’aucune barrière réglementaire ou fiscal n’empêche l’entrée sur le marché, en suite le consommateur est libre de choisir selon ces propres critères.

              D’un point de vue libéral un employeur possède effectivement le droit de choisir ces e:mployés selon ces propres critères librement, y compris l’origine.

              •  » la concurence libre et non fossé  »

                il s’agit surement du fossé qui sert de no man’s land entre la corée du nord et la corée du sud …

    • « Qu’on arrête un peu le constructivisme à tout crin »

      Qu’on arrête un peu de voir de l’étatisme et du constructivisme là où il n’y a qu’une volonté de persuader autrui par des moyens pacifiques de l’égale valeur des hommes et des femmes.

      • Construire une nouvelle façon de voir les choses (pensez vous, parce que je ne sais pas trop qui croit vraiment qu’il y a infériorité substantielle entre hommes et femmes… ) c’est par définition du constructivisme.

        Pour l’Etatisme, demander « au gouvernement » d’agir pour les femmes, qu’est-ce donc, si ce n’est pas de l’Étatisme de la plus belle eau ?

        •  » demander « au gouvernement » d’agir pour les femmes  »

          Justement, ce que vous avez du mal à comprendre, c’est que vouloir persuader la population qu’une femme peut souhaiter autre chose qu’être une femme au foyer, ne signifie pas FORCEMENT vouloir demander à l’Etat d’agir pour les femmes.

          La persuasion peut se faire par des moyens PACIFIQUES (pétitions, boycotts.)

          Concernant le mot « constructivisme », le seul constructivisme qui pose problème c’est celui qui veut imposer ses idées par la coercition étatique plutôt que sur une base volontaire.

          • En France, plus de 80% des mères de 2 enfants (quand le cadet a plus de 3 ans) travaillent.

            Pourquoi ?

            Parce que : allocs + garde d’enfant relativement pas chère + Maternelle gratuite dès 3 ans + les pères ont envie d’être pères, et pas seulement gagne pains.

            Quand je reçois mon virement de la CNAF, je l’AIIIIIME mon bon gros Etat.

            • Bon commentaire. Vous jettez un pavé dans la marre. Certains libéraux ne se rendent pas compte que le libéralisme économique mène a une distribution asymétrique des tâches homme/femme selon les aptitules et les contraintes économique imposées pas la nécessité de se reproduire. Et que seule une redistribution de richesse et un certain constructivisme étatique permet de rétablir une forme de parité de fait entre les hommes et les femmes. Certains libéraux l’assument mais il ne faut pas s’étonner que le libéralisme soit très peu représenté chez les femmes…

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